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Littérature russe

  • Nikita

    Tolstoï Maitre_et_Serviteur GF.jpg« Vassili Andréitch avait bien chaud dans ses deux pelisses, surtout depuis qu’il s’était battu avec la congère ; mais il eut froid dans le dos quand il comprit qu’il fallait réellement passer la nuit là où ils étaient. Pour se calmer, il s’assit dans le traîneau et tira de sa poche cigarettes et allumettes.
    Nikita pendant ce temps dételait le cheval. Il défit la sous-ventrière, la dossière, les guides, les mancelles, enleva la douga, et, sans cesser de parler au cheval, s’efforçait de le réconforter.
    –  Allez, sors de là, sors, – disait-il en le tirant hors des timons. – Voilà, on va t’attacher là. Je vais te donner de la paille et te retirer ta bride, – dit-il en faisant ce qu’il disait. – Tu vas manger, ça ira bien mieux après.
    Mais Bai-Brun, visiblement, n’était pas apaisé par les discours de Nikita et restait inquiet ; il dansait d’un pied sur l’autre, se pressait contre le traîneau, tournait le dos au vent et se frottait la tête aux manches de Nikita.
    Comme si son unique souci eût été de ne pas offenser Nikita en refusant la paille qu’il lui fourrait sous le nez, Bai-Brun en attrapa brusquement un peu dans le traîneau, mais décida que ce n’était pas le moment, la jeta au vent qui l’éparpilla aussitôt et la saupoudra de neige. »

    Tolstoï, Maître et serviteur

  • Tolstoï, 3 récits

    La présentation de Maître et serviteur de Tolstoï (1828-1904) sur A sauts et à gambades m’a fait chercher ce récit jamais lu. Dans le poche GF trouvé à la bibliothèque, cette nouvelle donne son titre à un recueil de cinq « Nouvelles et récits » de 1886 à 1904, les dernières années de sa vie (plusieurs traducteurs).

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    Faut-il beaucoup de terre à un homme ? (1886), le premier récit et le plus court, débute comme un conte : « Il y avait une fois deux sœurs, dont l’aînée était mariée à un marchand de la ville, et la cadette à un paysan de la campagne. » Lors d’une visite de la citadine à la campagnarde, elles comparent les avantages de leur situation, chacune tenant à défendre la sienne. Pacôme, le mari de la cadette, en convient : « Notre seul ennui, c’est que nous n’avons pas assez de terre. Ah ! si j’en avais assez, le diable lui-même ne me ferait pas peur ! »

    Le diable a tout entendu « de derrière le poêle ». Et voici l’histoire de Pacôme, excédé par les amendes de la châtelaine voisine pour le passage d’un cheval, d’une vache ou d’un veau dans ses prés. Quand il apprend qu’elle va vendre son domaine, lot par lot, il décide de tout faire pour acquérir « une dizaine de déciatines » et devient ainsi « un véritable propriétaire terrien ». Le voilà pris par le désir de posséder encore plus de terre et, comme l’herbe est toujours plus verte ailleurs, prêt à partir dans un nouveau pays pour améliorer encore son existence. Il s’enrichit, mais dès qu’on lui parle d’une bonne terre fertile, le démon s’empare de lui – on se doute que cela finira mal.

    Michel Cadot, dans l’introduction du recueil, signale cette note de Tolstoï en 1854 (à ses débuts, quand il écrit Enfance et Adolescence) : « Ecrire de petits récits utiles. » Comme si l’utilité morale lui importait plus que la perfection littéraire. Quand l’écrivain s’est rendu en 1871 dans un village bachkir de la province de Samara pour une cure de koumys, il a été frappé par un mode de vie qui lui rappelait la vie des Scythes racontée par Hérodote. C’est dans ses Histoires (il étudiait le grec) qu’il a trouvé l’idée de ce conte.

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    Le Père Serge commence par « l’étonnement général » à Pétersbourg, vers 1840, quand le séduisant prince Stépane Kassatski, futur aide de camp de Nicolas Ier, rompt avec sa fiancée, une demoiselle d’honneur de l’impératrice, un mois avant le mariage, et se rend « dans un monastère avec l’intention de devenir moine ».

    A douze ans, après la mort de son père, le garçon a montré au corps des cadets « de brillantes capacités » mais aussi « un amour-propre considérable ». Premier en sciences, « il aurait été un cadet exemplaire, s’il n’avait été irascible. » Il sera néanmoins promu à dix-huit ans au régiment aristocratique de la Garde. Il donne alors la moitié de ses biens à sa sœur.

