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Littérature

  • Toiles

    Wolkenstein couverture.jpg« Lili rangea le programme du colloque dans un tiroir et décida de vaquer un peu au rez-de-chaussée, au cas où le Suisse aurait besoin d’elle. Lorsqu’elle pénétra dans le salon, elle l’y trouva, plongé dans la contemplation des quatre portraits d’Ann Hellbrown.
    Mikaël Walter ne regardait que les toiles, tour à tour, sans prêter attention à son propre reflet, dans le miroir qui surmontait la cheminée. Les tableaux étaient accrochés de part et d’autre, encadraient ainsi l’image du visiteur. Peut-être fut-ce cette coïncidence, la vue soudaine de ce visage, associé aux peintures, mais Lili ne comprit qu’alors ce qu’évoquait le nom du Suisse, depuis le début, depuis le premier fax de réservation qu’il leur avait adressé de Genève, un mois auparavant : Gianni Walter, c’était comme ça qu’étaient signés tous les portraits. Et pas seulement les portraits, toutes les œuvres exposées dans la maison, y compris les nombreuses représentations de la maison elle-même. »

    Julie Wolkenstein, Colloque sentimental

  • Colloque au manoir

    Colloque sentimental de Julie Wolkenstein présente des points communs avec Adèle et moi : une maison, une femme qu’on cherche à mieux cerner à travers ses écrits – ici l’écrivaine Ann Hellbrown, sujet d’un « petit colloque français » dans le manoir près de la mer où elle a vécu avant de s’installer en Angleterre. Le roman raconte quatre journées découpées en séquences autour des différents protagonistes.

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    Janet Anguerillos, une Américaine qui prépare une biographie critique, est l’invitée la plus prestigieuse de l’organisateur, Bernard Grabant. Elle a retrouvé dans les archives de l’éditeur londonien d’Ann H. (conservées dans la bibliothèque de l’université de San Diego) quelques lignes datées du 19 septembre 1895 où celle-ci affirmait qu’elle n’écrirait plus ; c’était le jour de la mort de son mari, Joseph Bernier. Il y a bien une vieille Française qui l’avait contactée pour lui promettre un inédit, sans donner suite. Son voyage en France pour ce colloque sera en fait le premier de Janet hors de son pays.

    Déjanire Mulot y communiquera un point de vue d’historienne. Quand elle avait lu pour sa thèse sur la maternité (grossesse, accouchement, petite enfance) Devenir mère, « un recueil de réflexions et de conseils » signé d’un pseudonyme, Déjanire ignorait que c’était Ann H. qui l’avait écrit. Cela complétait ses recherches basées sur plus de deux mille témoignages de mères de famille (de 1875 à 1924) réunies par un médecin parisien. Dans le train, elle avait découvert, à sa grande surprise, que la première des Nouvelles Héroïdes d’Ann H. s’intitulait « Déjanire ».

    Au manoir Hellbrown, Lili, une étudiante, s’affaire aux préparatifs : elle a toute la confiance de la propriétaire, elle connaît le passé et les moindres recoins de l’hôtel. Bernard Grabant aussi se repose sur elle pour l’intendance, il l’imagine amoureuse de lui. Les imprévus d’un colloque l’inquiètent (cet inédit ?) et en même temps, il est impatient de rencontrer la spécialiste californienne, lui qui rêve de s’exiler pour échapper à ses parents.

    Le poème éponyme de Verlaine est la première annexe insérée entre deux séquences du roman – « Dans le vieux parc solitaire et glacé, / Deux spectres ont évoqué le passé » – où de petites intrigues sentimentales se nouent.  Les autres annexes, en italiques, semblent de la plume d’Ann H. Il y a des secrets dans la vie de cette romancière, et peut-être dans celle de certains intervenants et auditeurs du colloque. Les quatre jours dans ce manoir réserveront-ils des surprises ? des réponses ?

    Lu jusqu’au bout dans l’attente d’éclaircissements, Colloque sentimental manque de peps, à mon goût. Il me semble que les Anglo-Saxons mettent plus de vie et d’humour dans la représentation de ces échanges entre universitaires. Julie Wolkenstein avance lentement ses pions. « Ses romans, au-delà de leur diversité de ton et de cadre, ont en commun de mettre en scène des enquêtes : ses personnages fouillent documents et souvenirs, découvrant ou reconstruisant un récit lacunaire, entraînant le lecteur vers ce mystère autour duquel l’intrigue est tissée. » (Pascale Roux)

  • Bonnes lectures !

    Bonne & heureuse année,
    Meilleurs vœux,
    Bonne santé !

