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écriture - Page 34

  • Ecriture

    « J’écris sur du silence, une mémoire blanche, une histoire en miettes, une communauté dispersée, éclatée, divisée à jamais, j’écris sur du fragment, du vide, une terre pauvre, inculte, stérile, où il faut creuser profond et loin pour mettre au jour ce qu’on aurait oublié pour toujours. » (Leïla - Paris, le 22 juin 1984)

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    « N’est-ce pas cette distanciation même qui constitue la littérature ? Notre écriture ne vient-elle pas de ce désir de rendre étranges et étrangers le familier et le familial, plutôt que du fait de vivre, banalement, à l’étranger ? » (Nancy – Paris, le 7 janvier 1985)

     

    Nancy Huston - Leïla Sebbar, Lettres parisiennes

  • Femmes dans l'exil

    C’est le fil des commentaires sur Assia Djebar qui a attiré mon attention sur la correspondance entre Nancy Huston et Leïla Sebbar : Lettres parisiennes. Histoires d’exil (en couverture) ou Autopsie de l’exil (sur la page de titre).

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    Ayant quitté le Canada pour l’une, l’Algérie pour l’autre, elles se sont rencontrées à Paris en contribuant à diverses publication féministes : Histoires d’elles, Sorcières, Les Cahiers du Grif. Elles se connaissent déjà depuis dix ans, « proches et à distance », quand elles décident de s’écrire, pour se parler de l’exil. Trente lettres envoyées de Paris le plus souvent, parfois d’ailleurs, qui vont les rapprocher. Du 11 mai 1983 au 7 janvier 1985.

    Leïla Sebbar aime écrire dans une brasserie, un lieu de passage, sur des papiers de hasard, voire des bouts de nappe, qu’elle range ensuite dans son sac près des enveloppes, tickets, papiers divers conservés. « Je m’incruste dans ces lieux publics, anonymes… » Nancy Huston ne fait jamais cela, pour elle c’est un cliché de « l’Américaine à Paris », ce qu’elle n’est pas. Canadienne anglaise, elle a choisi l’exil volontaire et la double nationalité. Elle n’est pas non plus une « Française authentique » et parle de son accent comme d’une « friction entre (elle)-même et la société qui (l’)entoure ».

    Nancy et Leïla s’expriment sur leur condition de femmes en exil et, indissociablement, de l’écriture qui en découle, pour l’une et l’autre. Nancy Huston a choisi d’écrire en français. Sa première réponse tapée à la machine choque Leïla Sebbar qui préfère l’encre verte habituelle des cartes postales de Nancy. Fille d’une mère française et d’un père algérien, tous deux instituteurs, elle tient beaucoup à son stylo, le même depuis dix ans : « la mobilité du stylo-plume me plaît infiniment. » Le français est sa langue maternelle, elle n’a jamais su l’arabe et pense même que, si elle avait su la langue du pays de son père, elle n’aurait pas écrit.

    Chaque matin, Nancy quitte la maison de M. pour son studio dans le Marais, à un quart d’heure de marche, se plaît dans ce quartier. Un séjour en Amérique du Nord lui a donné la nausée des platitudes échangées là-bas, même si elle est triste de quitter parents et amis pour rentrer à Paris, sa ville d’élection, quitte à passer pour une femme têtue et sans cœur.

    Leïla connaît bien cette « division » ; elle l’estime nécessaire, vitale, parce qu’elle crée le déséquilibre qui la fait exister, écrire. Elle n’a pas de lieu bien à elle, préfère l’espace public. Sa passion pour George Sand, pour Indiana en particulier, la rapproche de Nancy, « Canadienne berrichonne », qui va régulièrement dans la maison de campagne de M. située dans le Berry de Sand. Le français est sa « langue d’amour », écrit-elle.

    De Cargèse en Corse, où elle ressent l’hostilité des autochtones envers les touristes français, Leïla raconte son amour non d’une ville mais d’un pays, la France. Elle connaît mal Paris, ne cherche pas à en savoir davantage sur la ville. D’Ardenais, Nancy dit les petites catastrophes du quotidien (une bouteille de cassis pleine cassée dans la cuisine) qui la font penser à Virginia Woolf. Ils sont sept dans la maison de campagne et elle y retrouve d’une certaine façon la maison familiale qu’elle a fuie. Il n’y a qu’avec son frère, indépendantiste, qu’elle parle en français.

    De lettre en lettre, nous suivons ces deux indépendantes dans leur vie quotidienne, dans leurs déplacements, mais surtout nous en apprenons davantage sur leur passé et sur leur façon de vivre l’exil. Le père de Leïla Sebbar était un instituteur du bled, ce qui l’excluait du milieu des filles de colons à l’école. Apercevoir l’une d’elles, à Paris, qui ne l’a pas reconnue, la secoue tellement qu’il lui faut écrire cela à Nancy. Pour celle-ci, l’exclusion est plutôt liée à la religion, qui lui a été un temps un refuge ; ses parents étaient de religion différente et le remariage de son père avec une Allemande les amena à la religion anglicane, par compromis.

