Dans Eclaircies, dernier texte du recueil Paysages avec figures absentes, Philippe Jaccottet commente la poésie de Hölderlin et de Rilke, entre autres. J’y note ceci, à la fin d’une longue parenthèse : « Le langage le plus sobre est celui qui a le plus de chances de rendre compte des œuvres comme il sied. » Voilà qui m’encourage à tenter de partager cette lecture.
Près de Grignan, à la grotte de Rochecourbière
Les proses poétiques du poète de Grignan ouvrent un chemin de mots, ce ne sont pas des histoires. Il s’agit de « comprendre le lien qui les lie à notre vie profonde », écrit-il dans l’incipit à propos de ces cadeaux que nous font certains paysages. Jaccottet a l’art de nous accrocher à sa vision de l’instant : « Plus qu’aucune autre saison, j’aime en ces contrées l’hiver qui les dépouille et les purifie. » Puis viennent les images : les couleurs, les sols pierreux où poussent les chênes verts. « … Et sans cesse autre chose étonne » : un ciel au couchant ou « l’énigmatique luminosité du crépuscule ».
« L’immédiat : c’est à cela décidément que je m’en tiens, comme à la seule leçon qui ait réussi, dans ma vie, à résister au doute, car ce qui me fut ainsi donné tout de suite n’a pas cessé de me revenir plus tard, non pas comme une répétition superflue, mais comme une insistance toujours aussi vive, comme une découverte chaque fois surprenante. »
Dans ce pays de Grignan, « pays de murs », Jaccottet regarde les remparts de villages, les murets de pierres sèches le long des chemins ou autour des propriétés, décrit leur structure, dit leur beauté venue de temps anciens qui s’y dissimulent. Un lieu peut ouvrir « la magique profondeur du Temps », rappeler des monuments, des tableaux, les paysages de Cézanne. En ceux-ci, « où il n’y avait que montagnes, maisons, arbres et rochers, d’où les figures s’étaient enfuies, la grâce de l’Origine était encore plus présente (…) ».
Sur le seuil le montre à l’écoute de l’eau, au retour de la pluie, des gouttes multipliées comme des notes – « Paroles du ciel à la terre. Comme autant de « oui » ronds, lumineux, décidés, tout près de nous, en même temps très loin, comme au-delà. La fable des sources. » L’eau est aussi ce qui le conduit dans Bois et blés, à la dérive.
Que j’aime l’art avec lequel le poète évoque la tourterelle turque, oiseau pour moi lié aux séjours dans le Var, aux arbres d’un jardin familier, avec son « collier d’ardoise ». La terre, l’eau et l’air murmurent des secrets, tissent des correspondances : « L’eau, miroir du vent ; mais une prairie aussi, soyeusement, le dénonce. (Travaux au lieu dit l’Etang)
Des vers viennent, par tâtonnements, variations :
« […]
Soudain, où étaient l’herbe et la terre
de longues pluies aux roseaux veufs
ont rendu leur étang.
Le vent souffle. Sur l’autre bord
où l’eau se heurte à ces cloisons de paille
l’écume ! où hier s’ouvraient les narcisses. »
Ou une devise poétique :
« Contre ce qui t’arrête
sache fleurir, comme l’eau. »
Une autre dans Oiseaux invisibles, texte rayonnant où les contemplatifs peuvent se reconnaître :
« Ecoute, regarde, respire. »
Philippe Jaccottet écoute l’eau, les oiseaux, le vent. Comme en peinture, tout nous est présent par la lumière – un paysage, même sans figures, est habité : « Chez Poussin, tout l’espace devient monument. Les mesures sont amples et calmes. La terre et le ciel reçoivent leur part juste, et dans ce monde harmonisé il y a place pour les dieux et les nuages, pour les arbres et les nymphes. Le temps ici ne joue ni ne délire. Il est pareil à la lumière qui dore les dômes de feuillage et ceux des villes lointaines, les chemins et les rochers. » (Prose ou serpent)
Dans Paysages avec figures absentes, le poète invite des artistes de pinceau ou de plume à l’unisson de ce monde lumineux. A la fin d’un texte intitulé « Si les fleurs n’étaient que belles… » (Senancour dans Oberman), une autre merveilleuse parenthèse débute ainsi : « Innocence et culture : on ne devrait pas les opposer comme incompatibles. » Je vous en cite aussi la fin, pour clôturer ce billet : « Les œuvres ne nous éloignent pas de la vie, elles nous y ramènent, nous aident à vivre mieux, en rendant au regard son plus haut objet. Tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte, ou une fenêtre. »