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Textes & prétextes - Page 66

  • Fleurs à l'affiche !

    2023 est l’année de l’Art nouveau à Bruxelles. La maison Autrique met à l’honneur Privat Livemont (1861-1936), un artiste bruxellois particulièrement bienvenu dans cette maison due à Victor Horta, le grand architecte de l’Art nouveau à Bruxelles, né la même année que lui. L’exposition Privat Livemont. Fleurs à l’affiche ! aurait pu s’intituler « Femmes à l’affiche ! » Fleurs et femmes figurent sur de nombreux sgraffites de Livemont ornant des façades à Schaerbeek – une nouvelle carte de promenade lui est dédiée. 

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    L’affiche « Bec Auer » figure en entier sur la couverture du petit catalogue
    bien illustré (Galerie le Tout Venant et La Maison Autrique, 2023)

    La maison se visite de la cave au grenier, il y a beaucoup à voir. Privat Livemont, peintre, décorateur, enseignant, fut un remarquable affichiste autour des années 1900, aussi célèbre alors que Mucha. En plus des affiches venant de musées bruxellois, de la Bibliothèque royale et de collectionneurs privés, l’expo présente des peintures, des estampes, des dessins et de la correspondance, des photos, des objets prêtés par son arrière-petit-fils, Hubert Guillard-Livemont.

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    Affiche de 1897, Coll. KBR

    Professeur de dessin à l’Ecole industrielle, Livemont crée en 1890 une première affiche pour le Cercle Artistique de Schaerbeek. Il en dessinera sept. Les premières comportent des fleurs de cerisier, des cerises, l’âne, emblèmes de la commune, puis ce qui deviendra son motif de prédilection : une femme de profil « à la chevelure serpentine » (carnet de visite). A tous les étages, il faut explorer chaque pièce : chaque recoin participe à l’exposition avec de petits formats, comme ce portrait de la femme de l’artiste.

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    Privat Livemont, Madeleine Brown dans l'atelier de son mari, huile sur panneau, 1896

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    Franz Livemont, né en 1891, fils unique de l'artiste, 1896, Coll. Guillard-Livemont

    A la fin du XIXe siècle, les affiches auparavant petites et monochromes destinées à être placées à l’intérieur cèdent la place, grâce aux progrès de l’imprimerie, aux grandes lithographies placardées dans les rues. Comme Mucha, Toulouse-Lautrec, Bonnard, Privat Livemont y trouve un nouveau moyen d’expression et y excelle. Il reçoit des commandes publicitaires pour Delacre et De Beukelaer, deux grandes biscuiteries belges.

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    Privat Livemont, Biscuiterie De Beukelaer, 1900, collection Guillard-Livemont :
     « Tout est floral et stylisé dans la composition : vêtement, coiffe et décor d’arrière-plan. »

    La « femme chandelier » de Livemont sur la publicité du Bec Auer, reprise partiellement sur l’affiche de l’exposition (ill. 1), est extraordinaire avec les bras de lumière s’échappant de ses cheveux. Elle en tient d’autres dans les mains, avec des lampes comme des fleurs au bout de longues tiges. Le nom de la firme est discrètement repris sur la robe entre les motifs de lampes-fleurs suspendues. Quels dégradés subtils de jaune et de bleu !

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    Privat Livemont, La Vague, lithographie couleurs et rehauts d'or, 1897

    En 1897, Privat Livemont, peintre-décorateur, dessine et fait réaliser par Boch des panneaux en céramique pour orner la façade de la Grande Maison de Blanc dans le centre de Bruxelles. Il exécute cette année-là une première estampe destinée à la décoration intérieure : La Vague, à la fois symbolique et japonisante, hommage à Hokusaï ; elle inspirera un vitrail pour l’Hôtel Saintenoy (Ixelles).

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    Affiche de 1896, Coll. Musée d'Ixelles

    En revanche, la nageuse de « Cabourg à 5 heures de Paris » qui attire des nageurs autour d’elle relève d’un humour plutôt lubrique. Cette affiche est commentée dans une des capsules vidéos projetées dans la bibliothèque, où des experts et expertes abordent l’art de Livemont sous différents angles, tous très intéressants – comme sa façon d’embellir la femme mais aussi de l’utiliser dans l’affiche publicitaire – cela vaut la peine de s’asseoir pour les écouter.

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    Dimensions : 274 x 127 cm

    La très grande affiche de l’Exposition universelle de 1897 à Bruxelles (dans les parcs du Cinquantenaire et de Tervueren) est présentée dans le hall d’entrée de la maison Autrique. Une femme majestueuse porte une robe aux motifs de lion brabançon sous son manteau feuillagé ; elle tient un bouclier où Saint Michel, patron de la ville, terrasse le dragon. Dans le fond, en grisaille, l’arcade du Cinquantenaire vers laquelle se pressent des visiteurs du monde entier.

