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new york - Page 4

  • Au café avec Patti S.

    Quelle excellente compagnie pour une fin d’année morose que M Train de Patti Smith (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard). La première phrase est parfaite : « Ce n’est pas si facile d’écrire sur rien. » C’est ce que dit le cow-boy qui apparaît régulièrement dans ses rêves. « En ouvrant les yeux, je me suis levée, suis allée d’un pas chancelant dans la salle de bains où je me suis vivement aspergé le visage d’eau froide. J’ai enfilé mes bottes, nourri les chats, j’ai attrapé mon bonnet et mon vieux manteau noir, et j’ai pris le chemin si souvent emprunté, traversant la large avenue jusqu’au petit café de Bedford Street, dans Greenwich Village. »

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    Elle racontera, beaucoup plus loin, comment a été prise la photo de la jaquette du livre, la première et la dernière d’elle au Café ’Ino. « Ma table, flanquée de la machine à café et de la baie vitrée qui donne sur la rue, m’offre un sentiment d’intimité, je peux me retirer dans mon monde. » A neuf heures du matin, fin novembre, il est vide ; la phrase du rêve tourne dans sa tête et elle lui répond : « Je suis certaine que je pourrais écrire indéfiniment sur rien. Si seulement je n’avais rien à dire. »

    Zak, le gamin qui la sert, lui annonce que c’est son dernier jour. Il va ouvrir « un café de plage sur la promenade de Rockaway Beach ». Il ignore qu’elle avait rêvé de faire pareil (elle ignore encore ce qui va se passer un jour à cet endroit). Quand elle est arrivée à New York en 1965, « pour vagabonder », elle fréquentait le Caffè Dante – elle avait les moyens de boire du café, pas de se payer à manger – et puis s’était installée pas loin. C’est là qu’elle avait lu Le café de la plage de Mrabet et avait rêvé d’en ouvrir un, « le Café Nerval, un petit havre où poètes et voyageurs auraient trouvé la simplicité d’un refuge. »

    Si ce début vous plaît, M Train est fait pour vous. Patti Smith nous embarque dans ses rêves, ses rites et ses souvenirs. Son projet était tombé à l’eau après sa rencontre avec Fred « Sonic » Smith à Detroit, elle était partie vivre avec lui. Contre la promesse d’un enfant, il lui avait offert de l’emmener où elle voulait : ce fut Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane française, pour voir les vestiges de la colonie pénitentiaire et cette « terre sacrée » dont parle Genet dans Journal du voleur. Elle raconte leur voyage, l’illustre de quelques polaroïds (une cinquantaine dans M Train), avant de proposer à Zak d’investir dans son affaire – « Vous aurez du café gratuit pour le restant de vos jours. »

    Sa façon de faire l’impasse sur Thanksgiving, de passer Noël avec ses chats et une petite crèche flamande, puis la Saint-Sylvestre « sans résolution particulière », m’a plu, sereine et détachée. Elle termine un poème en hommage à Roberto Bolaño, reconnaissante qu’il ait passé la fin de sa courte vie à écrire 2666, « son chef-d’œuvre ». Patti S. parle avec ses objets familiers, aussi bien avec la télécommande qu’avec une photo, un bol, une chaise (celle de son père).

    Une invitation tombe à point pour la sortir de sa « léthargie apparemment incurable » : le Continental Drift Club (CDC) se réunira mi-janvier à Berlin. Un peu par hasard, elle est devenue membre de cette petite société formée dans les années 80 à la mémoire d’Alfred Wegener, « pionnier de la théorie de la dérive des continents ». Elle avait écrit à l’Institut A. Wegener pour obtenir l’autorisation de photographier les bottes de l’explorateur et, invitée à la conférence du Club à Brême, en 2005, avait été admise, vu son enthousiasme, parmi ce groupe de scientifiques. Lors de leur réunion à Reykjavík, deux ans plus tard, elle avait photographié la table de la fameuse partie d’échecs disputée en 1972 et même – une séquence loufoque – rencontré Bobby Fisscher en personne.

    Patti Smith adore les séries policières et en particulier The Killing, avec Sarah Linden, son enquêtrice préférée : « elle n’a beau être qu’un personnage dans une série télévisée, c’est un des êtres qui m’est le plus cher. Je l’attends chaque semaine, redoutant en silence le moment où The Killing s’achèvera et où je ne la reverrai plus jamais. » A Berlin, son hôtel n’est pas loin du Café Pasternak où elle a aussi sa table préférée, sous la photo de Boulgakov.