    Ces formules traditionnelles, chères lectrices, chers lecteurs de T&P, je vous les adresse bien sûr en ce premier jour de l’an. Aujourd’hui, à l’instar du « A mercredi prochain, lisez bien ! » d’Augustin Trapenard pour terminer chaque Grande Librairie, je vous souhaite en particulier une bonne année de lecture ! Un vœu inspiré par l’excellent numéro 218 de la revue des Lettres belges de langue française, Le Carnet & Les Instants, le premier de cette nouvelle année.

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    Privat Livemont

    A la une, « Des Belges en poche », un dossier de Michel Torrekens qui va des 70 ans du Livre de Poche en 2023 aux 40 ans de la fabuleuse collection d’écrivains belges, Espace Nord (Numéro spécial à lire en ligne). Deux conditions pour accéder au format de poche : la durée (en général un an dans l’édition en grand format) et la rentabilité (« aujourd’hui on parle de 5000 étant donné qu’il y a de moins en moins de romans qui atteignent les 10 000 exemplaires vendus en première édition. ») Parmi les auteurs belges présentés dans les encadrés, j’ai noté Emmanuelle Dourson pour Si les dieux incendiaient le monde et Isabelle Bary pour Zebraska. Les connaissez-vous ?

    Un article signé Jan Baetens m’a fort intéressée : « Du roman à la bande dessinée ». Rappelant d’emblée que « roman graphique n’est pas synonyme d’adaptation littéraire », il examine les raisons du succès grandissant des « adaptations dessinées ». D’abord, « la crise du roman, qui est avant tout une crise de la lecture ». On lit de moins en moins de romans, la place de la littérature recule dans l’enseignement, son prestige s’effondre avec « la concurrence accrue d’autres formes de divertissement et d’information » et, dit-il, la « difficulté de trouver le temps de lire ». (Sans commentaire.)

    Il y a bien sûr d’autres raisons à ce succès, positives. Longtemps opposées, la littérature et la bande dessinée resserrent leurs liens. Baetens souligne que « le transfert du roman à la bande dessinée ne se limite pas à la seule trame narrative et au contexte socio-historique ». Un texte ne se limite pas au contenu, il propose aussi un style, un rythme ; il ne se lit pas de la même manière qu’une planche de bande dessinée. Comment se lit-elle et qu’y lit-on d’abord, le texte ou l’image ?

    Pourquoi Mariedl, une histoire gigantesque, a-t-il remporté le prix Espiègle de la première œuvre en littérature jeunesse ? L’univers de Simenon se prête-t-il au Neuvième Art ? Comment se fait-il qu’« aux  Archives et Musée de la littérature, il n’existe aucun fonds constitué d’une écrivaine avant Marie Gevers (1883-1975) ? De bonnes questions sont au menu de ce premier Carnet de 2024. J’y pêche cette citation d’Alain Resnais, un critère que je reprends volontiers à mon compte pour ce qui est de la littérature : « C’est vivant, ou c’est mort. »

    Bonne année de lecture !

  • Bien écrire

    garcia marquez,le scandale du siècle,ecrits journalistiques,littérature espagnole,colombie,presse,1966-1984,révolution,écriture,littérature,souvenirs,culture« Mon intention première, quand j’écris ces chroniques, est qu’elles apportent chaque semaine quelque chose à mes simples lecteurs d’élection, sans craindre que les doctes titulaires d’un doctorat puissent y voir des évidences puériles. Mon autre intention – d’exécution plus difficile – est qu’elles soient toujours bien écrites, et cela, je puis le faire sans l’aide de l’autre, parce que j’ai toujours cru que bien écrire est l’unique bonheur qui se suffit à lui-même. »

    Gabriel Garcia Marquez,
    « On demande un écrivain », 6 octobre 1982, El País, Madrid 
    in Le Scandale du siècle

  • Gabo chroniqueur

    Après les articles des années cinquante dont j’ai parlé dans le premier billet sur Le scandale du siècle de Gabriel García Márquez, le premier qui suit, « Mésaventures d’un écrivain » (1966), illustre un ton nouveau dans ses articles : « Ecrire des livres est un métier-suicide. Aucun autre n’exige autant de temps, de travail et une telle consécration au regard de ses bénéfices immédiats. » Gabo, comme je me suis permis de l’appeler pour raccourcir, s’implique davantage dans ses chroniques. Plus d’une a pour sujet l’écriture, les écrivains, la littérature.

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    L'affiche du film réalisé en 1979 d'après l'histoire de GGM

    Trois textes relatent des changements politiques historiques en Amérique latine. Au Venezuela, une « conspiration populaire » réussit, en janvier 1958, à faire fuir le dictateur Perez Jimenez. Encouragés, les révolutionnaires cubains firent de même, un an plus tard, pour renverser Fulgencio Batista. García Márquez prit alors pour la première fois l’avion pour La Havane avec d’autres journalistes invités. Puis viennent un récit quasi sur le vif du « Coup d’Etat sandiniste » contre Somoza au Nicaragua et un texte sur « Les Cubains face au blocus ».

