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nouvelle - Page 8

  • Apparition

    « Et aussitôt émergea du tiroir en bois de frêne une tête aux cheveux blond lin bien coiffée, avec des yeux bleus fureteurs. Ensuite vint un cou qui se déroula tel un serpent, puis un craquement de col amidonné, puis apparurent un veston, des bras, un pantalon et, l’instant d’après, un secrétaire au complet débarquait du tiroir sur le feutre rouge en piaulant : « Bonjour ». Il se secoua comme un chien sortant de l’eau, bondit sur ses pieds, renfonça ses manchettes, sortit de sa pochette une plume brevetée et se mit sans plus attendre à gratter du papier. »

     

    Boulgakov, Endiablade 

    Maes Karel Homme lisant 1927.jpg

     

     

  • Diable d'homme

    En 1923, quand il écrit Endiablade, Boulgakov, trente-deux ans, vient d’abandonner la médecine pour le métier d’écrivain et tire le diable par la queue. « Il y avait la vie, et elle est partie en fumée » écrit-il dans une lettre (A ma secrète amie). Cette nouvelle est publiée à Moscou l’année suivante, dans l’almanach Le Tréfonds, puis dans un recueil vite retiré des librairies avant d'être à nouveau autorisé. C’est la première œuvre qui le fait connaître. Les critiques modérés l’inscrivent dans la lignée des satiristes russes – Gogol, Dostoïevski, avant lui, s’étaient attaqués à la bureaucratie tsariste. Mais les représentants de la « critique prolétarienne » condamnent d’emblée Boulgakov pour son ironie antisoviétique.

     

    Titre complet : Endiablade ou Comment des jumeaux causèrent la mort d’un
    chef de bureau.
    Korotkov travaille depuis presque un an au Spimat, le « Premier Dépôt central de matériel pour allumettes ». En septembre 1921,  il apprend par le caissier qu’il ne sera pas payé puis, trois jours plus tard, qu’il le sera « en produits de la firme ». Le voilà donc qui rentre chez lui chargé de paquets de boîtes d’allumettes. Il espère les vendre. Mais sa voisine qui a pour sa part reçu quarante-six bouteilles de vin de messe en guise de salaire le met en garde : ces allumettes ne brûlent pas ! Au premier essai, l’allumette s’éteint aussitôt, en effet. Une deuxième produit des
    étincelles dont l’une tombe dans l’œil gauche de Korotkov tout en produisant « une âcre odeur de soufre ».
     

    Moscou, Vue du haut de l'hôtel Rossia.JPG

     

    Ainsi débutent les malheurs du camarade. Un pansement sur l’œil, le lendemain,
    devant le bureau de la direction, « Korotkov se heurta à un inconnu dont l’aspect le frappa ». Petit mais large d’épaules, chauve et boiteux, le « drôle de type » en tunique militaire lui barre le passage : « Défense d’entrer sans être annoncé. » Comme Korotkov proteste et s’indigne, il écrit quelques mots sur le papier qu’il lui présente et le menace de représailles pour ne pas avoir obéi à la consigne. Abasourdi, le chef de bureau apprendra de la secrétaire particulière – elle aussi a l’œil blessé par « ces allumettes du diable » – que le directeur a été révoqué et remplacé par cette « espèce de caleçon chauve ! »

     

    Vexé d’avoir été traité de demeuré par le nouveau venu, Korotkov fait du zèle.
    Inspiré par les mots griffonnés sur sa feuille – le personnel féminin touchera des caleçons de l’armée –, il s’empresse de rédiger l’annonce officielle et de l’envoyer par coursier au directeur pour signature. Le lendemain, il est renvoyé. Il a lu « caleçons » pour Kalsoner, nom du nouveau directeur, auquel il manquait la majuscule.
    Commence alors une course poursuite entre les deux K. L’ex-chef de bureau tient absolument à s’expliquer, mais Kalsoner refuse de l’écouter, sort et enfourche sa motocyclette. Korotkov s’accroche au tramway pour le suivre jusqu’au Tsentrosnab, une tour infernale. Le directeur ne se laisse pas rattraper. D’ascenseur en escalier, de couloir en bureau, Korotkov l’aperçoit, perd sa trace, le retrouve, le reperd. Au passage, un vieux fonctionnaire le prend pour un certain Kolobkov et lui réclame ses papiers. L’homme a quelque chose d’étrange, voire de maléfique dans le regard et même dans son sourire. Et catastrophe, Korotkov ne trouve plus son livret.

