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nouvelle - Page 6

  • La Malika de Bowles

    En relisant L’Education de Malika, une nouvelle de Paul Bowles (1910-1999) qui la jugeait lui-même comme « le contraire », d’une certaine manière, de la plupart de ses œuvres de fiction, j’ai été frappée par les motivations de l’héroïne, mieux montrées par le titre original – Here to learn (1981) – et par l’image qu’il y donne de notre civilisation occidentale. Le regard d’une Marocaine (disons de l'écrivain, établi au Maroc) sur l’Occident ne manque pas d’intérêt en cette période de renaissance du monde arabe (espérons-le) avec ses milliers de réfugiés cherchant ailleurs un paradis qu’ils n’y trouveront pas forcément.

     

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    Matisse, La porte de la Casbah

     

    Malika, dès sa naissance, est une beauté. Des religieuses, les « Hermanas Adoratrices », proposent de la prendre en charge et de lui enseigner l’espagnol et la broderie. Cela enthousiasme son père qui aimait répéter qu’ « Allah nous a placés sur terre pour apprendre ». Quand il meurt, Malika, cinq ans, rentre chez sa mère qui désapprouve tout ce temps passé par sa fille avec des « nazaréennes ».

     

    Un jour, elle la juge assez grande pour aller vendre une poule au marché. Malika, qui craint les soldats du bourg, lui demande de quoi se couvrir le visage, mais sa mère l’éconduit. La fille se débrouille avec une serviette éponge ou se met de la boue sur le visage. Quand elle a quinze ans, un soldat la coince dans une ruelle, heureusement dérangé par des passants. Sa mère alors la gifle et la traite de chienne. C’est le début d’une « guerre silencieuse » entre elles.

     

    La nouvelle vie de Malika commence un jour où les vendeuses du marché l’envoient dire à un « nazaréen » qui les photographie de s’en aller. L’homme souhaite la prendre en photo, lui achète ses œufs, puis l’emmène dans sa décapotable pour un tour hors de la ville, un pique-nique improvisé, une visite à la ville voisine, Tétouan, qu’elle ne connaît que par ouï-dire. Comme elle ne veut pas rentrer chez elle, le photographe l’emmène chez lui à Tanger (la ville où Bowles a vécu pendant cinquante-deux ans).

     

    Dans l’appartement de l’Américain, Malika étudie les poses séduisantes des femmes sur les photos des magazines. Tim lui offre des vêtements élégants, lui procure un passeport, l’emmène à plusieurs fêtes où elle est très remarquée. Il lui donne aussi « sa première leçon d’amour ». Puis Tim part pour Londres, en lui laissant l’appartement. Deux amis homosexuels sont chargés de veiller sur Malika. Mais Tim ne revient pas à la date prévue.

     

    Un nouveau soupirant, Tony, un grand Irlandais, introduit par ses « eunuques », invite la jeune femme à l’accompagner à Madrid, elle accepte. Là il l’emmène s’habiller chez Balenciaga. Ensuite ce sera Paris, une ville « beaucoup trop vaste » qui lui fait peur. Tony présente sa « nouvelle Antinéa » à sa sœur Dinah et l’installe chez elle quand il doit s’absenter. Dinah ne tient pas trop à s’occuper de la jeune Marocaine aux « yeux de gazelle » et à Cortina d’Ampezzo où elles vont aux sports d’hiver, la laisse seule à l’hôtel toute la journée.

     

    Pendant que Dinah skie avec ses amis, Malika traîne au bar. A nouveau, un homme s’intéresse à elle, lui propose des leçons de ski, à ses frais. Cela mécontente Dinah, qui parle de rentrer à Paris, Malika décide de suivre Tex, l'Américain amoureux, à Milan, où elle lui fait croire qu’il est « le premier », puis à Lausanne. Elle veut absolument apprendre l’anglais et Tex l’inscrit à l’école Berlitz. « Elle savait seulement que si elle cessait d’apprendre, elle serait perdue. »

     

