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  • Icônes et art

    L’exposition en cours à la Villa Empain, « Icônes », donne à voir et à réfléchir. On y montre des icônes anciennes (Europe, Russie), des œuvres du XIXe et du XXe où l’artiste « explore la composition frontale et sans profondeur » qui caractérise l’icône, et « l’utilisation que font les artistes contemporains du langage iconographique » (Site de la Villa Empain). De la peinture religieuse à la fabrication d’images, ce parcours invite à s’interroger sur les rapports entre icônes et art.

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    © Pierre et Gilles, La Madone au cœur blessé – Lio (détail), 1991 – Pinault Collection

    La madone de Pierre & Gilles, une photographie peinte contrecollée sur aluminium (1991) présentée dans une niche à l’entrée du grand hall, en donne le ton : « Lio devient, dans son épais cadre doré, une Madone au cœur blessé, visage fragile et douloureux à l’impassibilité de cire et avec tout l’appareil d’une Vierge latine, assurément une icône que l’on verrait vénérée à la lumière des cierges » écrit Henri Loyrette, commissaire de l’exposition, dans l’introduction du guide offert aux visiteurs (source des citations, sauf mention contraire).

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    © Duane Hanson, Window Washer, 1984,
    bronze polychromé et matériaux mixtes, Avec l'autorisation de la Gagosian Gallery, New York

    Un rideau de pluie s’abat sur le jardin derrière le Laveur de vitres de Duane Hanson, sculpteur hyperréaliste : ses personnages « à taille humaine » sont moulés sur des modèles et habillés de vêtements de récupération. « Mon travail traite de gens qui vivent dans un désespoir silencieux. » Ouvriers ou sans-abri modelés deviennent-ils pour autant « de nouvelles icônes de notre modernité » ? N’est-ce pas confondre représentation et spiritualité ?

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    © Yan Pei-Ming, Deng Xiaoping, 2021

    Les œuvres exposées dans les salons de part et d’autre accentuent l’impression de « postmodernité ». A gauche, un immense portrait de Deng Xiaoping par Yan Pei-Ming en guise d’hommage. A droite Wim Delvoye, « connu pour son humour », s’est amusé à placer un vitrail dans un but et de revêtir des images, détournées d’un clip, d’ornements ouvragés à la manière des icônes byzantines ornées d’or ou d’argent. Commentant le refus d’exposer ce « clin d’œil aux icônes » essuyé à Moscou, Delvoye s’étonne : « pour une fois », dit-il, il n’y avait aucune ironie dans son travail.

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    © Annette Messager, Icone, 2013,
    Avec l'autorisation de l’artiste et de la Marian Goodman Gallery, NY/Paris/Londres

    Dans l’escalier, Icone (sans accent) d’Annette Messager, en fil de fer et filet noir, dénonce la cruauté des stéréotypes sexistes par les déchirures, la chute – des lambeaux. Impression forte de noirceur. A l’opposé des icônes véritables exposées à l’étage, lumineuses. Impressionnante, La Sainte Face du Christ sur le voile de Véronique (1649), une gravure sur cuivre de Claude Mellan, considérée comme son chef-d’œuvre,  a été « réalisée en un seul sillon creusé en spirale, dont les épaississements créent l’image ». Non loin sont accrochées des œuvres de Sarkis (Sarkis Zabunyan), un artiste plasticien d’origine arménienne très présent dans l’exposition.

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    Claude Mellan (1598-1688), Sainte Face du Christ sur le voile de Véronique, 1649,
    gravure sur papier, The Phoebus Collection, Anvers

    Des citations sont inscrites sur les murs, comme celle-ci : « Ce que le livre est aux gens instruits, l’image l’est pour les analphabètes ; et ce que la parole est à l’ouïe, l’image l’est à la vue » (Jean de Damas dans son discours « Défense des icônes », quand apparaît l’iconoclasme au VIIIe siècle). La pièce suivante présente des icônes religieuses anciennes de toute beauté, de « Paraskeva », patronne des femmes, à « Déisis » où le Christ est représenté entre la Vierge Marie et Saint Jean-Baptiste.

