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Rechercher : octobre

  • Histoire d'un amour

    Lettre à D. – Histoire d’un amour d’André Gorz (1923-2007) pourrait être le pendant masculin de L’année de la pensée magique de Joan Didion, m’étais-je dit avant d’en entamer la lecture, mais les deux livres sont très dissemblables. Le récit de l’Américaine est la chronique d’un après, seule, celui du Français celle d’un avant, ensemble. Après cinquante-huit ans de vie commune, le journaliste, essayiste et philosophe s’interroge : « Pourquoi es-tu si peu présente dans ce que j’ai écrit alors que notre union a été ce qu’il y a de plus important dans ma vie ? » 

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    Pour sa femme de quatre-vingt-deux ans, malade, il décide de « reconstituer » l’histoire de leur amour, « pour comprendre ce que j’ai vécu, ce que nous avons vécu ensemble. » Du quasi coup de foudre pour la belle Anglaise aux cheveux auburn qu’il a invitée à aller danser le 23 octobre 1947 – « Why not » avait-elle répondu – à ce printemps 2006 où il se met à lui écrire.

    C’est une lettre et surtout un retour sur soi, un autoportrait sans complaisance. Gorz se reproche d’avoir faussé l’image de sa femme dans son premier livre, Le Traître, et la dépeint ici telle qu’il l’a connue, pleine d’assurance, cultivée, critique, libre, une véritable complice. Ce qui les a rapprochés au départ, sans doute, c’était « l’expérience de l’insécurité » au point de vue familial et la conviction qui en découlait : « nous n’avions pas dans le monde une place assurée. Nous n’aurons que celle que nous nous ferions. »

    Après quelques mois de vie commune, ils envisagent de se marier : elle le désire, lui est réticent, puis c’est sa mère à lui qui s’interpose. A Lausanne, sa compagne a bientôt un cercle d’amis plus étendu que le sien, fait du théâtre, progresse en français et en peu de temps, gagne plus d’argent que lui : leçons d’anglais, secrétariat « d’une écrivain britannique devenue aveugle ». Lui écrit, jusqu’aux petites heures de la nuit, un « Essai qui devait différencier les rapports individuels avec autrui selon une hiérarchie ontologique ».

    En 1949, Gorz est embauché pour la première fois « avec un salaire normal » à Citoyens du Monde comme « secrétaire du secrétaire » à Paris, ville qu’ils découvrent ensemble, elle et lui. Le soir, il écrit, elle sait que c’est « son besoin premier » : « Ce n’est pas ce qu’il écrit qui est le but premier de l’écrivain. Son besoin premier est d’écrire. Ecrire, c’est-à-dire se faire absent du monde et de lui-même pour, éventuellement, en faire la matière d’élaborations littéraires. » En automne, ils se marient.

    Quand il se retrouve au chômage l’année suivante, elle se débrouille, enchaîne les petits boulots : « Tu étais le roc sur lequel notre couple pouvait se bâtir. » Puis il trouve enfin un travail qui lui corresponde, « la revue de la presse étrangère » pour Paris-Presse où ils ne sont que deux journalistes à « exploiter cette masse d’informations ». Alors elle l’aide pour les publications en anglais – « nous étions complémentaires ». Trente ans à « mettre à jour, étoffer, gérer la documentation », à L’Express et au Nouvel Observateur ensuite (où il signe Michel Bosquet).

    Son premier Essai enfin terminé, Gorz le soumet à Sartre et comprend malgré son accueil que ce texte ne trouvera pas d’éditeur. Mauvaise humeur, fuite en avant : « j’ai commencé à écrire une autocritique dévastatrice, qui allait devenir le début d’un nouveau livre. » D. ne montre « ni trouble ni impatience », elle lui répète : « Ta vie, c’est d’écrire. Alors écris. »

    Dîners, reportages, discussions, travail en commun, et en même temps, « une différenciation croissante de nos images respectives de nous-mêmes ». Il trouve D. plus adulte que lui, elle est de moins en moins intimidée par ses idées et les remet en question. Gorz reconnaît son besoin de « théoriser », son penchant pour « l’esthétique de l’échec et de l’anéantissement ». Il se retrouve devant une alternative : « soit vivre sans toi selon mes principes abstraits, soit me dégager de ces principes pour vivre avec toi ». André Gorz dédie Le Traître « A toi dite Kay qui, en me donnant Toi, m’as donné Je ».