    Tex souhaite épouser la jeune femme, qui n’en voit pas l’utilité, mais elle accepte, pour lui faire plaisir. Une autre vie se dessine alors, au retour des nouveaux mariés à Los Angeles, où Tex possède une maison dans les bois. Malika est troublée par la façon de vivre des gens là-bas, « très loin de tout ce qu’elle connaissait. » L’inquiétude ne la quitte jamais. L’argent, l’instruction, les voyages… Malika ne cesse d’apprendre et rêve de régler un jour ses comptes avec sa mère : « Depuis le jour où elle s’était enfuie, la vision d’un retour triomphant ne l’avait pas quittée ; sa fille ne ressemblait pas aux autres filles de la ville. »

     

    L’Education de Malika a été publiée d’abord dans le recueil de nouvelles Réveillon à Tanger, mais Bowles en souhaitait une publication isolée. Il y a du conte de fées dans cette histoire d’une jeune fille qui, passant d’un homme à un autre, se construit un destin tout en faisant figure de « Candide » dans un milieu où luxe et paraître comptent avant tout. Ni sa revanche contre sa mère ni son avenir avec Tex ne sont pourtant garantis à ce personnage qui avance obstinément sur sa route. La réussite matérielle n’est pas tout. Dans sa postface, la traductrice Claude-Nathalie Thomas rappelle la passion de Paul Bowles pour le thème de « l’altérité » : « A mon avis, il n’est pas d’état plus exquis que celui d’étranger. C’est pourquoi je me mêle aux êtres humains, qui ne sont pas de mon espèce : précisément afin d’être un étranger parmi eux. »

  • Une impression

    « L’aéroport de Ouagadougou est un lieu simplement fonctionnel : une piste pour les avions, un couloir pour les passagers, deux guérites en contre-plaqué pour le contrôle des passeports.

    Rien d’autre.

    Trente-neuf ans que j’étais parcouru des lignes de tension occidentales, découpant le monde en petits secteurs d’activités, comme le feraient des fourmis sur une carcasse de vache.

    Durant les quinze minutes bordéliques où je fis la queue jusqu’à ce qu’un grand policier noir appose un cachet sur mon passeport, je sentis que toutes les courroies qui me retenaient à quai depuis tellement d’années lâchaient les unes après les autres.

    C’était une impression agréable. Peut-être proche de ce que peuvent ressentir les cosmonautes découvrant l’apesanteur. »

     

    Thomas Günzig, La circoncision des crocodiles

     

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  • Günzig en Afrique

    Cadeau de Nouvel An à la librairie Tropismes, La circoncision des crocodiles de Thomas Günzig compte une trentaine de pages. Une plaquette publiée avec le soutien de la Coopération belge au développement et des Iles de paix. En 2001, le roman Mort d’un parfait bilingue a valu à l’écrivain belge (né en 1970) le prix Victor Rossel.

     

    Première partie « dans un style occidental angoissé » : voici l’autoportrait de Günzig en monstre, une « sensation profonde » ressentie dès l’enfance qu’il aurait tant souhaitée ordinaire au lieu de grandir « dans l’illusion d’être différent et d’appartenir à un monde qui valait mieux que tous les autres ». D’où l’impression d’un  simulacre. Devenu « quelqu’un d’amusant capable d’ouvrager des textes sombres », Günzig a trouvé son salut dans l’écriture bien qu’il n’ait jamais vraiment aimé ça – nous voilà aux antipodes d’En vivant, en écrivant. Le statut d’artiste, il en jouit mais en dégonfle l’aura : les animations scolaires et les ateliers d’écriture n’ont d’intérêt qu’alimentaire, les occasions de voyager l’excitent au début et puis, pour éviter la tristesse « de ces voyages inutiles, aussi longs et gris que des serpents d’eau, on ne part plus. »

     

    Partir au loin, très loin, il l’a essayé plusieurs fois sans succès, déçu de retrouver ailleurs les « mêmes avenues, mêmes panneaux publicitaires vantant les mêmes produits ». Mais un coup de téléphone au début d’un automne belge « comme l’entrée d’un long tunnel » sans lumière, déclenche un « oui ». Les Iles de Paix l’invitent à partir en mai au Burkina Faso, en Afrique noire, à Fada N’Gourma pour « y rester un peu et écrire un texte ». Tout l’étonne : le « héros normal » qui lui tient compagnie dans l’avion vers Ouagadougou, alors qu’il s’imaginait les gens des Iles de paix comme « des sortes de curés en civil » ; le souffle brûlant de « sèche-cheveux » qu’il prend en pleine figure à l’arrivée, avec « une incroyable odeur de fuel, de feu de bois, de sel et d’épices ».