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    Paraskeva, XVIe siècle, tempera sur bois, collection privée, Bruxelles

    Puis l’on passe aux artistes des XIXe et XXe siècles qui ont repris à l’icône la frontalité des visages, le refus de l’accessoire et « toujours quelque trace du sacré ». Dans l’ancienne salle de bain bleue de la Villa Empain, deux beaux petits dessins au crayon et à la gouache, Christ au brin de bruyère et Madone aux deux hermines, prêtés par le musée des Beaux-Arts de Quimper, m’ont fait découvrir la peinture mystique et décorative de Charles Filiger.

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    © Charles Filiger, Madone aux hermines, vers 1903,
    crayon et gouache sur papier, Musée des Beaux-Arts de Quimper

    Le Portrait de Max Elskamp (1884) par Henry Van de Velde le représente « telle une figure solaire ou christique ». Elskamp, poète flamand d’expression française, célébrait une Flandre « heureuse, animée par la piété ». Dans la même chambre, « La dame blanche » d’Octave Landuyt, peintre gantois, est plutôt inquiétante avec ses figures figées. Les deux hommes devant cette dame sont-ils de bons ou de mauvais anges ?

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    © Titus Kaphar, Created in his Likeness, 2020, peinture à l’huile et goudron sur toile,
    Fondation CommA, avec l’autorisation de la galerie Maruani Mercier, Bruxelles

    J’en resterai là bien que le parcours, très divers, ne soit pas terminé. Parmi les œuvres contemporaines (voir la liste des artistes sur le site de la Villa Empain), une salle rassemble plusieurs œuvres de la série « IKON » de Sarkis, dont un étonnant « Retable » en vitrail et leds. J’ai trouvé très interpellante la peinture à l’huile et au goudron de Titus Kaphar, « Created in his Likeness » (Créé à son image, 2020), ouverte à de multiples interprétations. Une exposition à voir jusqu’au 24 octobre.

  • Peindre l'âme russe

    L’exposition Ilya Répine va bientôt s’achever à Paris. Elle aura mieux fait connaître en France l’œuvre du grand peintre russe. Pour Stéphanie Cantarutti, conservatrice en chef du Petit Palais et commissaire de l’exposition interrogée dans le hors-série de Beaux Arts Magazine, celle-ci ne peut que passionner « ceux qui aiment Tolstoï ou Tourgueniev ou les Ambulants, incarnation d’une certaine idée de l’âme russe ».

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    A l'entrée de la maison-musée de Repino (en 2005),
    copie de l'autoportrait de Répine peint en Italie, à 43 ans (1887, Galerie Tretiakov) 

    En 2005, j’ai eu le plaisir de visiter la belle maison-musée du peintre, à une cinquantaine de kilomètres au nord de Saint-Pétersbourg : Ilya Répine (né dans l’actuelle Ukraine en 1844) a vécu là jusqu’à sa mort en 1930. La ville de Kuokkala, finlandaise jusqu’à la seconde guerre mondiale, ensuite soviétique, a été rebaptisée Repino en 1948 en l’honneur de ce grand artiste.

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    La maison-musée de Répine, Les Pénates (Repino, 2005)

    La maison en bois que le peintre a fait construire au début du XXe siècle, « Les Pénates », est surmontée de toits de verre étonnamment pointus, à la fois pour la lumière et pour empêcher que la neige s’y accumule. Dans cette toiture complexe, on remarque même une fenêtre en forme de fer à cheval. C’est une demeure chaleureuse, pleine des objets familiers, de photos et de toiles, entourée d’un parc paysager. Dans chaque pièce, on avait posé des bouquets de fleurs des champs.

