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Textes & prétextes - Page 220

  • Suivre Hannah Arendt

    Sous le titre Dans les pas de Hannah Arendt, Laure Adler ne propose pas une biographie au sens strict. Elle veut la faire mieux connaître, « tenter de restituer sa force et son courage dans les combats qu’elle a menés durant toute son existence », donner envie de la lire, « tant sa pensée donne de l’élan, de la force, de l’énergie », écrit-elle dans l’introduction.

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    Laure Adler suit le parcours de cette intellectuelle juive allemande passionnée par la philosophie – elle sera toute sa vie liée à ses deux maîtres, Heidegger et Jaspers, dans une relation plus sereine avec celui-ci qu’avec le premier. L’étudiante de Heidegger lui gardera toujours son admiration, son amour même, malgré son égocentrisme et ses silences, malgré sa collaboration avec le nazisme, au grand étonnement de l’ami Jaspers. Hannah Arendt apparaît libre et déchirée, « partagée en deux » : entre langue allemande et culture juive, entre Heidegger et Blücher (son mari), entre philosophie et politique, entre vie contemplative et vie active.

    Née en 1906 à Linden, près d’Hanovre, elle doit à sa mère Martha, cultivée, engagée, une éducation dans le respect de son individualité. A son grand-père Max, favorable à l’intégration et opposé au sionisme, sa culture juive. Son père et son grand-père meurent en 1913. Comme sa mère, Hannah admire Rosa Luxembourg, un modèle.

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    Hannah Arendt (8 ans) et sa mère

    Quand Martha se remarie après la première guerre mondiale, Hannah, quinze ans, est forcée de la partager avec deux belles-filles de dix-neuf et vingt ans. A l’université de Berlin, où elle étudie le latin, le grec et la théologie chrétienne, elle a une première liaison amoureuse. Les cours d’Heidegger la passionnent, ils portent sur des questions existentielles. A dix-huit ans, Hannah comprend que « penser, c’est vivre. Vivre, c’est penser ». Elle suit aussi les cours d’Husserl, le maître d’Heidegger.

    Celui-ci publie en 1927 son fameux essai « Etre et Temps ». Ses critiques envers Husserl et son arrivisme déplaisent à Jaspers. Heidegger devient une sorte de gourou, ses cours ont un grand succès. La première trace écrite de la relation entre Hannah Arendt et Heidegger date de 1925 – il a 35 ans, elle 19. Si le professeur aime se retrouver avec femme et enfants dans son chalet de Todtnauberg, il se comporte volontiers en séducteur discret. Avec Hannah, les échanges sont intenses, l’entente profonde, sur tous les plans. Hannah voudrait vivre avec lui, ce n’est pas réciproque. Elle rompt en 1926, quitte Marbourg pour suivre à Fribourg les cours d’Husserl et de Jaspers (43 ans, elle en a 20).

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    Les sœurs Beerwald et Hannah Arendt (15 ans)

    L’année précédente, Hannah a rencontré Günther Stern, « jeune et brillant » intellectuel. Elle s’installe avec lui à Berlin, ils se marient en juin 1929. Tous deux rejettent d’emblée le nazisme, alors que Heidegger y adhère. Hannah s’intéresse au sionisme, uniquement dans la perspective d’un Etat binational en Palestine. Choquée par la nomination de Heidegger comme recteur par le régime nazi, suivie de l’exclusion des professeurs juifs, elle milite contre la « propagande de l’horreur ». Sa mère et elle sont arrêtées, interrogées, relâchées. Lucide, Hannah se décide à quitter l’Allemagne sans attendre.

    Laure Adler raconte leur vie d’exilées, la dérive de Heidegger, les petits boulots pour Hannah qui étudie le français et l’hébreu. Elle cherche à aider les Juifs de toute origine, un premier voyage en Palestine lui ôte ses illusions. A trente ans, elle s’installe à Paris avec Heinrich Blücher, 37 ans, l’épouse après son divorce. De nouveau, elle connaît la vie de paria en France : arrestation, camp d’internement. Elle s’enfuit de Gurs, prend à Marseille un train pour Lisbonne d’où elle embarque pour l’Amérique.

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    Hannah Arendt en 1924

    Etre libre, pour Hannah, c’est se battre. Elle devient journaliste pour vivre, pour défendre l’œuvre de Walter Benjamin, mort en 1940. Elle écrit et enseigne à mi-temps. Indignée par le silence autour du sort des Juifs d’Europe, elle lutte contre le défaitisme et dénonce chez Hitler « l’éloquence du diable » : dès 1941, le régime nazi, en décidant l’extermination, change de nature en se basant sur l’antisémitisme. C’est sa conviction.