    Lettre à D. (D. pour Dorine), c’est l’écriture d’une prise de conscience, d’un bilan personnel, et surtout l’expression de sa reconnaissance envers celle qu’il aime et qui lui a tant donné. Devant la maladie qui risque de les séparer, le voilà prêt enfin à vivre cette résolution prise il y a longtemps mais peu tenue : « vivre de plain-pied dans le présent, attentif avant tout à la richesse qu’est notre vie commune ». Le couple s’est suicidé en septembre 2007.

  • Rassenfosse à la W.

    La Bibliotheca Wittockiana, près du parc de Woluwe, attire les amoureux des beaux livres. L’exposition « Rassenfosse ou l’Esthétique du Livre », offre une excellente occasion de pousser la porte du Musée de la Reliure et des Arts du livre (l’histoire de ce musée unique en son genre est racontée sur son site). La Fondation Roi Baudouin, qui gère le Fonds Armand Rassenfosse, met ici en valeur le travail du graveur et peintre liégeois dans le domaine de l’édition (jusqu’au 31 janvier 2016, entrée libre). 

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    Les parents d’Armand Rassenfosse (1862 – 1934) tenaient une boutique d’objets d’art et espéraient que leur fils unique poursuive leur activité, mais très tôt celui-ci se passionne surtout pour le dessin et la gravure. A Liège d’abord, puis auprès de Félicien Rops qui le conseille et l’encourage. Rassenfosse se fait peu à peu connaître, en Belgique et en France : affiches publicitaires, estampes pour des revues, illustrations littéraires, ex-libris... Au XXe siècle, il se montrera en peinture aussi un chantre de la femme, son sujet de prédilection. 

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    Le coin de l’aquafortiste : Armand Rassenfosse dans son atelier en 1910, manipulant la presse sur laquelle travaillèrent également
    Adrien de Witte, François Maréchal, Auguste Donnay et James Ensor. Photographie anonyme, Liège, 1910 (coll. privée).

    Dans ce musée moderne où l’amour du beau livre se décline sous toutes les formes – aux collections permanentes s’ajoutent un atelier de reliure, une bibliothèque –, on est véritablement accueilli, cela mérite d’être souligné. Une belle photographie de Rassenfosse à la presse dans son atelier précède les premières vitrines consacrées aux illustrations de jeunesse, comme cette couverture de Rassenfosse pour Nos plages, Guide du littoral (imprimé chez Bénard, son premier employeur), des gravures pour Albert Mockel, dont il dessine l’ex-libris, entre autres.  

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    La brochure du visiteur contient les légendes de toutes les pièces exposées (en petits caractères). Pour les non-initiés, le vocabulaire est parfois mystérieux : le « chagrin » bordeaux, par exemple, est une « peau de chèvre tannée à grain assez petit » (on trouve quelques définitions affichées près de l’atelier). Quant au « frontispice » souvent mis à l’honneur, c’est l’« illustration placée au début d’un livre, généralement sur la fausse page (verso) qui fait face à la page de titre (recto) », explique le glossaire à la fin de la publication très bien illustrée de la Fondation Roi Baudouin (prix modique). 

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    Armand Rassenfosse, Lettres ornées, parues dans Le Courrier français des 12 et 26 juillet 1896, encre de Chine,
    Coll. Fonds Armand Rassenfosse, Fondation Roi Baudouin, © Studio Philippe de Formanoir

    L’exposition stimule avant tout le plaisir de l’œil à se poser sur ces images que les éditeurs d’antan commandaient aux artistes pour accompagner les textes littéraires. En comparaison, la plupart des livres que nous lisons aujourd’hui sont très standardisés. La littérature est devenue plus accessible, mais quand on a sous les yeux, ou entre les mains, un de ces beaux ouvrages anciens, il y a de quoi comprendre comment naît une passion de bibliophile. 