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    La table de la salle à manger où l'on ne servait que des plats végétariens,
    sous l'influence de Tolstoï (Repino, 2005)

    Les fenêtres de l’atelier donnent sur des arbres, j’en garde le souvenir d’une pièce inspirante. L’autre clou de la visite est la salle à manger où Répine et sa femme recevaient leurs invités autour d’une grande table ronde. Pas de domestiques, par principe. Les assiettes étaient disposées autour d’un plateau central surélevé et tournant, ainsi chacun pouvait respecter la règle de n’être servi par personne d’autre que soi-même. Pour celui qui y dérogeait, la sanction consistait à monter sur une petite tribune d’où il devait prononcer un discours !

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    Ilya Répine, Les Haleurs de la Volga, 1870-1873, huile sur toile, Saint-Pétersbourg, Musée russe

    A propos des Haleurs de la Volga, son premier tableau célèbre, on peut lire sur Russia beyond : « Ce n’était pas une masse grise insignifiante : chaque personnage avait son attitude, son caractère, son existence propre. Les hommes, dans leur effort commun, formaient un groupe qui marchait vers le spectateur comme pour briser les frontières de l’espace. Le tableau, envoyé en 1873 à l’Exposition universelle de Vienne, y a décroché une médaille d’or. »

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    Ilya Répine, Quelle liberté !, 1903, Saint-Pétersbourg, Musée russe

    L’art d’Ilya Répine est réaliste, sans académisme. Au Musée russe de Saint-Pétersbourg, j’ai admiré ses fameux Haleurs (anciennement Les Bateliers de la Volga). Et aussi Quelle liberté ! (1903, intitulé « Quel espace ! » dans le catalogue du musée), un joyeux couple d’étudiants dansant dans les vagues, une scène à laquelle un critique avait reproché alors son manque de réalisme, le jugeant plutôt allégorique.

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    Ilya Répine, 17 octobre 1905, 183 x 2323 cm, Saint-Pétersbourg, Musée russe
    (manifestation populaire qui fête la promulgation d'une nouvelle Constitution démocratique)

    En plus des sujets historiques et religieux, Répine a peint le peuple russe dans sa vie quotidienne, dans la pauvreté comme dans la fierté, d’où son surnom de peintre de « l’âme russe ». Né à l’époque romantique, ce concept a été « porté par le grand élan universaliste et spiritualiste qui souleva alors toute l’Europe » (Alain Vircondelet, Peindre l’âme russe). Ecrivains, musiciens et peintres cherchent alors à exprimer l’identité et la spécificité de la  Russie.

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    Ilya Répine, Libellule (sa fille Vera à 12 ans), 1884, Galerie Tretiakov, Moscou
    Ilya Répine, Nadia Repina, 1881, Musée Raditchev, Saratov
    Ilya Répine, Youri enfant, 1882, Galerie Tretiakov, Moscou

    Ilya Répine est un remarquable portraitiste, un « stakhanoviste du portrait », écrit même Rafael Pic dans le hors série : il a renouvelé le genre en Russie. S’il a représenté ses proches dans des poses libres – ses filles Véra (Libellule, 1884) et Nadia (en rose et blanc, 1881), son fils Youri assis dans les plis d’un tapis (l’affiche de l’expo parisienne, 1882) –, il a peint des gens de tous les milieux, de nombreux compositeurs, dont Moussorgski juste avant sa mort, des écrivains, des grands personnages de son temps.