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    Privat Livemont, Cacao Helm, lithographie couleurs,
    imprimerie Van Leer à Amsterdam, 1899 (désolée pour le reflet)

    La femme-fleur si souvent dessinée par Privat Livemont peut être maternelle et nourricière, comme sur l’affiche au magnifique fond vert couvert d’épis de blé où un enfant impatient tend la main vers l’assiette de biscuits que sa sœur dévore des yeux (De Beukelaer, ill. 4) ou celle-ci : une petite fille assise par terre près de branches d’églantier ouvre la bouche pour goûter une cuillerée de chocolat tendue par sa mère.

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    Privat Livemont, La Sculpture et La Peinture, lithographies couleurs imprimées sur vélin crème, 1900,
    Coll. Galerie Le Tout Venant (cliquer sur les liens pour de meilleures couleurs)

    Ou une artiste. Comparons La Peinture et La Sculpturecomplémentaires, le rouge et le vert contrastent et s’inversent entre la bordure supérieure et l’arrière-plan du sujet principal. En haut, les fleurs se courbent, comme agitées par le vent ; derrière la peintre et la sculptrice, leurs tiges se dressent, immobiles, un motif répétitif qui laisse la vedette au sujet féminin. Les gestes des mains sont gracieux, les regards concentrés, les vêtements et la coiffe raffinés.

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    Privat Livemont, La Fileuse et La Brodeuse, lithographies couleurs, 1904,
    Coll. Galerie Le Tout Venant

    La fileuse et La brodeuse sont au travail devant un paysage hollandais. C’est aux Pays-Bas que s’est tenue, en 1904, la première grande rétrospective consacrée à l’artiste. De belles estampes florales montrent que Privat Livemont a précisément étudié les plantes avant de les utiliser comme ornement. L’exposition Fleurs à l’affiche ! de la maison Autrique montre toutes les facettes de son art et de sa renommée, dont témoignent de nombreux documents en vitrine. Ne manquez pas ce bel hommage à un grand artiste de l’Art nouveau à voir jusquà la mi-janvier à Schaerbeek.

  • Numéro 2

    Mosaïque (1).jpgLes mosaïques que je rencontre en balade dans Schaerbeek sont pour la plupart des mosaïques de trottoir artisanales. Elles ont le charme du « fait main » (contrairement aux mosaïques toutes faites, trop régulières), elles retiennent par leurs couleurs, leur originalité, leur sujet qui répond à une demande plus ou moins précise.

    Quand je suis passée devant, il y a peu, cette mosaïque d’un numéro sur le mur d’une maison m’a séduite par sa finesse et sa composition. Le chiffre deux, très clair, se détache noir sur blanc ; le fond évoque le craquelé d’une faïence. J’admire à l’intérieur du cadre le jeu des courbes végétales, le vert des tiges en camaïeu, les nuances des fleurs rouges…

    Mosaïque entrée.JPG

    Au moment où je prends la photo ci-dessus, la porte s’ouvre. A la jeune femme qui sort, je dis mon sentiment : elle m’apprend que c’est sa mère qui a composé ce numéro de maison et que c’est elle aussi qui a créé une grande et charmante mosaïque d’entrée que je ne manque jamais de regarder au passage, non loin de là. Abritée sous un porche, elle n'est pas facile à photographier (la photo date dil y a quelques années).

    Bravo, l’artiste !

  • Ne pas être vu

    Ernaux Quarto.jpg« L’exposition que je fais ici, en écrivant, de mon obsession et de ma souffrance n’a rien à voir avec celle que je redoutais si je m’étais rendue avenue Rapp*. Ecrire, c’est d’abord ne pas être vu. Autant il me paraissait inconcevable, atroce, d’offrir mon visage, mon corps, ma voix, tout ce qui fait la singularité de ma personne, au regard de quiconque dans l’état de dévoration et d’abandon qui était le mien, autant je n’éprouve aujourd’hui aucune gêne – pas davantage de défi – à exposer et explorer mon obsession. A vrai dire, je n’éprouve absolument rien. Je m’efforce seulement de décrire l’imaginaire et les comportements de cette jalousie dont j’ai été le siège, de transformer l’individuel et l’intime en une substance sensible et intelligible que des inconnus, immatériels au moment où j’écris, s’approprieront peut-être. Ce n’est plus mon désir, ma jalousie, qui sont dans ces pages, c’est du désir, de la jalousie et je travaille dans l’invisible. »

    Annie Ernaux, L’occupation

    *[adresse de l’autre femme]

  • Obsessions

    A  nouveau dans Ecrire la vie, un Quarto consacré principalement aux écrits autobiographiques d’Annie Ernaux, je m’arrête sur L’occupation (2002), un texte sur la jalousie. Il s’ouvre sur ce paragraphe : « J’ai toujours voulu écrire comme si je devais être absente à la parution du texte. Ecrire comme si je devais mourir, qu’il n’y ait plus de juges. Bien que ce soit une illusion, peut-être, de croire que la vérité ne puisse advenir qu’en fonction de la mort. »

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    Critique du spectacle : L'Oeil d'Olivier

    Première image : sa main autour du sexe de son amant un des gestes érotiques rapportés dans son récit Passion simple (1991) et dans Se perdre (2001), notes publiées telles quelles de son journal intime (« mon seul lieu véritable d’écriture ») à propos d’une autre liaison. Avec L’occupation, ils forment une sorte de trilogie sur la passion, sur l’obsession amoureuse. Ici c’est de savoir son amant à présent « dans le lit d’une autre femme » qui l’obsède.