    Même aux Etats-Unis, elle est isolée en refusant qu’Israël s’approprie la Palestine ; elle n’admettrait qu’une fédération respectueuse des Palestiniens, basée sur une coopération entre Juifs et Arabes. Antisioniste, antifasciste, elle est soulagée d’apprendre après la guerre que Jaspers et sa femme juive sont sains et saufs. En 1946, Heidegger est mis à la retraite et interdit d’enseigner.

    Hannah Arendt construit sa vie à New York avec Heinrich Blücher, dans une complicité totale qui survivra même à ses infidélités. Elle veut comprendre et décrire le totalitarisme. Elle questionne l’attitude des Juifs durant l’extermination. Elle lit Kafka ; avec Max Brod, elle fait publier son Journal. Son premier voyage en Europe après la guerre, à Paris puis en Allemagne, dans les villes détruites, la convainc que sa patrie est désormais aux Etats-Unis. Elle revoit Jaspers, en toute confiance ; et aussi Heidegger qui va la présenter à sa femme antisémite !

    Laure Adler raconte Hannah Arendt : ses amours et ses amitiés, sa vie professionnelle, sa pensée, ses cours, ses conférences, ses combats, son audace à contredire, son courage à défendre ses idées. Les polémiques seront nombreuses autour de ses livres et de ses articles. Celui sur le procès d’Eichmann à Jérusalem en 1961 lui vaudra de profondes inimitiés, on lui reprochera – même ses amis parfois – son agressivité, son radicalisme, ses exagérations. (En 2013, le film de Margarethe von Trotta est revenu sur ce sujet.)

    Travail, œuvre, action, ce sont les trois piliers de ce que Hannah Arendt appelle la « vita activa ». Cette infatigable penseuse, décédée d’une crise cardiaque en 1975, a de quoi intimider par l’exigence avec laquelle elle incarne la nécessité de « penser ce que nous faisons ».

  • Médecin du foyer

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    La connaissiez-vous ? C’est ce bel exemplaire art nouveau déposé dans le salon intime de Madame à la Villa Empain, qui me l’a fait découvrir.

  • Eclat des années 30

    L’éclat des années 30, c’est le thème de « Flamboyant », l’exposition conçue par Louma Salamé, la directrice de la Villa Empain (construite de 1931 à 1934, mais quasi pas habitée par son propriétaire, Louis Empain). Après la grande guerre se manifeste alors une « soif d’amusement, de distraction et de loisirs » (Guide du visiteur, source des citations). Le sous-titre de l’exposition – « Un art de vivre dans les années trente » – renvoie aussi aux innovations artistiques de ces années-là.

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    Vues partielles du grand salon et de la salle à manger

    On découvre donc la Villa Empain meublée comme pour un collectionneur d’art (imaginaire), avec des objets et des œuvres des années 1920 et 1930. Au rez-de-chaussée, des meubles et du papier peint Art déco ornent les pièces côté jardin. Des peintures de Van de Woestijne et d’Anto Carte sont accrochées dans le grand salon. De l’autre côté, la table de la salle à manger est dressée dans le style de l’époque et au-dessus du buffet, je retrouve ce beau Portrait des enfants Y. Peters par Rodolphe Strebelle (admiré au musée d’Ixelles), près de meules de foin peintes par Spilliaert.

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    Lumière née de la lumière
    de Bang Hai Ja / Franz van Holder, Lumière

    J’ai déjà dit mon coup de cœur pour Lumière née de la lumière, l’œuvre de Bang Hai Ja, à la fenêtre de l’escalier ; cette fois, une grande toile de Franz van Holder, Lumière, y est associée – c’est beau. Il y a beaucoup à voir dans les différentes chambres à l’étage, en commençant par la chambre d’enfant remplie de jouets de l’entre-deux-guerres. Aux murs, Picabia, Strebelle et une gouache de Van de WoestyneLa petite Annonciation ; au sol, un tapis de Miró.

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    Chambre d’enfant / Rodolphe Strebelle, Portrait d'Olivier, s.d.,
    Province du Brabant wallon © Lola Pertsowsky

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    Van de Woestyne, La petite Annonciation

    Le fumoir, tapissé de motifs végétaux stylisés, est transformé en cabinet de curiosités : objets africains, faïences et céramiques… L’intérêt pour les contrées exotiques se manifeste aussi dans une peinture de Van Dongen, Femme debout dans le jardin, « une femme mystérieuse, à la fois parée et voilée, orientale et baudelairienne ».

