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Textes & prétextes - Page 219

  • Débrancher

    anne le maître,sagesse de l'herbe,quatre leçons reçues des chemins,essai,littérature française,chemins,marche,beauté,sagesse,culture« Débrancher.
    Renouer, si peu que ce soit, avec les cycles naturels. Aller jour après jour des ténèbres de l’hiver aux éclosions du printemps, des marées d’équinoxe aux mystérieux solstices.
    Se connaître soi-même comme un être cyclique, avec ses temps de force et de faiblesse, ses moments fertiles et ses périodes où l’énergie reflue.
    Laisser la Terre tourner. »

    Anne Le Maître, Sagesse de l’herbe

  • Merci, Anne Le Maître

    Sagesse de l’herbe. Quatre leçons reçues des chemins : Anne Le Maître, rencontrée dans la blogosphère où elle partage deux passions, l’aquarelle et l’écriture poétique, offre sous ce titre à cheminer avec elle. « D’aussi loin que remontent mes souvenirs, il y a les prés, les forêts et les chemins qui les sillonnent, et le temps suspendu de la promenade. »

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    © Anne Le Maître, Colline. Vézelay 2015 (Bleu de Prusse)

    Ce livre allie délicieusement la balade et la réflexion, l’observation et l’amour de la vie. Quand Anne Le Maître se met en route, elle emporte une carte, une gourde, parfois quelques pinceaux – « Un sac, pour les trouvailles. Un carnet, pour les mots ». Elle marche, elle regarde, elle songe : « Chaque fois que sonne l’heure des mots, chaque fois me reviennent, plus fort que tout, ces leçons apprises des chemins. Cette sagesse à hauteur de brin d’herbe. Je crois que je n’en ai pas d’autre. »

    Elle nous emmène à la rencontre des jonquilles dans les bois de Pâques, dans la lumière d’un matin de printemps ; un jour d’été, à la cueillette des mûres avec une enfant. Pour mesurer le monde, « la seule aune » du corps : « Ce qui compte c’est le pas, le souffle et le nombre de battements de cœur qui me séparent du but. » Au passage, l’enseignante de Dijon rappelle une définition, une étymologie, une citation. La science et la lecture sont ses compagnes discrètes et sûres.

    « Il a suffi de trois pas hors de chez moi pour que je rejoigne d’autres intentions, d’autres rythmes, d’autres temporalités, plus mystérieux. » Echapper au temps des machines – celles du travail, celles que nous laissons envahir notre vie – et « renouer, si peu que ce soit, avec les cycles naturels ». Anne Le Maître fait un bel éloge des saisons : « J’aime à la folie cette ronde des saisons propre à nos latitudes tempérées, qui fait passer des collines du brun au vert puis à l’or poussiéreux des moissons. »

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    Anne Le Maître à La Hulpe, 11 mai 2019

    S’ouvrir à la beauté du monde, sans angélisme ni naïveté. La laideur, la nature blessée, le paysage défiguré existent – « Mais comprenez ceci : je n’ai pas ignoré la porcherie derrière l’églantine. J’ai vu l’églantine devant la porcherie. J’ai vu le vallon tout autour de l’antenne, et le bleu incroyable d’un champ d’orge empoisonné qu’on aurait pourtant dit pétri de ciel pur. J’ai vu. Je me suis efforcée de voir. C’est un effort constant, une vraie discipline. »

    En résonance, des écrivains, des jardiniers, des poètes, la Bible, des peintres – des porteurs d’Espérance. Ils s’invitent, quand elle découvre un lieu, un paysage – quelques dessins à l’encre noire à l’appui –, quand elle admire, quand elle contemple. Il en faut, de l’espérance, pour accompagner quelqu’un dans un service d’oncologie, pour affronter jour après jour l’érosion effrénée du monde par l’homme.