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    Ilya Répine, Léon Tolstoï labourant, 1887, Moscou, galerie Trétiakov

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    Ilya Répine, Léon Tolstoï au repos dans la forêt, 1891, Moscou, galerie Trétiakov

    Son amitié de trente ans avec Tolstoï, que Répine a rencontré en 1880 (il avait 36 ans, Tolstoï 52), nous vaut les nombreux et magnifiques portraits de l’écrivain de Iasnaïa Poliana. Il rend la puissance de son regard, la fougue de ce prophète à longue barbe qui porte secours aux affamés, marche pieds nus dans la forêt, laboure lui-même avec deux chevaux… « Répine a contribué, plus que tout autre peintre, à fixer la légende tolstoïenne. » (Rafael Pic)

  • Roman d'une famille

    Prix du Livre allemand 2011, Quand la lumière décline d’Eugen Ruge (traduit de l’allemand par Pierre Deshusses) est sous-titré « Roman d’une famille ». Un arbre généalogique permet de situer ses personnages principaux sur quatre générations de la famille Umnitzer : de Charlotte, divorcée du professeur Umnitzer et mariée avec Wilhelm Powileit, à son fils Kurt, son petit-fils Alexander et son arrière-petit-fils Markus. Leur histoire se déroule entre le Mexique, la Russie et la RDA puis l’Allemagne, durant la seconde moitié du XXe siècle.

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    « Le buffet est ouvert », image du film In Zeiten des abnehmenden Lichts
    © Hannes-Hubach_X-Verleih-AG-1005x555.jpg (source)

    Ce roman à plusieurs voix s’ouvre et se termine avec Alexander en 2001 : le petit-fils de Charlotte se rend à Neuendorf chez son père. Atteint de la maladie d’Alzheimer, à près de quatre-vingts ans, Kurt ne répond plus que par « oui » et n’en fait qu’à sa tête. Il ne réagit pas quand Sacha (toute la famille appelle Alexander par son prénom russe familier) lui annonce qu’il a passé quatre semaines à l’hôpital. Inutile donc de lui communiquer le verdict : « pas opérable ». Avant leur promenade, Alexander se rend dans le bureau de son père : il a des choses à y prendre, d’autres à brûler.

    En 1952, Charlotte, sa grand-mère, vivait encore au Mexique. Communiste, comme Wilhelm, elle a été remplacée au poste de directrice en chef du Demokratische Post et s’interroge sur son avenir, quand une lettre leur arrive de la RDA, avec leurs visas pour rentrer au pays. De nouvelles fonctions les attendent dans un Institut de l’Académie des Sciences. Après le retour en bateau, dans le train pour Berlin, Charlotte observe comme Wilhelm revit, enchanté de reparler l’allemand, alors qu’elle s’inquiète de ce qui les attend en réalité.

    Le 1er octobre 1989 est la date qui revient le plus souvent dans le roman, dans six chapitres sur vingt, et chaque fois centrée sur un autre personnage : Irina, la femme russe de Kurt ; sa propre mère venue la rejoindre, Nadejda Ivanovna ; puis Wilhelm, Markus, Kurt, Charlotte. C’est une journée particulière, on y fête les 90 ans de Wilhelm dans un mélange d’excitation, d’ennui, de tensions diverses. Irina, la mère de Sacha, vient d’apprendre qu’il est passé à l’Ouest. A Charlotte et Wilhelm, elle dira simplement qu’il est malade.

    L’adaptation cinématographique de Quand la lumière décline (2017, par Matti Geschonnec) ne reprend qu’une partie du roman : cette journée d’anniversaire de Wilhelm Powileit, rôle interprété par Bruno Ganz. « Comme le livre, le film raconte l’histoire de la destruction d’une famille comme symbole du déclin du socialisme en RDA » dans une « imbrication étroite du personnel et du politique. » (Wikipedia)

    Eugen Ruge nous fait entrer dans ce cercle familial de manière très concrète, avec plein de détails de la vie quotidienne – nourriture (« l’oie à la bourguignonne » d’Irina pour Noël), habitudes, vêtements, habitation, objets – et en même temps, des pensées ou des dialogues qui révèlent leurs préoccupations, les difficultés des relations entre les personnages. Leur mode de vie témoigne aussi de la situation politique du moment. Leurs souvenirs permettent de comprendre peu à peu la particularité de chacune de leurs destinées. On découvre de plus près la manière dont on vivait en Allemagne de l’Est.

