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Textes & prétextes - Page 681

  • Diable d'homme

    En 1923, quand il écrit Endiablade, Boulgakov, trente-deux ans, vient d’abandonner la médecine pour le métier d’écrivain et tire le diable par la queue. « Il y avait la vie, et elle est partie en fumée » écrit-il dans une lettre (A ma secrète amie). Cette nouvelle est publiée à Moscou l’année suivante, dans l’almanach Le Tréfonds, puis dans un recueil vite retiré des librairies avant d'être à nouveau autorisé. C’est la première œuvre qui le fait connaître. Les critiques modérés l’inscrivent dans la lignée des satiristes russes – Gogol, Dostoïevski, avant lui, s’étaient attaqués à la bureaucratie tsariste. Mais les représentants de la « critique prolétarienne » condamnent d’emblée Boulgakov pour son ironie antisoviétique.

     

    Titre complet : Endiablade ou Comment des jumeaux causèrent la mort d’un
    chef de bureau.
    Korotkov travaille depuis presque un an au Spimat, le « Premier Dépôt central de matériel pour allumettes ». En septembre 1921,  il apprend par le caissier qu’il ne sera pas payé puis, trois jours plus tard, qu’il le sera « en produits de la firme ». Le voilà donc qui rentre chez lui chargé de paquets de boîtes d’allumettes. Il espère les vendre. Mais sa voisine qui a pour sa part reçu quarante-six bouteilles de vin de messe en guise de salaire le met en garde : ces allumettes ne brûlent pas ! Au premier essai, l’allumette s’éteint aussitôt, en effet. Une deuxième produit des
    étincelles dont l’une tombe dans l’œil gauche de Korotkov tout en produisant « une âcre odeur de soufre ».
     

    Moscou, Vue du haut de l'hôtel Rossia.JPG

     

    Ainsi débutent les malheurs du camarade. Un pansement sur l’œil, le lendemain,
    devant le bureau de la direction, « Korotkov se heurta à un inconnu dont l’aspect le frappa ». Petit mais large d’épaules, chauve et boiteux, le « drôle de type » en tunique militaire lui barre le passage : « Défense d’entrer sans être annoncé. » Comme Korotkov proteste et s’indigne, il écrit quelques mots sur le papier qu’il lui présente et le menace de représailles pour ne pas avoir obéi à la consigne. Abasourdi, le chef de bureau apprendra de la secrétaire particulière – elle aussi a l’œil blessé par « ces allumettes du diable » – que le directeur a été révoqué et remplacé par cette « espèce de caleçon chauve ! »

     

    Vexé d’avoir été traité de demeuré par le nouveau venu, Korotkov fait du zèle.
    Inspiré par les mots griffonnés sur sa feuille – le personnel féminin touchera des caleçons de l’armée –, il s’empresse de rédiger l’annonce officielle et de l’envoyer par coursier au directeur pour signature. Le lendemain, il est renvoyé. Il a lu « caleçons » pour Kalsoner, nom du nouveau directeur, auquel il manquait la majuscule.
    Commence alors une course poursuite entre les deux K. L’ex-chef de bureau tient absolument à s’expliquer, mais Kalsoner refuse de l’écouter, sort et enfourche sa motocyclette. Korotkov s’accroche au tramway pour le suivre jusqu’au Tsentrosnab, une tour infernale. Le directeur ne se laisse pas rattraper. D’ascenseur en escalier, de couloir en bureau, Korotkov l’aperçoit, perd sa trace, le retrouve, le reperd. Au passage, un vieux fonctionnaire le prend pour un certain Kolobkov et lui réclame ses papiers. L’homme a quelque chose d’étrange, voire de maléfique dans le regard et même dans son sourire. Et catastrophe, Korotkov ne trouve plus son livret.

     

    Les ennuis s’accumulent. Le gardien d’immeuble qui devrait lui remettre une
    attestation d’identité est décédé. A son ancien bureau, Korotkov retrouve le
    camarade Kalsoner dans une nouvelle situation – le personnage change d’apparence, se dédouble sans cesse, plongeant le chef de bureau dans l’affolement et le désespoir. La chasse à l’homme s’inverse, c’est Korotkov maintenant qui tente d’échapper aux griffes du chauve diabolique.

    Boulgakov, dans cette nouvelle satirique et fantastique, sa seule œuvre importante publiée de son vivant dans son pays, campe un personnage sans caractère propre
    mais qui met toute son énergie au service de sa survie et de sa dignité. C’est un cauchemar où la confusion augmente à chaque étape. La réalité quotidienne du régime soviétique est bien présente : paiements en produits de la firme, licenciements imprévisibles, vol de pièces d’identité, administrations kakfkaïennes. Endiablade, que certains traduisent par Diablerie, peut se lire comme une « histoire rêvée, abracadabrante et purement divertissante » (Françoise Flamant), mais c’est déjà du grand Boulgakov. On retrouvera le diable et son haleine soufrée à Moscou dans
    Le Maître et Marguerite, son chef-d’œuvre.