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    Armand Rassenfosse, Illustration pour Les yeux de Berthe in Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Les Cent Bibliophiles, 1899,
    gravure à la pointe sèche et à l’aquatinte, Coll. Fonds Armand Rassenfosse, Fondation Roi Baudouin, © Studio Philippe de Formanoir

    Comme illustrateur, Rassenfosse atteint un sommet avec la fameuse édition de 1899 des Fleurs du Mal de Baudelaire, au cœur de l’exposition. La Société des « Cent Bibliophiles » lui demande d’illustrer en couleurs chacun des textes du recueil, un travail énorme (158 poèmes, le frontispice, les titres de chapitres, plus 160 culs-de-lampe lithographiques !) On peut voir des dessins originaux de Rassenfosse sur une édition courante de Baudelaire, où il essaie des figures, et puis de très belles pages sous verre, ainsi qu’un magnifique exemplaire privé aux « contreplats ornés de deux gouaches originales de Rassenfosse, La Sagesse et La Folie ». 

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    Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, Les Cent Bibliophiles, 1899, illustrations d'Armand Rassenfosse.
    Exemplaire n°81/115 d'Arthur Monnereau relié par A. Cuzin en plein marocain bordeaux mosaïqué et enrichi de deux gouaches originales de Rassenfosse, La Sagesse et La Folie, intégrées dans les plats de la reliure (coll. privée) 
    (Désolée pour la piètre qualité de la photo.)

    Dans tous les livres exposés, ce sont les raffinements des dessins, des vignettes, de la mise en page qui captivent. Par exemple, cette tête de femme pour la collection « To the Happy few » (Anna de Noailles, De la rive d’Europe à la rive d’Asie ; Le dernier amour de Ronsard signé P. de Nolhac ; Au courant de la Vie, par Camille Saint-Saens). Ou la légèreté de ces figures dansantes pour La maison de la petite Livia (Pierre de Querlon). 

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    Vitrine consacrée à La maison de la petite Livia de Pierre de Querlon, Paris La connaissance, 1924.
    En feuillets sous couverture cartonnée d'éditeur. Ouvrage illustré de 15 dessins hors-texte (...)

    Cà et là, quelques huiles sur carton : L’amateur d’estampes, Les jeunes sorcières (un chat noir, une goutte de peinture en guise de boucle d’oreille), des portraits de Baudelaire, de Rops. Rassenfosse a illustré des auteurs comme Claude Farrère, son ami (différentes étapes pour illustrer Shahrâ sultane), des écrivains belges et français : Colette, Lemonnier, Eekhoud, Debussy, Barbey d’Aurevilly (Les Diaboliques)...

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    Devant une couverture réalisée par Rassenfosse pour Claudine à Paris, un portrait de Colette à l'encre de Chine (coll. privée)

    Quelques ouvrages de la bibliothèque personnelle de Rassenfosse, évidemment amateur de beaux livres, offrent à voir gravures et dédicaces. Un de mes coups de cœur, c’est la trentaine d’ex-libris exposés (il en a dessiné une centaine), dont celui-ci de Marie Rassenfosse, son épouse.  

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    Ex-libris de Marie Rassenfosse

    Le service pédagogique (dossier ici) propose un atelier aux groupes scolaires : « Qu’est-ce qu’un ex-libris ? À quoi sert-il ? (…) Viens le découvrir tout au long de cet atelier : amène ton livre préféré à la Wittockiana et apposes-y ton propre ex-libris ! » Tentant, non ? 

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    Armand Rassenfosse,  Imprimerie Bénard S. A. Liège, 1908, lithographie,
    Coll. Fonds Armand Rassenfosse, Fondation Roi Baudouin, © Ville de Liège – photo Marc Verpoorten

    Ne manquez surtout pas les affiches de Rassenfosse à l’étage : un inattendu « Salon anti-boche » (1929), des affiches publicitaires (« Huile russe », « Soleil » (bec à gaz), « Calorifère Bijou »), à côté d’affiches pour diverses expositions. La belle bibliothèque du musée est juste à côté. La Bibliotheca Wittockiana conserve des collections permanentes riches et variées : reliures anciennes et modernes, livres-objets, almanachs de Gotha, sculptures, et même des hochets. Pour info, elle participera le 22 octobre aux Nocturnes des musées bruxellois.