    Intérieurement, une ambition effrénée le dévore : Kassatski veut atteindre la perfection en tout, « une perfection qui ferait naître les éloges et l’étonnement de tous ». Sciences, français, échecs, chaque fois qu’un objectif est atteint, il s’en fixe un autre. Le choix de la comtesse Korotkova comme épouse lui paraît idéal pour faire partie de la haute société et il s’éprend vite de cette femme très attirante. Avant leur mariage, celle-ci lui dit ce qu’il apprendrait un jour de toute façon : elle a été la maîtresse de l’empereur.

    Voilà pourquoi Kassatski entre au monastère. Là aussi, il veut devenir un moine exemplaire « par les prières, l’obéissance et le travail ». Le Père Serge raconte l’histoire d’un personnage inspiré d’un saint orthodoxe qui s’était brûlé une main pour échapper à une courtisane, histoire nourrie « des expériences et des fantasmes de Tolstoï » (Michel Jadot). Le moine devenu ermite ne cessera de lutter contre les tentations, en particulier celle de la gloire et celle de la luxure. Tolstoï a longtemps retravaillé cette nouvelle sans la publier de son vivant.

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    Хозяин и работник

    Dans Maître et serviteur, le récit de la folle course dans une tempête de neige d’un marchand pressé d’être le premier à conclure l’achat du bois d’un propriétaire voisin est à nouveau une critique de l’avidité. Ici, celle d’un riche marchand, Vassili Andréitch Brekhounov, qui, sur l’insistance de sa femme, emmène avec lui son valet Nikita, un honnête paysan dans la cinquantaine, sobre ce soir-là, et qui parle à son cheval « absolument comme on parle à des créatures comprenant la parole ».

    Les caractères des deux hommes et leur relation sont superbement campés dès le récit du départ. Ensuite, les éléments se déchaînent : un vent fort, des tourbillons de neige effacent les repères familiers. Egarés, au lieu d’une forêt, ils trouvent un village où on leur propose de passer la nuit, mais obsédé par l’affaire à ne pas manquer, après une pause pour se réchauffer, le marchand décide de repartir. Le cœur battant du récit arrive quand le traîneau chavire et qu’ils se retrouvent bloqués : les deux hommes se révèlent alors, face à la mort qui les menace. « Un petit joyau », comme l’écrit Dominique.

  • Faux-semblants

    tolstoï,enfance,roman,littérature russe,autobiographie,russie,culture,adolescence,jeunesse« Je m’efforçais de paraître passionné, m’extasiais, poussais des exclamations, faisais des gestes dramatiques lorsque quelque chose me plaisait soi-disant beaucoup et, en même temps, je tâchais de paraître indifférent à tous les événements extraordinaires que je voyais ou qu’on me racontait ; je voulais me donner l’apparence d’un être méchant et ironique, pour qui il n’y avait rien de sacré, mais aussi celle d’un subtil observateur ; je tâchais de paraître logique dans tous mes actes, ponctuel et précis dans ma vie tout en méprisant ce qui était matériel. Je peux dire hardiment que j’étais bien mieux en réalité que l’être bizarre pour lequel j’essayais de me faire passer ; et cependant les Nekhlioudov m’aimaient tel que je faisais semblant d’être et, pour mon bonheur, ne se laissaient pas prendre, je crois, à ces faux-semblants. »

    Léon Tolstoï, Enfance. Adolescence. Jeunesse

  • Jeunesse et paraître

    Quelle distance entre le jeune Nicolas Irténiev d’Enfance. Adolescence. Jeunesse (traduit du russe par Sylvie Luneau) et le vieux Tolstoï connu pour ses engagements humanistes ! Voilà qui illustre bien l’évolution de sa personnalité, à contre-courant, comme l’a décrite Dominique Fernandez dans Avec Tolstoï.

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    Tolstoï à vingt ans (Lev Nikolayevich Tolstoy, 1848)

    Avec son ami Dmitri, « le merveilleux Mitia », une rencontre racontée dans Adolescence, les échanges de « pensées vertueuses » continuent, pensées que Nicolas sait très éloignées de la vie qu’il mène en réalité, « mesquine, confuse et oisive ». A l’approche de ses seize ans, il en a pris conscience et veut désormais « appliquer ces pensées à [sa] vie ».

    Les premiers signes du printemps, comme porteurs d’un message « de beauté, de bonheur, de vertu », le distraient des révisions avant les examens d’entrée à l’Université et l’attirent à la fenêtre. Il prend mille résolutions, rêve d’aimer et d’être aimé, de devenir riche et célèbre, rêves mêlés au dégoût de lui-même et au repentir.