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    Fumoir L'Oasis / Kees Van Dongen, Femme debout dans le jardin, 1912-13
    Huile sur toile. Private collection, Geneva © Lola Pertsowsky

    A côté de la salle de bain bleue, qui abrite deux vitraux du « Perroquet », un bar à vins qui était situé avenue de la Reine, le bureau restitue bien l’esthétique moderniste qui marque à cette époque le mobilier, l’architecture, avec des plans d’intérieurs et d’extérieurs. Une étonnante affiche du Palais des Beaux-Arts annonce une exposition sur Le bon goût et le mauvais goût (mars 1930). Dans la vitrine-bibliothèque, près d’une grande sculpture de serpent dressé, on peut admirer une collection de gracieux petits nus féminins en ivoire typiques de l’Art déco.

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    Vues partielles du bureau / Bahut d'Oscar Jespers (en haut)

    Au-dessus du lit dans la chambre à coucher, une Composition abstraite de Marthe Donas, qui signait alors Tour Donas, au masculin. La pièce est consacrée à la naissance de l’abstraction en Europe, avec entre autres une huile de Kandinsky, Contact (1924). Dans le boudoir, une coiffeuse basse Art déco au miroir rond invite à s’asseoir entre un beau Batelier d’Anto Carte et une peinture de Gustave De Smet – les artistes belges sont à l’honneur. Deux vitrines renferment de jolis accessoires de dames : minaudières, jumelles, réveil… Je craque pour une petite boîte turquoise d’inspiration japonaise.

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    Chambre à coucher ou Chambre de Monsieur
    Marthe Donas, Composition abstraite, 1920, Huile sur bois
    Private collection, Gent © Lola Pertsowsky

    Le « salon intime de Madame », à l’angle, est souvent la pièce la plus envoûtante des expositions organisées à la Villa Empain. Tendue de rouge et or, éclairée de façon spectaculaire, elle contient deux œuvres très séduisantes : le Matisse au-dessus du canapé, Jeune fille à la Mauresque, robe verte, et un superbe paravent de Max Ingrand, le créateur de la Voie lactée au plafond du rez-de-chaussée : La naissance de Vénus. On y voit aussi une aquarelle où Spilliaert a peint sa chambre – draps blancs, lavis de noir pour les murs. Le dressing n’est pas en reste avec de jolis dessous, robes et chapeaux. « Flamboyant » offre une plongée dans l’ambiance et l’esthétique des années trente, avant que l’Europe ne sombre dans la seconde guerre mondiale.

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    Le salon intime de Madame / Max Ingrand, La naissance de Vénus (paravent, détail)

    La visite se prolonge au sous-sol avec Heliopolis. La ville du soleil, une seconde exposition. « Des liens historiques étroits lient la Villa Empain / Fondation Boghossian de Bruxelles à la « Villa hindoue », aussi appelée « The Hindou Palace » ou « Qasr al Baron » d’Héliopolis en Égypte. La première a été une demeure de Louis Empain (1908-1976) ; la seconde avait été voulue par son père, Édouard Empain (1852-1929), entrepreneur belge hors du commun, dans la ville qu’il a contribué à créer dans le désert au nord-est du Caire. » (Catalogue)

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    Couverture du catalogue (à télécharger en ligne

    Cette exposition très intéressante (photographies interdites) présente l’histoire du site égyptien depuis l’Antiquité jusqu’à la création de la Nouvelle Héliopolis au début du XXe siècle : plans, objets, photographies, sculptures, documents divers évoquent la cosmogonie du dieu solaire, la fuite de la Sainte Famille en Egypte, ainsi que « l’Héliopolis du baron Empain et du pacha Boghos Nubar », une incroyable affaire immobilière qui a vu naître dans le désert une nouvelle ville Art déco destinée aux habitants du Caire à la recherche de plus de confort et d’espace. Les deux expositions seront visibles à la Villa Empain jusqu’au mois d’août.