     

    Les ennuis s’accumulent. Le gardien d’immeuble qui devrait lui remettre une
    attestation d’identité est décédé. A son ancien bureau, Korotkov retrouve le
    camarade Kalsoner dans une nouvelle situation – le personnage change d’apparence, se dédouble sans cesse, plongeant le chef de bureau dans l’affolement et le désespoir. La chasse à l’homme s’inverse, c’est Korotkov maintenant qui tente d’échapper aux griffes du chauve diabolique.

    Boulgakov, dans cette nouvelle satirique et fantastique, sa seule œuvre importante publiée de son vivant dans son pays, campe un personnage sans caractère propre
    mais qui met toute son énergie au service de sa survie et de sa dignité. C’est un cauchemar où la confusion augmente à chaque étape. La réalité quotidienne du régime soviétique est bien présente : paiements en produits de la firme, licenciements imprévisibles, vol de pièces d’identité, administrations kakfkaïennes. Endiablade, que certains traduisent par Diablerie, peut se lire comme une « histoire rêvée, abracadabrante et purement divertissante » (Françoise Flamant), mais c’est déjà du grand Boulgakov. On retrouvera le diable et son haleine soufrée à Moscou dans
    Le Maître et Marguerite, son chef-d’œuvre.

  • Un homme de trop

    Sous le portrait ensoleillé de sa fille en chapeau jaune par le grand peintre russe Repine, Le Petit Mercure republie Le Journal d’un homme de trop de Tourgueniev, une nouvelle écrite en 1850.

     « S’il faut mourir, autant mourir au printemps. » Un homme de trente ans qui n’en a plus pour longtemps se décide tout de même à commencer un journal et, faute d’autre sujet qui l’intéresse, d’y raconter sa vie. « Au moment où il la vit, l’homme n’a pas le sentiment de sa propre vie ; semblable au son, elle ne lui devient perceptible qu’après un certain intervalle de temps. »

    D’une enfance insipide émerge un souvenir amer : la perte de son jardin, quand sa famille dut quitter la campagne pour Moscou, après la mort de son père. L’étang où il pêchait, les sentiers, les bouleaux, c’est à eux seuls qu’aujourd’hui encore, il voudrait dire adieu. Dans le petit village où il s’est retiré pour finir ses jours, en ce mois de mars 18.., la neige tombe et comme d’habitude, il se sent dans le monde comme « un hôte inattendu et importun », n’y ayant jamais trouvé sa place.

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    Pour l’expliquer, l’homme de trop revient sur un séjour dans la ville d’un certain Ojoguine, fonctionnaire d’une grande hospitalité. Invité à dîner chez lui, il tombe immédiatement amoureux de sa fille Elisabeth, la demoiselle en robe blanche occupée à nourrir un bouvreuil. Il se met à fréquenter les lieux assidûment, lorsque apparaît un envoyé de Saint-Pétersbourg, le prince N***. Lise, comme il l’appelait déjà, n’a plus d’yeux que pour ce fringant officier. Bientôt il est clair aux yeux de tous, et des parents ravis, que le prince et elle se plaisent, s’aiment, vont se marier sans doute.

    Bal, duel, coup de théâtre… Pour l’homme de trop, un Moscovite ordinaire, les déceptions et les humiliations vont se succéder, sans qu’il arrive à s’éloigner de celle pour qui bat son cœur, en vain. « Ma petite comédie est terminée. Le rideau tombe. » Au moment de mourir, seuls comptent ces souvenirs d’un amour refusé et d’un jardin, qu’il ne verra pas refleurir.