     

    Deuxième partie « dans un style beaucoup plus relax », inspiré du « Fada N’Gourma way of life ». Le premier soir, il se sent « un peu KO » à l’idée de loger dix jours chez un type qu’il ne connaît pas. Heureusement, Gaël lui donne très vite la sensation que tout va bien se passer. Première nuit africaine « bizarre » : des bruits étranges, la moustiquaire qui bouge beaucoup, vigilance.

     

    Le lendemain, une route qui « ne semblait pas pouvoir, ni vouloir arrêter la force vitale des choses : des chèvres, des moutons, des ânes, des poules, des gens traversaient sans trop se soucier du danger que représentaient les camions et les camionnettes tellement surchargés que leur bas de caisse raclait le gravier. » La 4 x 4 de Fidèle, le chauffeur, passe partout et les amène à bon port, Gaël et lui, dans une maison simple mais confortable (excepté la porte des toilettes qui ne ferme pas). Gûnzig est présenté à tous ceux qui travaillent dans les bureaux d’Iles de Paix. Personne ne comprend vraiment ce qu’il fait là, lui non plus. Le lendemain, une employée lui apprend qu’il est un « Blanc Bonne Arrivée », « un peu comme un bébé découvrant le monde et ne sachant pas vraiment comment s’y prendre ».

     

    Il se sentait perdu, il se découvre heureux. Près des puits qu’on lui montre, des enfants jouent, un plus grand pompe avec énergie. « L’Energie », voilà ce qu’il voit. Des femmes qui entretiennent seules des retenues d’eau, un homme qui plie seul « à l’aide d’une pince et de deux clous, les tiges d’acier du béton armé d’une future école ». Si les Japonais sont réputés pour leur sens de l’effort, « sans doute que les Burkinabé sont les Japonais de l’Afrique. » Dans ce pays sans richesses, les habitants n’ont pas l’air « de s’en faire plus que ça », dépensent une énergie incroyable jour après jour au marché, dans les rues, la brousse, sur les chantiers. L’idée le traverse de s’installer là, à Fada N’Gourma et d’y vivre simplement, « comme tout le monde ». Mais il repart. Dans une petite boîte en plastique qu’on lui a donnée, il a désormais de quoi contrer le monstre, quand il fait mine de se réveiller en lui, et retrouver l’odeur, la magie, la fête. « On dit que les imaginaires ont un pays : si c’est vrai, j’ai trouvé le mien. »

     

    L’humoriste Thomas Günzig – voir le titre de la nouvelle (qui a porté d’abord le nom d’un médicament contre la malaria ) – signe ici un texte au ton personnel. La circoncision des crocodiles n’est ni un récit de voyage, ni un rapport sur le travail des Iles de Paix. C’est l’histoire d’une rencontre avec des gens qui lui ont rendu, « avec rien », le sens des choses de la vie.

  • Jamais assez

    « Mais ce n’était jamais assez, tous deux le sentaient : jamais assez. Et ils s’écrivaient donc des billets brûlants, ils se faisaient passer en secret, comme des écoliers, des lettres folles, enflammées ; le soir, il les trouvait froissées derrière l’oreiller de ses insomnies, elle, de son côté, trouvait les siennes dans les poches de son manteau, et toutes s’achevaient sur le même cri désespéré, cette question fatale : comment supporter une mer, un monde, d’innombrables semaines, deux ans, entre leurs sangs, entre leurs regards ? »

    Stefan Zweig, Le voyage dans le passé

     

  • Revisiter le passé

    Nouvelle inédite de Zweig (1881-1942), écrite en 1929, Le voyage dans le passé (titre conservé bien que raturé dans le tapuscrit) a été publié en 2008 dans une édition bilingue, texte original allemand et traduction française (par Baptiste Touverey), qui a remporté un beau succès. Aujourd’hui, il est disponible au Livre de poche, dans les deux langues, suivi de Stefan Zweig et le monde d'hier, une étude d'Isabelle Hausser (une trentaine de pages).

