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Cabinet d'amateur

Et voici pour suivre un livre tout mince, quatre-vingts pages environ, publié en 1979 : Un cabinet d’amateur de Georges Perec. Un titre qui titille la curiosité des amateurs d’art. Perec emprunte à Jules Verne un passage de Vingt mille lieues sous les mers pour épigraphe : durant la visite du Nautilus (chapitre XI), le héros découvre la riche bibliothèque du capitaine Nemo et puis un salon où celui-ci a rassemblé ses objets d’art et de curiosité : « Je vis là des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j’avais admirées dans les collections particulières de l’Europe et aux expositions de peinture. […] »

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Comme on dit par ailleurs « cabinet de curiosités » pour une pièce ou un meuble destiné à accueillir des « choses rares, nouvelles, singulières » (Wikipedia), on appelle « cabinet d’amateur » la pièce où un collectionneur rassemble ses tableaux, sculptures et autres beaux objets. Commençons à lire Perec : « Un cabinet d’amateur, du peintre américain d’origine allemande Heinrich Kürz, fut montré au public pour la première fois en 1913, à Pittsburgh, Pennsylvanie… »

Des manifestations culturelles organisées par la communauté allemande y avaient lieu à l’occasion des vingt-cinq ans de l’empereur Guillaume II : ballets, concerts, spectacles et aussi une exposition de peintures, d’avril à octobre, à l’hôtel Bavaria. Cette œuvre du jeune peintre Kürz représente Hermann Raffke, brasseur et mécène, « assis dans son cabinet de collectionneur, devant ceux des tableaux qu’il préfère » : une pièce rectangulaire où trois murs sont couverts de peintures. Cette toile fit le succès de l’exposition. Perec en cite la description dans le catalogue sur plus de quatre pages.

Les visiteurs étaient fascinés par la reproduction des peintures si bien faite dans le Cabinet d’amateur de Kürz qu’on les reconnaissait clairement et de plus, « merveilleuse surprise », le peintre avait mis « son tableau dans le tableau. » Le charme « quasi magique » de ce jeu de répétitions était encore amplifié par l’aménagement raffiné de la pièce où se trouvait la toile, « aménagée de façon à reconstituer le plus fidèlement possible le cabinet de Hermann Raffke. » (La première édition du roman de Perec portait en sous-titre : Histoire d’un tableau.)

Le succès fut tel qu’il fallut limiter et le nombre de visiteurs dans cette salle et la durée de leur passage. Peu avant la fin de l’exposition, un visiteur exaspéré par l’attente « fit soudain irruption et projeta contre le tableau le contenu d’une grosse bouteille d’encre de Chine »Ensuite une revue d’art publia un article intitulé « Art and reflection » où après avoir avancé que « Toute œuvre est le miroir d’une autre », l’auteur rappelait l’histoire des cabinets d’amateur, « tradition née à Anvers à la fin du XVIe siècle » et perpétuée jusque vers le milieu du XIXe. Le critique citait une longue liste des plus célèbres peintures du genre.

« Le matin du jeudi 2 avril 1914, Hermann Raffke fut trouvé mort. » Quelques mois plus tard eut lieu une première vente de sa collection. Commence alors le recensement des œuvres : notice du catalogue, descriptif, mise à prix, déroulement et résultat obtenu. Une seconde vente sera organisée dix ans plus tard. Entre-temps, deux livres étaient parus sur la fameuse collection et la manière dont elle s’était constituée, tableau par tableau. Certains des peintres étaient bien connus (Chardin, Cranach, Vermeer…), d’autres pas.

Même si l’on est soi-même amateur de peinture, j’avoue m’être lassée des énumérations et de la succession des descriptions, comme si on lisait toutes les notices à la suite l’une de l’autre dans un catalogue. Après un résumé de l’histoire des œuvres, les dernières pages d’Un cabinet d’amateur amènent le lecteur à regarder tout cela d’un tout autre œil (Wikipedia vend la mèche, mieux vaut s’abstenir de consulter l’article avant d’avoir terminé, ce sera bien mieux d’y aller après).

« Le génial fondateur de l’Oulipo a décliné dans ce roman qui fut son testament littéraire ses thèmes de prédilection : l’original et le reflet, la réalité et l’illusion, l’emprunt, la copie, la modification, la variation, la mise en abîme... » écrit justement Robin Guilloux sur son blog à l’intitulé perecquien (Le chat sur mon épaule).

C’est un tour de force que ce petit livre bourré de tableaux. En plus de l’érudition dont il fait preuve dans Un cabinet d’amateur, Georges Perec y montre, comme dans La Vie mode d’emploi, un goût phénoménal pour le réalisme dans le rendu du sujet observé, pour l’accumulation aussi (rappelez-vous Les Choses), et, non moins phénoménal, un goût certain pour la mystification.

Commentaires

  • la litanie chez Perec est à la fois une jubilation et un agacement c'est tout le paradoxe
    je n'ai jamais lu ce livre mais j'ai plutôt l'intention de lire Lieux

  • J'avais beaucoup aimé "Espèces d'espaces", j'irai lire "Lieux" disponible en ligne, tu le sais sans doute, en découvrant un lieu à la fois : https://lieux-georges-perec.seuil.com/

  • 80 pages ce n'est pas très long, pourtant je risque de me lasser moi aussi des énumérations. L'histoire m'intrigue, mais je vais me garder d'aller sur Wikipedia pour le moment.

  • C'est la première fois que je ressens cela en lisant Perec - dans les successions de pages consacrées à des notices, tableau par tableau.

  • Ah la mystification et Pérec; il était habile, curieux, touche- à -tout j' admire!!
    Par exemple la disparition écrit sans E (sans eux, ses parents, disparus dans l'horreur de la Shoah!!
    Je ne connaissais pas ce livre: merci!

  • Même admiration ! J'étais impatiente de découvrir ce texte-ci dont je n'avais pas entendu parler, trop impatiente peut-être.

  • J'ai adoré cette lecture, que j'ai lu comme un pastiche ( grand moment que les extraits de critiques presse ), impressionnée par le réalisme de ce milieu de l'art.

  • Si j'en avais su davantage avant de le lire, je l'aurais probablement appréhendé d'un autre oeil.

  • Oui, la mystification est certaine ! je me suis posée tellement de questions sur ce tableau en lisant le livre de Perec. ! J'avais aimé ce livre bien dans le goût oulipien.

  • C'est pourquoi j'ai mis ton billet en lien, un autre éclairage.

  • Bonjour Tania,
    Lu il y a très longtemps, il me faudrait y replonger. Je vais le faire, tiens !
    Je n'ai pas grand souvenir de mes impressions, en dehors du fait qu'en grand amateur de Perec, celui-ci ne m'a pas déçu, si cela avait été le cas, je pense que cela m'aurait marqué, car tellement inhabituel ;-)
    Enfin, j'aime énormément, et j'y reviens souvent à Espèces d'espaces.
    A bientôt.

  • La part du texte "à la manière d'un catalogue" m'a déroutée. Merci, K.

  • Étonnant, c'est toujours bon d'être étonné(e), c'est l'offrande d'une énergie nouvelle. Une petite découverte à suivre de près, vendredi je vais à la bibliothèque... Douce après midi Tania, à bientôt. brigitte

  • C'est vrai, Brigitte. Bonne fin de journée à toi.

  • Avec plaisir, Adrienne.

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