    Alexander-Sacha est le personnage qu’on imagine le plus proche de l’auteur. Eugen Ruge, né en 1954 en Union soviétique, est le fils de l’historien marxiste de la RDA Wolfgang Ruge, qui a été déporté par les dirigeants soviétiques dans un camp sibérien ; sa mère est russe. L’auteur est aussi traducteur (notamment de Tchekhov). Alexander a retenu cette phrase que sa mère lui a dite quand il était enfant : « Quand on vieillit, le temps passe plus vite. » En 2001, malgré son système immunitaire mal en point, il prend l’avion pour Mexico, décidé à aller sur les traces de sa grand-mère Charlotte.

    Merci à Christian Wery d’avoir attiré mon attention sur ce grand roman qui m’a passionnée. Je le cite : « Le roman de Eugen Ruge peut sembler cruel, mais ce n'est pas l’impression principale que l’on retient, sans doute à cause d'une bienveillante humanité qui sourit derrière les mots. » Il a aussi présenté récemment sur Marque-pages Le Metropol d’Eugen Ruge, traduit en français l’an dernier.

    La construction non chronologique perturbe un peu au début, mais la multiplication des points de vue qui résulte des changements de narrateur fascine : les mêmes faits apparaissent sous des angles différents, révélant les caractères des uns et des autres. Les femmes jouent un rôle crucial dans Quand la lumière décline, les personnages échappent aux stéréotypes. La Chute du Mur de Berlin transforme les modes de vie. De génération en génération, on voit l’idéalisme politique s’affaiblir, les choix personnels l’emporter sur la vision sociale.

  • Chez les Demoiselles

    Sans rien savoir d’Anne-Gaëlle Huon, j’ai mis la main sur Les Demoiselles à la bibliothèque. D’une lecture à l’autre, surtout en cette période peut-être, j’aime changer d’univers, alterner profondeur et légèreté, réflexion et divertissement. Les premiers titres de cette romancière (°1984) misent sur la sympathie : Le bonheur n’a pas de rides, Même les méchants rêvent d’amour. Elle vient de prolonger Les Demoiselles dans Ce que les étoiles doivent à la nuit.

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    L’espadrille Don Quichosse © Marie Montibert (source : Guide du pays basque)

    Ici Rosa, la narratrice, vit à Mauléon (Mauléon-Licharre, capitale de l’espadrille en pays basque) et s’adresse à celle dont elle vient de découvrir la photo dans le journal : « Liz Clairemont, la chef préférée des Français ! » : « La dernière fois que je t’avais vue, c’était devant la maison des Demoiselles. Tu avais quatre ans et un ours en peluche dans les bras. »

    Flash-back. A quinze ans, Rosa, un peu boiteuse, et sa sœur Alma, seize ans, quittent Fago, le village espagnol des Pyrénées où elles vivent pauvrement chez leur grand-mère, Abuela. Elles ne sont pas les premières, en octobre 1923, à cheminer dans la montagne pour tenter leur chance en France où on appelle ces jeunes filles aux cheveux nattés et habillées de noir les « hirondelles ». Il fait froid, la route est dangereuse, il faut éviter les gendarmes.

    Pascual, qui leur montre par où aller, ne compte pas s’arrêter en France, il veut aller en Argentine. Quand un orage les surprend, ils tâchent de se mettre à l’abri, mais une roche se détache et emporte Alma dans le vide – Rosa hurle et ne peut plus avancer. C’est Pascual qui la porte sur son dos jusqu’à Mauléon, où elle loge chez Carmen, qui a fait ce voyage pour la troisième fois.

    Elle lui a bien indiqué de dire qu’elle a dix-huit ans pour être engagée à l’atelier Guerrero où travaillent des dizaines d’ouvrières. Sancho, le contremaître, petit et bedonnant, l’accepte en grognant, pourvu que Carmen lui montre comment faire. Rosa sera monteuse, comme elle. Les Espagnoles sont payées à la pièce : « huit sous le paquet de cinq douzaines d’espadrilles ».