  • Tragique et comique

    « La vie est à la fois tragique et comique, à la fois absurde et profondément chargée de sens. De façon plus ou moins consciente, j’ai essayé d’inclure ce double aspect de l’expérience dans les histoires que j’ai écrites – romans et scénarios. Il me semble que c’est la façon la plus honnête, la plus vraie, d’observer le monde, et quand je pense à certains des auteurs que j’aime le mieux – Shakespeare, Cervantès, Dickens, Kafka, Beckett –, il se trouve que ce sont tous des maîtres en l’art de combiner la lumière avec l’obscurité, l’étrange avec le familier. »

    Paul Auster, Making of (La vie intérieure de Martin Frost)

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  • Un scénario d'Auster

    Paul Auster, il y a peu l’invité unique de François Busnel dans La Grande Librairie, se tourne de plus en plus souvent vers le cinéma et la réalisation. Smoke avait suscité beaucoup d’intérêt, Lulu on the Bridge n’a pas connu le même succès. En 2008, il signe La Vie intérieure de Martin Frost, dont le scénario vient de paraître dans la collection Babel, précédé de Making of, un entretien avec Céline Curiol.

     

    L’intrigue est déjà dévoilée dans son roman Le Livre des illusions (2002), quand le narrateur découvre un film inédit d’Hector Mann, un virtuose du cinéma muet : un écrivain qui a décidé de se mettre au vert quelque temps, dans la maison d’un couple d’amis, pour « vivre la vie d’une pierre », y trouve une machine à écrire et l’inspiration. Un matin, il y a une femme près de lui à son réveil. Claire Martin, la nièce de ses amis, a comme lui reçu la clé de cette maison pour y étudier à l’aise. Elle ne le dérangera pas, elle a beaucoup à lire. Ils s’accommodent l’un de l’autre, et même davantage.

     

    la_vie_interieure_de_martin_frost.jpg

     

    Cette histoire apparemment réaliste – la caméra s’attarde sur le décor et les objets de la maison, sur les gestes quotidiens de Martin Frost – prend une autre dimension quand Claire tombe malade. L’écrivain comprend peu à peu qu’elle n’est autre que sa muse. Il est donc condamné à la perdre en venant à bout de son récit. Mais le scénario de La Vie intérieure de Martin Frost ne s’arrête pas au dénouement proposé dans Le livre des illusions.

     

    Pourquoi être revenu sur cette histoire quelques années après ? Auster avoue avoir ressenti une certaine lassitude après Brooklyn Follies (2005), et puis le personnage de Martin Frost lui restait en tête. Sollicité par une productrice allemande pour un court-métrage « ayant pour sujet l’homme et la femme », il a décidé de revenir sur ce sujet quasi fantastique, la relation entre un écrivain et sa muse mystérieuse, malicieusement baptisée Claire. « Je suis l’homme qui a écrit l’histoire de l’homme qui a écrit l’histoire de l’homme qui a écrit l’histoire. Pourquoi prétendre autre chose ? » déclare Auster.

     

    L’imaginaire en action, voilà pour le sujet. Ce scénario se lit comme une pièce de théâtre, avec ses didascalies. « Int. jour. Une maison a la campagne » ou « Ext. jour. Les abords de la maison ». Corridor, bureau, chambre à coucher, cuisine. Idem pour les objets, dont « une machine à écrire Olympia d’une cinquantaine d’années ». Voix off du narrateur. Humour aussi.

     

    « CLAIRE (suite) – J’ai beaucoup de choses à lire.

    MARTIN (les yeux fixés au sol) – Lire est mauvais pour la santé.

    CLAIRE – Seulement les livres riches en cholestérol. Je ne lis que des trucs allégés, végétariens. 

    MARTIN – Quelle est votre spécialité ? L’histoire du navet bouilli ?

    CLAIRE – La philosophie.

    MARTIN (marmonnant) – La philosophie. (Un temps.) Consistant. Mais pas très goûteux. »

     

    Martin est le premier écrivain de Claire, envoyée jusque alors à des peintres ou des musiciens. Le peintre parisien qu’elle a quitté – « J’étais son modèle, pas sa maîtresse » – n’a pas supporté son départ et s’est pendu. Elle part toujours lorsque l’œuvre est achevée. Mais pour Martin Frost, elle est la première femme qui compte plus pour lui que lui-même. Il ne veut pas se séparer d’elle. Il lui faut déjouer le destin, quitte à sacrifier l’œuvre en cours.

     

    Lorsqu’il ouvre la porte à Fortunato, le plombier, celui-ci s’intéresse davantage à la bibliothèque qu’à la chaudière. Lui-même écrit des récits, est plein d’idées et de ressources. Il initie Martin au jeu de « tournevis-fléchettes », puis revient le voir, accompagné d’Anna. Sa nièce ? sa muse ? Fortunato est un animateur-né, comme Pozzo menant Lucky à la baguette pour divertir Vladimir et Estragon chez Beckett. Lucky reçoit l’ordre de danser, de penser, Anna est priée de chanter. « Elle a une voix ravissante. » C’est la fille de l’écrivain, la chanteuse Sophie Auster, qui joue ce rôle dans le film. Quant à Claire, il faut attendre la fin, bien sûr, pour savoir si, oui ou non, Martin réussira à la garder auprès de lui.