  • Morand et Venise

    Sous une couverture de toile rose un peu passée, Venises (1971) a attiré mon regard dans une brocante – jamais lu. « Venises. Dans un décor immortel, le portrait d’un homme ; plutôt esquisse que portrait » écrit Paul Morand (1888-1976) dans un hors-texte. Le Cercle du nouveau livre (librairie Jules Tallandier) offre une trentaine de pages à la fin du livre, textes et photos, pour l’information et le plaisir des lecteurs. Morand y répond au questionnaire de Marcel Proust, une photo le montre un chat dans les bras.

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    « A Venise, ma minime personne a pris sa première leçon de planète, au sortir de classes où elle n’avait rien appris. » Les classiques ennuient ce fils unique, solitaire, insociable, qui n’a « faim de rien ». A dix-sept ans, le sport le change : « l’énergie musculaire éveilla la force de l’esprit ». Il voit son adolescence à l’image d’un très vieux palais à Padoue : « je vivais hier ; j’habitais au milieu d’hommes d’autrefois ; j’en étais même arrivé à ne plus regarder le monde qu’à travers les Ancêtres. »

    Pour son père, « il est plus facile de se passer des choses que de perdre son temps à les acquérir », ses richesses se limitent à quelques œuvres d’art. « La beauté seule comptait, exactement le contraire d’aujourd’hui, où la beauté sera exilée tant qu’un homme aura faim. » Paul Morand vivait « naturellement » au rythme de ses parents, dans leur sillage. Les mercredis d’hiver, il y avait dîner à la maison, musique italienne, parfois Rodin au déjeuner (Eugène Morand, artiste-peintre, professeur de dessin, est nommé conservateur du Dépôt des Marbres en 1902).

    Puis viennent des lieux, des dates : « Vallée du Rhône, 1906 », l’hiver à la montagne et la révélation du blanc ; « Italie, 1907 », l’éblouissement à Naples sous le soleil ; « Lombardie, 1908 » ; « 1908. Venise dans le rétroviseur ». C’est à Venise, ce « haut lieu de la religion de la Beauté » (Proust), que Morand pense sa vie, « mieux qu’ailleurs », Venise devient sa confidente. L’ancienne gare, la gondole, la Douane de mer, le Grand Canal, et le voilà au petit appartement au deuxième étage d’un palais loué par ses parents chaque année en septembre, traghetto San Maurizio.

    La place Saint-Marc est lieu de rendez-vous pour les Français de Venise, des gens discrets, aimant l’art, haïssant le commerce. Paul Morand décrit leurs habitudes, leur conversation : « ce n’étaient pas des théoriciens, pas des intellectuels, leurs mots ne finissaient pas en isme (…) ; comme Jules Renard ils avaient des dégoûts très sûrs. » Puis, en octobre 1909, c’est le service militaire dans l’infanterie – « je quittai Venise, la rage au cœur » – où, jugé inapte au combat, on l’affecte bientôt dans le service auxiliaire. « L’Etat veut être aimé exclusivement. Il fallait choisir : j’optai pour le bonheur, pour la route libre, pour le temps perdu, c’est-à-dire gagné. Je repris le chemin de Venise. »

    On peut lire Venises pour découvrir peu à peu l’écrivain. N’ayant rien lu d’autre de Paul Morand, j’y ai plutôt butiné des ambiances, comme celle de l’« Ile San Lazzaro » : au couvent des Arméniens (« Je leur suis reconnaissant d’avoir été les premiers importateurs des chats angoras en Occident. »), l’écrivain médite sur les rapports de Proust avec la Sérénissime. Puis il évoque trois cafés vénitiens qu’il a fréquentés au long des années. Au pied de l’Accademia, un petit café où « on reçoit le soleil de face, vers dix heures ; l’air n’a pas encore servi ; il court à vous, tout débarbouillé, venant de la mer. » La nuit, à la Fenice – la place est un théâtre. Pour la canicule, sur la place San Zanipolo.