    La première chronique pour El País, en octobre 1980, a pour sujet « Le Fantasme du prix Nobel » de littérature. Je suis étonnée que García Márquez ne soit pas cité par Wikipedia parmi les « contributeurs notables » du journal espagnol. Quasi tous les articles qui suivent y ont été publiés, comme « Histoire d’épouvante pour Noël », une visite en famille chez l’écrivain Miguel Otero Silva qui avait acheté un château médiéval en Toscane.

    « La Poésie à la portée des enfants » charge « les mauvais professeurs de littérature » en racontant des « perles » non d’élèves mais d’examinateurs posant des questions saugrenues – « la manie interprétative finit à la longue par devenir une nouvelle sorte de fiction qui touche parfois à l’absurde ». Reconnaissant envers l’institutrice qui lui a appris à lire sans prétendre en savoir plus « que ce qu’elle pouvait connaître » et envers son professeur de terminale « modeste et prudent », le chroniqueur résume : « un cours de littérature ne devrait pas être grand-chose de plus qu’un bon guide de lectures. »

    Je n’oublierai pas l’histoire de « María de mi corazón ». Des années auparavant, il l’avait écrite sous le titre « Non, je suis seulement venue téléphoner ». Il l’avait racontée à un réalisateur mexicain et en a peaufiné les dialogues avec lui. García Márquez s’est dit heureux de voir le film « à la fois tendre et brutal ». Au départ, la voiture de María, vingt-cinq ans, récemment mariée, étant tombée en panne un soir de pluie « torrentielle », María fait signe aux autres véhicules pour qu’on la conduise quelque part où elle puisse téléphoner à son mari. Un autocar s’arrête, début pour elle d’« un drame absurde et injuste qui allait bouleverser sa vie à jamais. » L’article en donne une version plus courte que celle du conte.

    García Márquez adore les histoires fascinantes comme celle du vieux jardinier d’Hemingway qui s’est suicidé dans la propriété de l’écrivain à La Havane. Dans « Comme des âmes en peine », il en cite qu’on lui a racontées, et d’autres, écrites, « qui vous éblouissent à la première lecture ». Dans « Encore un mot sur la littérature et la réalité », l’écrivain souligne « l’insuffisance des mots ». Un fleuve, une tempête, la pluie, ce sont des réalités d’une « envergure » phénoménale pour les Latino-Américains, que les Européens ne peuvent guère se représenter.

    C’est dans cet article qu’il parle de « l’espace caraïbe » où il est , où il a grandi, qui n’est pas seulement une aire géographique, « mais une aire culturelle très homogène ». Jamais, écrit-il, il n’a pu écrire quelque chose « de plus saisissant que la réalité. Je ne suis parvenu à rien d’autre qu’à la transposer avec des recours poétiques, mais il n’y a pas une seule ligne dans aucun de mes livres qui ne trouve son origine dans un fait réel. »

    García Márquez écrit sur la télépathie, les fantômes… Il a l’art de raconter des souvenirs : de son « incroyable jeunesse » à Bogota ; d’un passager aperçu à côté d’un chauffeur de taxi à Mexico – invisible quand le taxi s’est arrêté près de lui ; de son « autre moi » dont on a signalé la présence à une conférence qu’il n’a pas donnée, en des lieux où il n’était pas…

    Hemingway (reconnu par Gabo sur le boulevard Saint-Michel à Paris en 1957) et Faulkner (jamais vu) étaient ses deux grands maîtres quand il était jeune, très différents l’un de l’autre : « Faulkner est l’écrivain qui a beaucoup à voir avec mon âme, et Hemingway celui qui a eu le plus à voir avec mon métier. » (« Mon Hemingway à moi »)  « L’avion de la belle endormie » décrit la plus belle femme qu’il ait jamais vue (s’est-il dit à l’aéroport), sans se douter qu’elle s’installerait sur le siège voisin du sien – un épisode vécu qu’il rapproche du chef-d’œuvre de Yasunari Kawabata, Les Belles Endormies.

    Les premiers articles repris dans Le Scandale du siècle relèvent davantage du journalisme que les chroniques hebdomadaires publiées dans El País, où l’écrivain s’exprime avec liberté et fantaisie personnelle. On y découvre les œuvres littéraires les plus importantes à ses yeux, ses remarques sur la traduction, ses conseils en littérature. Le recueil se termine avec « Comment écrit-on un roman ? », la question la plus souvent posée à un romancier. Passionnant.