    Leïla Sebbar évoque souvent des femmes passionnées, rebelles, elle conservait dans une farde intitulée « Institutrices, guerrières, putains » des documents sur les « aventurières de l’école, de la guerre, de l’amour ». Femmes souvent nomades, « déplacées ». Jeanne d’Arc l’a séduite, alors que Nancy Huston la voit comme un emblème du nationalisme et de la force militaire, et refuse l’héroïsme de la violence.

    Les Lettres parisiennes sont une véritable correspondance entre deux femmes qui prennent aussi des nouvelles de leurs enfants (deux garçons pour Leïla, une fille pour Nancy, dont Leïla apprécie le prénom proche du sien, Léa). Leïla Sebbar aime enseigner, enseigner la protège de l’exil. Les questions des intellectuels qui la poussent constamment à se situer, le rejet des Arabes qui ne comprennent pas qu’avec son nom, elle ne parle pas l’arabe, tout cela renforce son sentiment d’exclusion, de non appartenance à un groupe ou une communauté.

    Nancy Huston : « j’ai accepté d’habiter cette « terre » qu’est l’écriture, une terre qui est par définition, pour chacun de ses nombreux habitants, une île déserte. » Femmes écrivains, rencontres de hasard (souvent de comptoir, pour Leïla), familles, projets d’écriture, souvenirs, condition féminine… A travers de multiples thématiques, deux femmes de lettres et d’exil se disent et se questionnent. L’exil, se demande Nancy, n’est-ce pas finalement le fantasme qui fait écrire ? « Je ne subis pas l’écart, je le cherche. »

  • Points-virgules

    La seule critique que lui ait faite l’auteur d’Abattoir 5 portait sur son usage de la ponctuation. Il avait horreur de tous ses points-virgules.

    – Les gens vont s’en douter, vous savez, que vous êtes passé par l’université, vous n’avez pas besoin de leur prouver.

    Mais ces points-virgules venaient justement des vieux romans du XIXe siècle qui lui avaient donné envie d’écrire. Il avait remarqué les titres et le nom des auteurs des livres que sa mère leur avait laissés, et qu’ils avaient eux-mêmes légués à Ketchum en quittant Twisted River. Il avait attendu d’arriver à Exeter pour les lire, mais alors avec le plus grand soin. Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, par exemple. Ils écrivaient de longues phrases complexes, ces deux-là, et ils affectionnaient le point-virgule. En plus, c’étaient ses auteurs favoris, avec l’Anglais Thomas Hardy, comme il était assez naturel puisque, à l’âge de vingt-cinq ans, Daniel Baciagalupo avait connu sa part de destinée, croyait-il.

     

    John Irving, Dernière nuit à Twisted River 

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  • Echapper à la nuit

    Le monde selon Garp, L’Hôtel New Hampshire, L’œuvre de Dieu, la part du diable, Une prière pour Owen… J’ai lu John Irving avec frénésie dans les années 80. Avec Dernière nuit à Twisted River (2009), allais-je retrouver cet allant ? L’intrigue s’ouvre sur un accident tragique : en 1954, un jeune Canadien, Angel Pope, glisse sur des troncs flottants et disparaît dans la rivière. Ketchum, un bûcheron expérimenté, plonge la main dans l’eau pour le sauver, s’y brise le poignet entre deux troncs. De la berge, le cuisinier de Twisted River et son fils regardent ceux qui écartent les bois à la perche pour permettre à Angel de refaire surface. Trop tard.

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    Dominic Baciagalupo, qu’on surnomme « Cuistot », trente ans, sait qu’il ne servira ses clients qu’à la nuit tombante, quand les recherches auront cessé. Son fils Danny voudrait qu’il lui raconte la mort de sa mère, dont Ketchum a été témoin, mais c’est un sujet que son père évite. La chute d’Angel ne peut que lui rappeler sa femme dansant sur la rivière gelée en leur compagnie, une nuit d’ivresse, elle aussi happée par l’eau.

     

    Le cuisinier boiteux raconte volontiers la nuit où un ours est entré dans sa cuisine, du temps où la mère de Daniel vivait encore : Dominic avait attrapé une sauteuse sur la cuisinière et asséné un coup terrible sur la tête de l’ours qu’il avait pris pour un bûcheron hirsute, ce qui l'avait fait fuir. Depuis, la poêle en fonte est pendue dans la chambre à portée de main, derrière la porte.

     

    Ketchum débarque chez eux en pleine nuit, le poignet dans le plâtre, et affamé. La mort du gamin lui reste sur la conscience, il l’avait pris sous son aile. Il propose au cuisinier de l’accompagner le lendemain matin au barrage où son corps devrait s’échouer, à l’étang de la scierie. (A l’endroit même où Rosie avait été retrouvée – Ketchum n’avait pas laissé Dominic la regarder, son visage était méconnaissable.)