    Anne Le Maître sait raconter la magie des rencontres avec une fleur, un oiseau, un arbre, un animal sauvage. Elle aime les appeler par leur nom, les identifier pour reconnaître ces « autres » que sont nos compagnons dans la sphère du vivant. « Il y a là une forme de politesse faite au monde. » « Apprenons à nommer. Prenons cette peine. L’émerveillement ou l’inquiétude : tout plutôt que l’indifférence, cette mort lente du cœur. »

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    La Hulpe, jardin de l'Académie de musique

    Même dans sa cour où elle bataille contre les herbes indésirables, la conteuse a de quoi penser, comme Hubert Reeves à la rencontre des fleurs sauvages, devant l’infiniment petit, la vie en abondance. Qu’est-ce que le sauvage, au fond ? « La friche, proclame Gilles Clément, qui a beaucoup réfléchi au rapport entre espaces sauvages et terres cultivées, la friche est le territoire de la liberté et de la créativité. »

    J’ai rencontré Anne Le Maître à La Hulpe, où elle participait avec ses aquarelles lumineuses à un parcours d’artistes. Le soleil nous a permis de faire connaissance dans le jardin de l’Académie de musique, en compagnie d’un chat malicieux. J’en ai ramené ce précieux petit livre de sagesse à garder près de soi pour le rouvrir souvent. Merci, Anne.

    Dans la « petite bibliographie subjective » qu’elle ajoute à la fin de Sagesse de l’herbe, des « voyageurs immobiles », des « scientifiques contemplatifs », de « grands arpenteurs », des « maîtres spirituels », des « aventuriers du minuscule ». Précieuses listes où je retrouve des livres aimés et d’autres à découvrir. Anne Le Maître, « terrienne », est entrée dans cette famille d’écrivains avec Sagesse de l’herbe, un livre à offrir et à s’offrir.

  • Deux hommes troublés

    Atiq Rahimi a obtenu le prix Goncourt pour Syngué Sabour en 2008. Cette année, il signe Les porteurs d’eau, un roman dont l’intrigue alterne entre deux personnages : Tom, un Afghan de 45 ans exilé à Paris, marié avec Rina, qui part pour Amsterdam où il devrait retrouver Nuria, rencontrée lors d’un de ses déplacements professionnels ; à Kaboul, Yûsef, un porteur d’eau comme son père, chargé de veiller sur Shirine, la femme de son frère disparu.

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    Magritte, La reproduction interdite, 1937
    Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

    « Elle, Rina, dort ; toi, Tom, tu songes. » Le narrateur s’adresse à Tom (il a renoncé à son prénom afghan, Tamim) qui oscille entre rêve et pensée en regardant au réveil une sérigraphie de Magritte, La Reproduction interdite. C’est Rina qui l’a accrochée au mur, ils n’en ont jamais parlé. Jeune réfugié, Tom rêvait d’une école de beaux-arts, mais il a dû se contenter d’un emploi chez Anagramme, qui reproduit des peintures sur soie. Il lui a offert cette reproduction d’un tableau qui avait d’emblée suscité chez lui « une impression troublante de familiarité ». Sensation de déjà-vu  ?

    « Elle, Shirine, dort ; lui, Yûsef, songe. » Une érection matinale angoisse le porteur d’eau, et le fait que Shirine dorme d’un sommeil agité, le privant du rituel du petit déjeuner qui l’aide à se lever d’habitude. A quoi rêve-t-elle ? Certaines nuits, elle parle en hindi, qu’elle n’a jamais appris. On la dit « possédée ». Yûsef est troublé de l’avoir entendue prononcer le nom de Lâla Bahâri, « son seul ami dans le quartier », un Hindou. Yûsef a reçu des coups de fouet des Talibans pour ne pas avoir servi des musulmans en premier.

    Tom et Rina ont une fille, Lola, et pourtant Tom est décidé à les abandonner : « Partir sans un mot. Sans regard. Sans baisers. Lâchement. » Un coup de tête ? Un coup de cœur ? Sur l’autoroute vers Amsterdam, en mars 2001, il entend annoncer la destruction par les Talibans des grandes statues de Bouddha dans la vallée de Bâmiyân – en épigraphe, Atiq Rahimi rappelle leur histoire contée par un moine bouddhiste du VIIe siècle – selon un décret condamnant toutes les statues non islamiques.