  • Reconquête

    tesson,sur les chemins noirs,récit,littérature française,marche,rééducation,traversée de la france,campagne,nature,culture« Gras marchait vite, je peinais derrière lui. Mais chaque jour pourvoyait à une amélioration de mes fonctions physiques. Parfois c’était la souplesse que je sentais revenir, un autre jour le souffle était moins court et aujourd’hui je n’avais pas souffert de la moindre douleur dans le dos. Pour l’instant la guérison me garantissait un sentiment contre-nature : l’impression d’une reconquête quotidienne, comme si le processus de démolition biologique de la vie s’était inversé et que j’allais rajeunir jusqu’au jour où, la guérison achevée, la mécanique se renverserait à nouveau et où je recommencerais à me sentir vieillir, signe que je serais parfaitement rétabli. »

    (Le 18 septembre, dans les Cévennes vivaraises)

    Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs

  • Voyage né d’une chute

    Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson raconte sa traversée de la France à pied, du Sud-Est jusqu’au Cotentin, du 24 août au 8 novembre 2015, une marche en guise de rééducation qu’il s’était promis d’entreprendre s’il s’en sortait. Le livre s’ouvre sur deux cartes – celle de la France « hyper-rurale », celle de son itinéraire (ci-dessous) – et un avant-propos qui résume deux chocs survenus dans sa famille où « la vie ressemblait à un tableau de Bonnard » : sa mère était morte – « et moi, pris de boisson, je m’étais cassé la gueule d’un toit où je faisais le pitre ».

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    Après quatre mois d’hôpital, il a réchappé d’une chute de huit mètres qui l’a abimé physiquement et a laissé intact son goût de la route buissonnière. « Pas n’importe quelle route : je voulais m’en aller par les chemins cachés, bordés de haies, par les sous-bois de ronces et les pistes à ornières reliant les villages abandonnés. » Le train, à une allure qu’il juge folle (« la vitesse chassait le paysage »), l’amène à Nice puis à la gare de Tende, son point de départ.

    Avant de monter vers le col de Tende, comme les Russes qui « s’asseyent quelques secondes » avant de partir en voyage, font le vide, pensent à ceux qu’ils quittent, il s’assied, puis se met en route. Les pins noirs sur la crête du Mercantour le font penser à la Chine, mais il se rappelle l’injonction de Pessoa : « De la plante, je dis « c’est une plante », / De moi je dis « c’est moi ». / Et je ne dis rien de plus. / Qu’y a-t-il à dire de plus ? » Résolution difficile à tenir : comment regarder les choses sans laisser monter les souvenirs, sans se rappeler ses peintres ou écrivains de prédilection ?

    « Je plaçais mon salut dans le mouvement. » En quelques pages journalières, Sylvain Tesson raconte sa progression, du concret et des rêveries, sa jouissance de revenir au « temps des bivouacs ». Au début, il se traîne, le dos souffre. Pour soulager son corps de la nuit sous tente, il cherche de temps à autre un gîte. Pas facile d’échapper à l’administration de la « ruralité » au sens du rapport Ayrault-Valls : « Ce que nous autres, pauvres cloches, tenions pour une clef du paradis sur Terre – l’ensauvagement, la préservation, l’isolement – était considéré dans ces pages comme des catégories du sous-développement. »  

    Sur les chemins noirs est le récit d’une marche forcée volontaire hors des sentiers battus, autant que possible à distance des aménagements du territoire, le temps d’une prise de conscience. Pourquoi passer sa vie à cavaler ? Comment font ces gens qui s’enracinent quelque part pour la vie ? Où vivre librement sans trop de pression sociale ? « L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. » Sylvain Tesson n’est ni ermite ni asocial. De temps à autre, un ami, une sœur viennent marcher un peu avec lui. Il parle avec ceux qu’il rencontre en chemin, partage son pain avec des chats maigres. Le silence est son allié. L’amélioration physique est notable, mais il doit composer avec les médicaments, les douleurs, les faiblesses, les réactions parfois étranges devant sa nouvelle apparence.

    Un livre court (170 pages) pour un long itinéraire à l’aide des merveilleuses cartes d’état-major de l’IGN. Les descriptions sont rapides, les paysages sentis plus que photographiés. Il y est question de « l’époque », la nôtre ; elle lui paraît tout sauf glorieuse, livrée aux bureaucrates et au commerce, envahissante. « Récemment, le chef de l’Etat français s’était piqué d’infléchir le climat mondial quand il n’était même pas capable de protéger sa faune d’abeilles et de papillons (Fabre en aurait pleuré). »

    « Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie. » L’écrivain a le goût de la formule, du calembour – « Oraison, funèbre endroit. » Il fait au lecteur le plaisir de ne pas s’appesantir. Les paysages ne lui sont pas simplement le « décor du passage », le marcheur va à leur rencontre, écoute leur histoire, découvre « le trésor des proximités ».

    En lisant Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, j’ai aimé sa façon de partager cette traversée inédite faite d’efforts et de plaisirs, de questions sur le monde et sur soi. Un cadeau d’un écrivain-voyageur pour qui le voyage, même dans son propre pays, est toujours aussi cheminement intérieur et quête de lumière.