    A la boulangerie, une vieille dame, l’institutrice, remarque le coup d’œil de Rosa au livre qu’elle tient à la main. Mlle Thérèse lui rappelle Abuela. Elle va lui prêter un abécédaire illustré d’aquarelles, où Rosa apprendra ses premiers mots de français. Au chaton noir qu’elle décide de prendre avec elle, malgré qu’il lui manque une oreille, elle donne le nom de Don Quichotte.

    Mais à l’atelier, le travail est éreintant, sa première paie insuffisante, sous prétexte qu’elle est nouvelle. Difficile de tenir tête à Sancho, toujours à hurler, à harceler Carmen. Rosa la suit un soir dans la nuit et découvre qu’elle se rend chez une avorteuse, Sancho l’a mise enceinte.

    Une jolie Française s’installe un jour à la fabrique près de Rosa, alors qu’en général, Espagnoles et Mauléonaises ne se mélangent pas. Colette, vingt ans, très douée, lui montre comment travailler mieux pour être mieux payée. Elle habite le village voisin, chez Mlle Thérèse. Elle ose répondre au contremaître qui veut leur imposer le silence : « Nous sommes payées à la pièce, monsieur. Mais certainement pas pour nous taire. »

    La belle et joyeuse Colette va devenir la grande amie de Rosa. Quand Carmen, dont la grossesse a continué, l’accuse de lui avoir porté malheur avec son chat du diable et la chasse de la maison, Rosa marche jusqu’à Chéraute, chez l’institutrice, et découvre derrière sa porte une maison comme elle n’en a jamais vu : rideaux de velours, potiches chinoises, lustre à pampilles… Les Demoiselles vivent là dans un décor raffiné : Mlle Thérèse, Colette en peignoir satiné, Véra, grande et brune, plus âgée – une allure de reine – y sont servies par un noir élégant, Lupin. Pour la première fois, Rosa dort seule dans un lit.

    Si vous avez déjà suivi à la télévision un épisode de « Miss Fisher enquête », vous visualisez sans doute les délicieuses tenues rétro de la détective qui sait user de ses charmes. J’ai pensé à cela quand Anne-Gaëlle Huon décrit la garde-robe et le mode de vie des Demoiselles à l’intérieur de leur maison ou quand elles organisent des sorties mondaines. Colette relie ces deux mondes : celui des Demoiselles soupçonnées de mœurs légères et celui des hirondelles qu’elle côtoie à l’atelier.

    En même temps que se déroule la vie de Rosa, qui a un bon coup de crayon et imagine des modèles d’espadrilles bien plus affriolants que le modèle basique, Les Demoiselles dévoilent peu à peu les personnalités de ces femmes sans mari qui connaissent très bien la vie et savent dissimuler leurs blessures. A leur contact, Rosa va prendre de l’assurance. Une histoire où le romanesque se mêle aux réalités sociales, celles du travail et de la condition des femmes au début du vingtième siècle, dans un contexte méconnu et bien rendu.

  • Cabinet d'amateur

    Et voici pour suivre un livre tout mince, quatre-vingts pages environ, publié en 1979 : Un cabinet d’amateur de Georges Perec. Un titre qui titille la curiosité des amateurs d’art. Perec emprunte à Jules Verne un passage de Vingt mille lieues sous les mers pour épigraphe : durant la visite du Nautilus (chapitre XI), le héros découvre la riche bibliothèque du capitaine Nemo et puis un salon où celui-ci a rassemblé ses objets d’art et de curiosité : « Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j’avais admirées dans les collections particulières de l’Europe et aux expositions de peinture. […] »