    « Un écrivain doit avoir sa propre longueur d’onde. » Le récit accueille des fragments, des aphorismes. « L’eau donne aux sons une profondeur, une rémanence veloutée qui durent au-delà d’une minute ; on croit descendre dans les grands fonds. » – « Ces Leica, ces Zeiss ; les gens n’ont-ils plus d’yeux ? » – « Les vautours de Venise, ce sont les chats. » Paul Morand a divisé Venises en quatre parties ; la dernière s’intitule « Il est plus facile de commencer que de finir. »

  • Epopée d'Espagne

    Libertad ! de Dan Franck, après Bohèmes consacré aux effervescences de l’art moderne à Paris au début du XXe siècle, raconte une autre époque : « Elle est aventurière. Elle est à l’engagement. Elle est terrible. » Années trente : le fascisme rôde en Europe. Et c’est l’Espagne qui s’embrase. Des écrivains, poètes, artistes n’y resteront pas indifférents.

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    Le récit s’ouvre sur un dîner entre Gide et Malraux place des Victoires, en 1936 : André Gide, 67 ans, rentre d’Union soviétique ; André Malraux, 35 ans, d’Espagne, où il est colonel, chef d’escadrille, dans l’armée républicaine. De ces deux grandes figures de leur génération, nous suivrons l’engagement intellectuel et politique, la vie privée aussi, jusqu’à la seconde guerre mondiale.

    Les écrivains français qui se rendent en URSS en ramènent des impressions diverses : Saint-Exupéry, envoyé par Paris-Soir à Moscou pour écrire sur le premier mai 1935, n’a pu se rendre sur la place Rouge, faute d’autorisation préalable, accordée seulement après enquête. Prévert, qui y accompagne le groupe Octobre en 1934, refuse de participer aux visites et activités de propagande.

    A Paris, André Breton gifle Ilya Ehrenbourg, qui vient de traiter les surréalistes de « dégénérés », de « véritables aliénés » dans un article. « Le troubadour de la culture soviétique », furieux, appelle Louis Aragon. Entre celui-ci et Breton, la grande amitié née de leur engagement volontaire en 1916 avait déjà commencé à se fissurer, Aragon restant soumis à Staline. Breton est alors exclu du Congrès international des écrivains à Paris où il était inscrit comme « orateur libre ».

    Le poète surréaliste René Crevel, dégoûté des basses manœuvres staliniennes, se suicide. Il était ami de Salvador Dali, étranger à toute cause autre que celle de « convertir le monde à lui-même ». Franck relate les débuts du peintre, ses rencontres avec Lorca à Madrid, avec Miró et Picasso à Paris – Picasso qui porte sur le lobe de l’oreille gauche le même grain de beauté que Gala, la muse de Dali (après Eluard et Max Ernst).

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    Puis on découvre comment Gide est devenu peu à peu « un commandeur dans le monde des arts, des lettres et des points de vue » et qui fréquente son antre parisien rue Vaneau. Les délégués au Congrès de juin 1935 « pour la défense de la culture » lui rendent visite, Gide a accepté de le présider. C’est la foire d’empoigne sur le cas de Victor Serge, traître pour les uns, innocent pour les autres. Eluard tente de lire à la tribune le discours transmis par Breton, mais il est interrompu, sifflé, applaudi. La rupture est consommée entre surréalistes et communistes.

    Marina Tsvetaïeva en a profité pour rencontrer Pasternak, avec qui elle a échangé une longue correspondance amoureuse. Mais elle n’écoutera pas son conseil : « Surtout, ne revenez pas à Moscou. » On retrouve Gide aux funérailles de Gorki qui était absent au Congrès. Gide est invité à prononcer un discours, Aragon l’aide à le composer. Gide ignore tout alors de la façon dont Gorki survivait, surveillé, étouffé par le régime soviétique, afin de rassurer faussement les Européens qui lui faisaient confiance. On offre à Gide un luxueux voyage en train vers le Caucase, mais malgré cela, en discutant avec de jeunes komsomols, l’écrivain découvre l’envers du décor. Il va le décrire dans Retour de l’URSS, que beaucoup lui conseillent de ne pas publier vu les circonstances politiques.