    Avant Pâques, toute la famille se confesse, en commençant par son père qui se montre très gai avec ses enfants : il a beaucoup gagné au jeu cette année-là et s’est fait faire un costume à la mode. Nicolas est heureux de se sentir lavé de ses péchés, mais, saisi de scrupules, il se rend au monastère le lendemain matin pour compléter sa confession – « pour la première fois de [sa] vie seul dans la rue ».

    Malgré ses bonnes intentions, il remet sans cesse l’écriture de ses « règles de vie », peine à se concentrer sur un livre, ne tient pas en place. L’émotion du premier examen à l’Université est surtout liée au plaisir d’être en habit pour la première fois et de porter des vêtements « dernier cri et de la meilleure qualité ». Quelle déception de ne pas attirer l’attention au milieu de centaines de jeunes gens en uniforme ou en habit ! Nicolas reçoit la meilleure note en histoire et aussi en mathématiques, sur un point qu’il ne maîtrisait pas, mais que Dmitri venait juste de lui expliquer. En latin, ce ne sera pas brillant mais « passable ».

    « Je suis une grande personne » : un magnifique uniforme, de l’argent, un cocher, un cheval bai et un « drojki » à sa disposition font le bonheur de Nicolas qui se réjouit d’être sur le même pied que son frère Volodia et l’imite en faisant quelques achats futiles. Nicolas et Dmitri se rendent dans le bel appartement de Doubkov, l’ami de Volodia, avant de dîner tous ensemble au restaurant en l’honneur de Nicolas, qui s’enivre et se comporte stupidement.

    Dès le lendemain, le jeune étudiant a des devoirs à remplir : faire des visites (son père lui en a fait la liste), en particulier au riche prince Ivan Ivanovitch. Il vient d’apprendre qu’il fait partie de ses héritiers et cela le met mal à l’aise. Obsédé par l’impression qu’il donne en société, il joue un rôle et observe les comportements. Puis il se rend quelques jours dans la famille de Dmitri, à la campagne, averti par son ami des caractères de sa mère, de sa tante, de sa sœur Varenka et de la « petite rousse », une « demoiselle entre deux âges » qui vit avec eux et dont Dmitri fait grand cas, ce qui inquiète sa mère.

    Nicolas, qui pense beaucoup à l’amour, fait connaissance avec les Nekhlioudov et retombe dans ses travers : tantôt discutant avec les dames, tantôt silencieux, tantôt se ridiculisant à paraître intelligent et original, à mentir même. Il essaie de comprendre l’amour de Dmitri pour la petite femme qu’il trouve quelconque, s’interroge sur ses propres sentiments envers Sonia, son amour d’enfance qu’il a revue, et envers Varenka, qui lui plaît aussi.

    Chez lui, les filles sont méprisées, comme si on ne pouvait discuter avec elles de quoi que ce soit. Mais elles jouent du piano, et Nicolas s’y met aussi, après la visite d’un voisin passionné de musique – serait-ce « un moyen de charmer les jeunes filles » ? Il lit des romans français et se retrouve dans les personnages, veut être « passionné ».

    Une notion l’obsède. Il classe les gens en « comme il faut » et « pas comme il faut ». Ses critères ? Bien prononcer le français, des ongles impeccables, « l’art de saluer, de danser et de faire la conversation », un air « d’ennui distingué et méprisant ». S’y ajoutent des codes d’élégance vestimentaire. Alors que Nicolas se sait inapte à remplir ces conditions, le « comme il faut » l’obsède et il envie aux autres, à son frère, leur aisance en toutes circonstances.

    Quel contraste avec le récit d’une journée dehors à la campagne dans le chapitre XXXII, « Jeunesse » – un chapitre dont Tolstoï était « particulièrement content » (Sylvie Luneau), – à contempler la nature et à se sentir envahi par la même « force vitale », si heureux près des vieux bouleaux ! Puis ce sera le remariage inattendu de son père, l’université, les affaires de cœur, les plaisirs mondains : le jeune Nicolas se disperse, au risque de perdre sa voie.

  • Pitoyable

    tolstoï,enfance,adolescence,jeunesse,roman,littérature russe,autobiographie,russie,culture« Quel pitoyable et fragile pivot de l’activité morale est l’esprit de l’homme !
    Ma faible intelligence ne pouvait pénétrer l’impénétrable et, dans ce labeur au-dessus de mes forces, je perdais l’une après l’autre les convictions auxquelles pour mon bonheur je n’aurais jamais dû oser toucher.
    De tout ce pénible labeur moral je ne sortis rien, si ce n’est une agilité d’esprit qui affaiblit en moi la volonté et une habitude de l’analyse morale perpétuelle qui détruisit la fraîcheur de mes sentiments et la clarté de mon jugement. »

    Léon Tolstoï, Enfance. Adolescence. Jeunesse