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    Comme on dit par ailleurs « cabinet de curiosités » pour une pièce ou un meuble destiné à accueillir des « choses rares, nouvelles, singulières » (Wikipedia), on appelle « cabinet d’amateur » la pièce où un collectionneur rassemble ses tableaux, sculptures et autres beaux objets. Commençons à lire Perec : « Un cabinet d’amateur, du peintre américain d’origine allemande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie… »

    Des manifestations culturelles organisées par la communauté allemande y avaient lieu à l’occasion des vingt-cinq ans de l’empereur Guillaume II : ballets, concerts, spectacles et aussi une exposition de peintures, d’avril à octobre, à l’hôtel Bavaria. Cette œuvre du jeune peintre Kürz représente Hermann Raffke, brasseur et mécène, « assis dans son cabinet de collectionneur, devant ceux des tableaux qu’il préfère » : une pièce rectangulaire où trois murs sont couverts de peintures. Cette toile fit le succès de l’exposition. Perec en cite la description dans le catalogue sur plus de quatre pages.

    Les visiteurs étaient fascinés par la reproduction des peintures si bien faite dans le Cabinet d’amateur de Kürz qu’on les reconnaissait clairement et de plus, « merveilleuse surprise », le peintre avait mis « son tableau dans le tableau. » Le charme « quasi magique » de ce jeu de répétitions était encore amplifié par l’aménagement raffiné de la pièce où se trouvait la toile, « aménagée de façon à reconstituer le plus fidèlement possible le cabinet de Hermann Raffke. » (La première édition du roman de Perec portait en sous-titre : Histoire d’un tableau.)

    Le succès fut tel qu’il fallut limiter et le nombre de visiteurs dans cette salle et la durée de leur passage. Peu avant la fin de l’exposition, un visiteur exaspéré par l’attente « fit soudain irruption et projeta contre le tableau le contenu d’une grosse bouteille d’encre de Chine »Ensuite une revue d’art publia un article intitulé « Art and reflection » où après avoir avancé que « Toute œuvre est le miroir d’une autre », l’auteur rappelait l’histoire des cabinets d’amateur, « tradition née à Anvers à la fin du XVIe siècle » et perpétuée jusque vers le milieu du XIXe. Le critique citait une longue liste des plus célèbres peintures du genre.

    « Le matin du jeudi 2 avril 1914, Hermann Raffke fut trouvé mort. » Quelques mois plus tard eut lieu une première vente de sa collection. Commence alors le recensement des œuvres : notice du catalogue, descriptif, mise à prix, déroulement et résultat obtenu. Une seconde vente sera organisée dix ans plus tard. Entre-temps, deux livres étaient parus sur la fameuse collection et la manière dont elle s’était constituée, tableau par tableau. Certains des peintres étaient bien connus (Chardin, Cranach, Vermeer…), d’autres pas.

    Même si l’on est soi-même amateur de peinture, j’avoue m’être lassée des énumérations et de la succession des descriptions, comme si on lisait toutes les notices à la suite l’une de l’autre dans un catalogue. Après un résumé de l’histoire des œuvres, les dernières pages d’Un cabinet d’amateur amènent le lecteur à regarder tout cela d’un tout autre œil (Wikipedia vend la mèche, mieux vaut s’abstenir de consulter l’article avant d’avoir terminé, ce sera bien mieux d’y aller après).

    « Le génial fondateur de l’Oulipo a décliné dans ce roman qui fut son testament littéraire ses thèmes de prédilection : l’original et le reflet, la réalité et l’illusion, l’emprunt, la copie, la modification, la variation, la mise en abîme... » écrit justement Robin Guilloux sur son blog à l’intitulé perecquien (Le chat sur mon épaule).

    C’est un tour de force que ce petit livre bourré de tableaux. En plus de l’érudition dont il fait preuve dans Un cabinet d’amateur, Georges Perec y montre, comme dans La Vie mode d’emploi, un goût phénoménal pour le réalisme dans le rendu du sujet observé, pour l’accumulation aussi (rappelez-vous Les Choses), et, non moins phénoménal, un goût certain pour la mystification.