     

    Irving reconstitue d’abord une époque, une région : l’exploitation forestière, les bois portés par la rivière, une activité déjà alors en voie de disparition – à la limite du reportage par moments. L’art de cuisiner occupe aussi une grande place dans ce roman. C’est sa propre mère qui a tout appris au cuisinier, et il a fini par la surpasser.

     

    Jane l’Indienne, la plongeuse, plus âgée que son père, est la principale représentante du sexe féminin dans la vie de Danny, douze ans. La grande et grosse femme à la casquette de base-ball veille sur le gamin en plus d’aider à la cuisine et c’est elle qui lui a raconté la mort de sa mère en 1944. Elle est en ménage avec le constable Carl, un homme très jaloux. Ketchum sort lui aussi avec une forte femme, Pam Pack de Six, qui boit autant que lui. Dominic ne boit plus que de l’eau.

     

    Réveillé par des bruits étranges, Daniel se lève et croit voir son père aux prises avec un ours sur son lit. Il saisit la fameuse poêle et frappe à la tête – reconnaît trop tard Jane l’Indienne qui avait libéré les cheveux de sa longue tresse. Morte sur le coup. Nouveau drame : pas question que le constable apprenne qu’elle couchait avec Dominic, il le tuerait. Aussi décide-t-il de fuir avec son fils, après avoir déposé le corps de Jane à la porte de la cuisine chez Carl. L’homme est connu pour son alcoolisme et sa violence. Le cuisinier espère qu’en découvrant Jane le lendemain matin, le policier pensera l’avoir frappée à mort et dissimulera son corps pour faire croire à une simple disparition.

     

    De cette succession de drames découle toute l’intrigue de Dernière nuit à Twisted River. Avant de partir, le cuisinier et son fils ont rendez-vous avec Ketchum au barrage, pour retrouver le cadavre d’Angel. Ils y sont avant lui, le trouvent, et mettent leur ami au courant. Pour Ketchum, ce départ est insensé, il va éveiller les soupçons, mais Dominic veut protéger son fils à tout prix. On n’aura qu’à dire qu’ils sont partis prévenir la famille d’Angel Pope.

     

    Boston, 1967 – Vermont, 1983 – Toronto, 2000… Irving couvre un demi-siècle avec l’histoire des fugitifs, le Cuistot et son fils, et de leur ami Ketchum – un des personnages les plus attachants du roman. Daniel Baciagalupo, doué pour l’écriture, deviendra l’écrivain à succès Daniel Angel (pas question de publier sous le nom de son père, pour ne pas que Carl retrouve sa trace, une inquiétude constante). Dominic continuera à cuisiner. Au restaurant dont Angel avait la carte dans son portefeuille, le cuistot a fait la connaissance de Carmella, à qui il a appris la noyade de son fils, sans savoir qu’elle avait déjà perdu son mari de la même façon. Daniel, qu'elle va aimer comme un autre fils, vit hanté par toutes ces tragédies. Sa femme le quittera un jour en lui laissant un garçon de deux ans, qu’il va élever seul, comme son père a fait pour lui.

     

    Amours, amitiés, relations entre père et fils, rapports compliqués avec les femmes et sexualité, questions de vie ou de mort, solitude, écriture, les thèmes obsessionnels de John Irving trouvent dans Dernière nuit à Twisted River une intensité plus noire encore. Plus de six cents pages de suspense – « Less is more » est une formule idiote aux yeux d’Irving – ce douzième roman m'a paru long. L’auteur y a mis beaucoup de ses propres peurs et angoisses. Ses lecteurs reconnaîtront les allusions à sa carrière, à ses livres précédents. Et s’il n’y avait qu’une question essentielle : comment faire pour être heureux, malgré tout ce qui nous arrive ? Comment faire pour échapper à la nuit ?

  • Un sale tour

    « Il eût été si simple d’effacer mes traces en niant l’existence du livre, ou de lui dire que je l’avais perdu quelque part, ou de prétendre qu’Adam avait promis de me l’envoyer mais ne l’avait pas fait. Le sujet m’avait pris par surprise et je n’avais pas été capable de penser assez vite pour me mettre à débiter une histoire inventée. Pire encore, j’avais dit à Gwyn qu’il y avait trois chapitres. Seul le deuxième risquait de la blesser (ainsi que quelques réflexions dans le troisième, que j’aurais facilement pu biffer) et si j’avais dit qu’Adam n’avait écrit que deux chapitres, Printemps et Automne, ça lui aurait évité de retourner à l’appartement de la 107e Rue et de revivre les événements de cet été-là. Mais elle attendait maintenant trois chapitres et, si je n’en envoyais que deux, elle m’appellerait aussitôt pour me réclamer les pages manquantes. Je photocopiai donc tout ce que je possédais – Printemps, Eté et les notes pour Automne – et expédiai le tout l’après-midi même à son adresse à Boston. C’était un sale tour que je lui jouais, mais je n’avais désormais plus le choix. Elle souhaitait lire le livre de son frère, et le seul exemplaire au monde m’appartenait. »

    Paul Auster, Invisible 

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