    En février 1936, les Espagnols ont élu un gouvernement démocrate, mais en juillet, c’est le putsch du général Franco : la guerre d’Espagne commence. « Ici, des ouvriers, des paysans, communistes, socialistes, anarchistes, anticléricaux ; là, des bourgeois, des soldats, catholiques, propriétaires. L’Espagne et ses oppositions irréductibles. »

    Dan Franck rappelle qui fut Malraux avant de s’envoler pour Madrid : son mariage avec Clara, le vol d’œuvres d’art khmer au Cambodge, sa condamnation, sa peine réduite après une pétition en sa faveur, ses écrits pour Grasset, le passage chez Gallimard, ses premiers prix littéraires. Josette Clotis, sa maîtresse, loge à Tolède. Dans l’urgence, Malraux monte l’escadrille « España », avec des mercenaires, tandis que la France opte officiellement pour la « non-intervention ».

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    Ici, à mi-lecture de Libertad ! (environ 400 pages), commence l’épopée d’Espagne : l’histoire de la guerre civile (1936-1939) et de la part qu’y ont prise les autres nations – les Italiens et les Allemands apportant leur appui militaire aux fascistes, les Soviets aux Brigades internationales venues prêter main-forte aux républicains. Ecrivains, artistes, photographes s’engagent ou témoignent sur le front anti-fasciste. Malraux, Koestler, Robert Capa et Gerda Taro, Orwell, Hemingway… Dan Franck s’attarde sur les figures qui se sont particulièrement illustrées durant ces années. Des portraits, des faits, l’espoir et le chaos.

  • Les fils d'Hassan

    Le village de l’Allemand ou Le journal des frères Schiller de Boualem Sansal, roman publié en 2008, croise les récits des deux fils d’Hassan Schiller, un Algérien d’origine allemande. Malrich, le plus jeune, commence le sien en octobre 1996, six mois après le suicide de son frère Rachel, à trente-trois ans : « Un jour, il y a deux années de cela, un truc s’est cassé dans sa tête, il s’est mis à courir entre la France, l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche, la Pologne, la Turquie, l’Egypte. Entre deux voyages, il lisait, il ruminait dans son coin, il écrivait, il délirait. »

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    ©
    M’Hamed Saci, Village au sud, 2004

    Les deux frères se voyaient peu. Rachel, avec un bon emploi de cadre, avait réussi ; Malrich évitait son « prêchi-prêcha » sur l’ambition – « moi je ramais H24 avec les sinistrés de la cité ». Ophélie, l’ex-compagne de Rachel, ne sait rien des raisons de son suicide, mais le commissaire du quartier, Com’Dad, remet un mois après à Malrich quatre cahiers, le journal de son frère : « Faut lire, ça te mettra du plomb dans la tête. Ton frère était un type bien. » Dès qu’il commence à le lire, Malrich tombe malade de douleur et de honte en découvrant la vérité sur le passé de leur père.

    Nés au bled, à Aïn Deb, « un douar du bout du monde », les deux fils d’Aïcha et Hans Schiller, Rachel (pour Rachid et Helmut) et Malrich (pour Malek et Ulrich) sont arrivés en France en 1970 pour le premier, à sept ans, en 1985 pour le second, à huit ans. Tonton Ali, un copain de leur père, les avait accueillis chez lui, ils n’ont quasi plus revu leurs parents depuis lors. A vingt-cinq ans, Rachel avait obtenu la nationalité française et s’était démené pour que son petit frère l’obtienne aussi.

    Le journal de Rachel commence par « un drame qui en entraîne un autre qui en révèle un troisième, le plus grand de tous les temps » : le 25 avril 1994, Rachel qui suit les nouvelles d’Algérie à la télévision (« une guerre sans visage, sans pitié, sans fin ») apprend qu’un massacre a eu lieu dans leur village natal et pressent que cette barbarie a atteint les siens. L’ambassade d’Algérie à Paris ne trouve pas les noms de ses parents sur la liste de victimes, mais bien ceux d’Aïcha Majdali et de « Hassan Hans dit Si Mourad ». Ce sont eux. La première question de Rachel porte sur leurs noms, pourquoi pas Aïcha et Hans Schiller, leur identité officielle ?