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    Afghanistan en 2007 : la niche laissée vide par une statue de Bouddha de Bamiyan
    détruite par les talibans en 2001. PHOTO GORAN TOMASEVIC/REUTERS

    Yûsef est attiré par Shirine et en a honte. Il s’habille chaudement, met son tablier de cuir, ses bottes de caoutchouc pour aller remplir à la source son outre en peau de bouc. « Dehors, il n’est plus Yûsef, mais le porteur d’eau. » La sécheresse, le froid qui gèle les conduites, rend encore plus précieuse l’eau chaude au parfum de rose que lui seul sait où aller chercher dans les entrailles de la colline et que tout le monde lui réclame.

    Les porteurs d’eau : ce titre au pluriel désigne les deux protagonistes. La pluie torrentielle sur la route rappelle à Tom les mots de sa mère : « toutes les eaux du monde ont leur source dans l’œil de la femme ». Les deux mots ont la même origine : l’œil (« tchashm ») et la source (« tchashma »). Le roman d’Atiq Rahimi explore le trouble de ces deux hommes, l’un en Europe, l’autre en Afghanistan, entre présence et absence de la femme aimée ou de la femme de leur vie. Comme dans Syngué Sabour, son premier roman écrit en français, la relation entre l’homme et la femme est davantage faite de gestes que de paroles, le dialogue entre eux semble impossible, du moins entre Tom et Rina, mariés, et entre Yûsef et Shirine, la femme de son frère qu’il est censé protéger.

    Au contraire, avec Nuria, la jeune auto-stoppeuse catalane que Tom fréquente à Amsterdam, les échanges sont vifs, joueurs, tout en conservant leur mystère. Songeant à leur première rencontre, il se souvient de sa surprise quand elle avait deviné, d’emblée, son origine afghane. Pourront-ils vivre ensemble, quand il aura trouvé un appartement à Amsterdam ? Et dans la capitale afghane, Shirine devinera-t-elle, répondra-t-elle au désir muet de son beau-frère ?

    L’intrigue des Porteurs d’eau repose sur ces tensions dramatiques, tout en décrivant le contexte dans lequel évoluent les personnages. Atiq Rahimi restitue à travers eux les sentiments de l’exilé, d’une part, et la condition du porteur d’eau et des Kabouliens sous la loi des Talibans, intolérants envers les Hindous et envers tous ceux qui ne se soumettent pas, d’autre part. Si l’amosphère de Kaboul est menaçante pour des raisons politico-religieuses, le danger sourd aussi de l’indécision où Tom a plongé en allant à la recherche de Nuria et en abandonnant sa famille. Un roman de profonde solitude et de désarroi.

  • Questions

    adler,dans les pas de hannah arendt,essai,pensée,vie,oeuvre,hannah arendt,heidegger,jaspers,blücher,philosophie,nazisme,engagement,politique,antisémitisme,juifs,culture« En avril [1965], Heinrich échappe, par miracle, à la mort. Il rentrait avec des collègues de Bard College dans un taxi, sur l’autoroute, quand le chauffeur à ses côtés s’est effondré sur lui, mort : crise cardiaque. Heinrich a eu la présence d’esprit d’appuyer sur le frein. Hannah en tremble encore. Elle se réfugie avec lui en juin dans sa maison d’été pour nager et marcher dans la forêt. « Rester loyal envers le réel à travers vents et marées, c’est bien ce que réclame l’amour de la vérité ainsi que la gratitude d’avoir été mis au monde », écrit-elle à Jaspers. Elle travaille magnifiquement et transforme deux conférences en essais. La vérité et la politique, depuis l’aube de l’humanité, n’ont jamais fait bon ménage. Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur ? Et une vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable qu’un pouvoir insoucieux de la vérité ?

    Hannah Arendt formule avec acuité des questions fort embarrassantes que nous nous posons tous à un moment ou à un autre de notre existence. »

    Laure Adler, Dans les pas de Hannah Arendt