     

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    Jean Laudy (1877-1956)

     

    « Te voilà ! » : premiers mots des retrouvailles entre un homme et une femme qui ne se sont plus vus depuis neuf ans. Lui, d’origine modeste, travailleur consciencieux,
    devenu l’homme de confiance d’un riche entrepreneur, revient du Mexique où il n’était censé passer que deux ans mais où il a été retenu à cause de la première guerre mondiale. Il y a fait fortune. Elle, l’épouse de l’entrepreneur, s’est éprise de lui secrètement quand il a accepté, à son corps défendant, de s’installer dans leur
    élégante villa, la santé de son employeur ne lui permettant plus de se déplacer.

     

    A la gare de Francfort, ils prennent enfin ensemble l’express du soir pour Heidelberg, déçus du monde qui les prive d’intimité même en première classe où ils espéraient être seuls. « Mon Dieu, comme c’était long, comme c’était vaste, neuf ans, quatre mille jours, quatre mille nuits, jusqu’à ce jour, jusqu’à cette nuit ! Que de temps, que de temps perdu et, malgré cela, surgissait en eux une seule pensée, qui les ramenait au tout début de leur histoire. »

     

    La pauvreté, les railleries des domestiques dans les maisons où il a travaillé comme précepteur, ont rendu le jeune assistant du Conseiller G. farouchement attaché à la liberté d’un chez soi, fût-ce une chambre meublée. Le luxe le blesse, le rend conscient de sa nullité dans « ce monde de l’argent plein de morgue et d’ostentation » où on l’a traité comme un « larbin, valet, pique-assiette, meuble humain, qu’on vend
    et qu’on prête ».
    Mais le malaise ressenti en s’installant dans la chambre d’amis s’évanouit quand il se trouve pour la première fois en présence de la femme du Conseiller. Sa gratitude, ses paroles de réconfort très respectueuses, son souci de tout faire pour qu’il se sente chez eux comme chez lui, lui vont droit au cœur. Délicate « madone bourgeoise », elle lui demande surtout la franchise dans leurs rapports, pacte conclu.

     

    Le voyage dans le passé remonte donc le temps vers ces débuts, cette maison dont il va apprendre à goûter l’harmonie, ces attentions à son égard pour rendre sa chambre « plus confortable, plus colorée et chaleureuse », l’agrément de tenir compagnie à cette femme et à son enfant de onze ans au théâtre ou au concert. « Dès leur première rencontre, il l’avait aimée », mais il faudra du temps pour qu’il se l’avoue et des circonstances très particulières pour qu’il l’exprime ouvertement. Le Conseiller lui donne pleins pouvoirs pour une mission de deux ans au Mexique, où gisent de grandes quantités d’un minerai nécessaire au développement de l’usine de Francfort. « Partir, c’était façonner, créer, c’était les hautes charges », le jeune ambitieux ne peut refuser. Mais partir, c’est quitter cet endroit familier, c’est surtout la quitter, elle, et cette perspective le déchire. Elle aussi, qui se décompose en apprenant la nouvelle et dans un long baiser lui révèle à quel point son amour est partagé.

    Les années mexicaines, le retour en Allemagne, les retrouvailles avec une femme devenue veuve entre-temps, alors que lui s’est marié et est maintenant père de famille, Zweig les raconte avec son art habituel de tisser une atmosphère, d’effleurer les sentiments de plus en plus près jusqu’à leur donner une intensité palpable. Revisiter le passé, c’est, comme elle le dit à son amour d’autrefois, découvrir que « on change, mais on reste la même personne. »