    Il n’en a pas parlé alors à Malrich, qui ne regarde jamais la télé, mais a décidé de se rendre à Aïn Deb malgré les difficultés rencontrées au consulat algérien d’abord, puis à Air France qui ne dessert plus l’Algérie, puis à Alger où personne ne veut le conduire au village – trop dangereux. Plus il avance dans le journal de son frère, plus Malrich se rend compte à quel point Rachel était différent de l’image qu’il se faisait de lui et il admire son sens du devoir, sa volonté d’aller se recueillir sur la tombe de leurs parents, où il retrouve les noms donnés par l’ambassade. Hans s’était converti à l’islam en 1963, et sa participation à la guerre de libération, son titre d’ancien moudjahid, son mariage à 45 ans avec la jeune fille du cheikh, Aïcha, 18 ans, tout cela lui avait valu de devenir l’homme respecté qu’on appelait aussi « cheikh Hassan ».

    Les pages du journal sur la religion du père ennuient Malrich, qui en a « soupé » des discours islamistes dans la cité, même s’il a fréquenté un temps une cave « où les frères tenaient mosquée ouverte ». Appel au djihad, haine des chrétiens, voire de l’école, il a réussi à échapper aux manigances de l’imam pour l’enrôler. A son retour d’Algérie, Rachel avait changé : dans la chambre du père, il avait trouvé des photos, des lettres et trois médailles : l’insigne des Jeunesses hitlériennes, une médaille de la Wehrmacht, l’insigne des Waffen SS et un morceau de tissu avec leur emblème. Leur père, ce « type formidable, dévoué à son village, aimé et respecté », était un criminel de guerre et Rachel a décidé de mener l’enquête sur son passé.

    « Basé sur une histoire authentique, ce roman relie trois épisodes dissemblables et pourtant proches : la Shoah ; la sale guerre des années 1990 en Algérie ; la situation des banlieues françaises, de plus en plus délaissées par la République. » (Quatrième de couverture) Le titre s’inspire directement d’une rencontre faite par l’auteur en Algérie, comme il l’a expliqué dans un entretien au Nouvel Observateur où il ne fait mystère ni de  son engagement ni de sa critique du pouvoir dans son pays et des islamistes (Grégoire Leménager, Boualem Sansal : "La frontière entre islamisme et nazisme est mince", BibliObs, 9/1/2008 – des propos d’une terrible actualité).

    Sur les traces de son frère aîné, Malrich qui ne s’est jamais intéressé à grand-chose, va être confronté aux violences de l’histoire et au poids des secrets. Rachel n’y a pas survécu, Malrich trouvera-t-il la force, lui, de continuer à vivre ? En plus d’une dénonciation des « fanatiques en tous genres, religieux, politiques » (Martine Laval, Télérama), le roman aborde la difficile question des secrets de famille, du mensonge ou des silences entre parents et enfants et des désastres qui peuvent s’ensuivre.

    En racontant les choses du point de vue de l’ignorant qui les découvre peu à peu, en simplifiant parfois l’analyse, Boualem Sansal se montre à son tour le témoin de son époque, reprenant à son compte l’avertissement de Primo Levi au début de Si c’est un homme : « Vous qui vivez en toute quiétude / Bien au chaud dans vos maisons… » (cité in extenso) L’écrivain algérien, né en 1949, a été récompensé par de nombreux prix littéraires, pas moins de quatre pour Le village de l’Allemand. Il a été fort critiqué pour avoir pris la défense de Kamel Daoud, l’auteur de Meursault, contre-enquête, accusé d’islamophobie : « L'écrivain que je suis, hyper attaqué dans son pays, sait depuis son premier roman l’intelligence et la ténacité des assassins de la liberté et de la pensée. De tout ils font un crime. » (Info AFP)