  • Transformer

    « J’ai découvert que l’écriture, contrairement à la musique, aux langues, au sport et aux autres matières enseignées au lycée, rachète le réel, et d’une façon toute particulière. Prenez quelqu’un que personne n’aime, dans la réalité :
    si vous le transformez en personnage, vous pouvez le faire aimer beaucoup. »

     

    Milena Agus, Comme une funambule (Postface à Mal de pierres)

     

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  • La chose principale

    Mal de pierres de Milena Agus vient de sortir au format de poche. En 2006, ce roman d’une Sarde née à Gênes en 1959 a reçu un très bon accueil en traduction française, après sa sortie chez Nottetempo, une maison d’édition italienne publiant des « livres à lire la nuit, écrits en gros caractères, légers et de petit format ». L’auteur évoque ses débuts dans une postface très personnelle, intitulée Comme une funambule (2007). Elle y définit ainsi son art : « Si un lecteur me dit qu’il a pleuré et ri en lisant une de mes histoires, je suis heureuse. Car c’est ainsi que je vois la vie, misérable et merveilleuse, et communiquer exactement ce que je sens, me comble. »

     

    Le mal de pierres (des coliques néphrétiques) n’est qu’un des maux de la grand-mère de la narratrice. Sa petite-fille reconstitue sa vie par affection et comme pour réhabiliter celle qui passait pour folle dans sa propre famille et dans son village de Sardaigne. Ne s’était-elle pas, un jour, jetée dans le puits ? Désespérant d’être vieille fille à trente ans passés, sa grand-mère fut casée en 1943. Un veuf  vint se réfugier au village après le bombardement de sa maison. Elle ne ressentait rien pour lui et tenta d’échapper au mariage sans amour, mais ses parents acceptèrent la demande. Lui, au cours d’une conversation franche, accepta ses conditions : elle ne serait pas « une véritable épouse », il continuerait à fréquenter les maisons closes. C’est loin du coup de foudre imaginé par les voisines en voyant mariée un mois plus tard cette femme « avec ces beaux seins fermes, cette masse de cheveux noirs et ces yeux immenses ». 

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    A la fin de la guerre, il n’y a plus grand-chose à manger et tout devient très cher. La grand-mère écrit « dans un cahier noir à tranche rouge qu’elle cachait ensuite dans le tiroir des choses secrètes avec des enveloppes d’argent liquide. » Pour limiter les dépenses, elle demande à son mari de lui expliquer exactement « ce qui se passe avec ces femmes » et lui propose ses services. Mais elle ne réussit pas à être enceinte et souffre toujours de calculs aux reins. Les médecins lui prescrivent une cure sur le Continent, à Civitavecchia, en 1950. C’est là qu’elle rencontre le Rescapé, dans un hôtel chic fréquenté par les curistes.

     

    « Vêtu d’une façon distinguée » et séduisant, malgré sa jambe de bois (blessure de guerre),  ce marin qui souffre du même mal qu’elle aime la littérature, les poèmes, et plus que tout sa petite fille qui adore « l’école, l’odeur des livres et des papeteries ». A lui, elle ose parler pour la première fois de ce qu’elle écrit dans son cahier secret, qu’il demande à lire. Très vite, ils se font confiance, se racontent tout. Le Rescapé a une passion pour le piano, il en joue. La grand-mère lui fait un jour cette proposition : « Et si nous embrassions nos sourires ? »

     

    « D’ailleurs grand-mère disait toujours que sa vie se partageait en deux : avant et après sa cure, comme si l’eau grâce à laquelle elle avait éliminé ses calculs s’était révélée miraculeuse à tous les niveaux. » En effet, neuf mois après son retour, elle met un garçon au monde. A sept ans, il prend des leçons de piano que sa mère lui paie en faisant des ménages. Il deviendra un excellent pianiste : « Papa a toujours eu sa musique, et le reste du monde lui a toujours été complètement égal. »

     

    Mal de pierres n’est pas construit de façon chronologique. L’éclairage passe d’un personnage à l’autre, privilégiant les sentiments de la grand-mère mais brossant aussi au passage une peinture de mœurs, celles des Sardes restés sur leur île et celles de ceux qui sont allés tenter leur chance dans le Nord de l’Italie. Il y a beaucoup de pudeur dans l’évocation des sentiments, alliée à une grande franchise sur la sexualité. On suivra jusqu’au bout l’existence de cette femme qui vieillit auprès d’un homme qui l’aime peut-être plus qu’elle ne le croit en pensant à un homme qu’elle a vraiment aimé et qu’elle rêve de retrouver. C’est à sa petite-fille qu’elle se confie le plus. A qui elle dit avoir déclaré au grand-père, quand il lui racontait la mort de sa première femme, avant leur mariage : « Votre femme possédait la chose principale qui embellit tout. » Il avait répondu : « Et quelle est, d’après vous, cette chose principale, mademoiselle ? ». Elle n’avait rien ajouté. Ce n’est qu’après la mort de la grand-mère tant aimée que sa petite-fille découvrira tout ce qu’elle ne lui a pas dit.