    « C’est pourtant moi qui avais quitté W. quelques mois auparavant, après une relation de six ans. Autant par lassitude que par incapacité à échanger ma liberté, regagnée après dix-huit ans de mariage, pour une vie commune qu’il désirait ardemment depuis le début. » L’autre femme, avec qui il vit (W. le lui a annoncé par téléphone, ils restent en contact), est sa nouvelle obsession : elle lui emplit la tête, la fait vivre « intensément », lui donne « une énergie, des ressources d’invention » nouvelles.

    « J’étais, au double sens du terme, occupée. » Au point de se sentir « hors d’atteinte de la médiocrité habituelle de la vie », de l’actualité, des événements du monde. « Il me fallait à toute force connaître son nom et son prénom, son âge, sa profession, son adresse. » Quand il finit par lâcher que c’est une enseignante divorcée de quarante-sept ans et qu’elle habite dans le VIIe, elle l’imagine : « une silhouette en tailleur strict et chemisier, brushing impeccable, préparant ses cours à un bureau dans la pénombre d’un appartement bourgeois. »

    « Je me suis aperçue que je détestais toutes les femmes profs – ce que j’avais pourtant été, ce qu’étaient mes meilleures amies –, leur trouvant un air déterminé, sans faille. » Elle croit la voir partout, elle pense à elle en lisant Le Monde, évite de s’aventurer dans le VIIe devenu « un espace hostile » : « Le plus extraordinaire, dans la jalousie, c’est de peupler une ville, le monde, d’un être qu’on peut n’avoir jamais rencontré. »

    Elle se met à souffrir de la séparation, revoit leurs rendez-vous, dans un « carrousel atroce ». Ce qu’elle ressent ressemble aux vagues qui déferlent, aux falaises qui s’effondrent, à des gouffres… « Je comprenais la nécessité des comparaisons et des métaphores avec l’eau et le feu. Même les plus usées avaient d’abord été vécues, un jour, par quelqu’un. » 

    Une chanson, une publicité ravivent ses souvenirs. « Un soir, sur le quai du RER, j’ai pensé à Anna Karenine à l’instant où elle va se jeter sous le train, avec son petit sac rouge. » Elle se déchaînait parfois chez W. en dansant sur « I will survive » ; quand elle l’entend à présent, ces mots prennent un sens nouveau. Elle pense à son âge, à la vieillesse.

    Sa curiosité pour celle dont il n’a pas voulu lui dire le nom ni le prénom devient « un besoin à assouvir coûte que coûte ». Quand elle a un nouvel indice, elle fouille sur l’Internet, dans l’annuaire, rêve de téléphoner à cette femme pour l’insulter, envahie de « sauvagerie originelle ». Elle relie des faits disparates. « On peut voir dans cette recherche et cet assemblage effréné de signes un exercice dévoyé de l’intelligence. J’y vois plutôt sa fonction poétique, la même qui est à l’œuvre dans la littérature, la religion et la paranoïa ». (L’imagination ?)

    Après avoir décidé de cesser définitivement de voir W., cette curiosité l’a abandonnée. « Ecrire a été une façon de sauver ce qui n’est déjà plus ma réalité, c’est-à-dire une sensation me saisissant de la tête aux pieds dans la rue, mais est devenu « l’occupation », un temps circonscrit et achevé. » L’occupation est un texte très réussi sur la jalousie, racontée, observée, avec le souci littéraire d’en rendre compte par des mots choisis, des phrases justes.


    Merci à Colo de m'avoir signalé cette lecture par Dominique Blanc.

    Dans Passion simple et Se perdre, c’est autre chose : l’obsession du désir physique et de la séduction. Annie Ernaux y raconte sa liaison avec un diplomate soviétique marié rencontré à Leningrad et retrouvé à Paris, une aventure sexuelle avant tout, qui l’obnubile tout du long. « J’ai mesuré le temps autrement, de tout mon corps. » Dans l’attente d’un coup de téléphone, d’une porte qui s’ouvre, elle vit « une histoire de peau » avec un homme plus jeune, sans prudence ni pudeur. Dernière phrase de Se perdre : « Ce besoin que j’ai d’écrire quelque chose de dangereux pour moi, comme une porte de cave qui s’ouvre, où il faut entrer coûte que coûte »