    Le titre de sa conférence a été mal traduit – « Les Moments perdus d’Alfred Wegener » au lieu de ses « derniers » moments –, par confusion entre « last » et « lost ». Son évocation de la mort de l’explorateur au Groenland – « Chemin blanc, ciel blanc, mer blanche » – et de ses dernières visions (discours griffonné sur des serviettes à l’hôtel) suscite des protestations, on ne sait rien de sa mort (il a été retrouvé gelé dans son sac de couchage) : « Ce n’est pas de la science, c’est de la poésie ! » Un désastre. Inspirée, elle trouve la formule magique pour conclure et dit d’une voix mesurée : « J’imagine que nous pourrions nous entendre sur le fait que les derniers moments d’Alfred Wegener ont été perdus. – Leur rire franc dépassait de beaucoup tout espoir que j’avais pu nourrir vis-à-vis de sympathique groupe un peu austère. »

    Patti Smith parle de ses rencontres, des écrivains qu’elle lit, qu’elle aime, de son chez-soi : « Ici règnent la joie et le laisser-aller. Un peu de mescal. Un peu de glandouille. Mais pour l’essentiel du travail. – Voici comment je vis, me dis-je. » A sa table au Café ’Ino, elle lit Murakami, titre après titre ; Chroniques de l'oiseau à ressort fait partie de ce qu’elle appelle « des livres dévastateurs ». On ne veut pas les quitter, à peine terminés on veut les relire. Combien de sortes de chefs-d’œuvre existe-t-il ? Deux, trois sortes ? Une seule ?

    Et ainsi de suite, régalez-vous. Pourquoi « M Train » ? J’ai d’abord pensé à son évocation de ce « jeu ancien, inventé depuis longtemps contre l’insomnie », entre autres usages, « une marelle intérieure qui se joue mentalement et non pas sur un pied » : « prononcer un flux ininterrompu de mots commençant par la lettre choisie, disons la lettre M. Madrigal menuet maître mère montre magnétophone maestro mirliton merci marshmallow meringue méfait marais mental etc., sans s’arrêter, en avançant mot par mot, case par case. »

    Mais au milieu de son récit, Patti Smith nous emmène à la Casa Azul, dernière demeure de Frida Kahlo, où elle va prononcer une conférence et chanter. Elle ne sent pas bien, la directrice insiste pour qu’elle se repose dans la chambre de Diego Rivera. La voilà allongée sur le lit de Diego, pensant à Frida. Elle pourra tout de même tenir son rôle le soir, devant deux cents personnes, dans le jardin. Ensuite elle ira au bar, boira une tequila « légère » : « J’ai fermé les yeux et vu un train vert avec un M à l’intérieur d’un cercle ; le même vert décoloré que le dos d’une mante religieuse. » Un train mental.

  • Double

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    « Ensemble, nous riions des enfants que nous avions été ; nous jugions que j’avais été une méchante fille qui s’efforçait d’être gentille, et lui un gentil garçon qui s’efforçait d’être méchant. Au fil des années, ces rôles allaient s’inverser, puis s’inverser de nouveau, jusqu’à ce que nous arrivions à accepter notre nature double et à nous mettre en paix avec l’idée que nous renfermions des principes opposés, la lumière et l’obscurité. »

    Patti Smith, Just Kids

  • Patti et Robert

    En refermant Just Kids de Patti Smith (2010, traduit de l’américain par Héloïse Esquié), on quitte le couple fabuleux qu’elle formait avec Robert Mapplethorpe, « artiste et muse, un rôle qui était pour nous interchangeable ». Elle a tenu la promesse d’écrire leur histoire.

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    Patricia, l’aînée de quatre enfants, ne voulait ni grandir, ni mettre un tee-shirt quand les garçons étaient torse nu. L’amour des livres lui donne vite l’idée « d’écrire un jour un livre ». Une excursion au musée des Beaux-Arts de Philadelphie avec ses parents est une autre expérience fondatrice : la gamine de douze ans « tout en bras et en jambes qui se traînait derrière les autres » se sent transformée, « bouleversée par la révélation que les êtres humains créent de l’art et qu’être artiste, c’est voir ce que les autres ne peuvent voir. »

    « Les souffrances liées à la condition d’artiste, je ne les craignais pas, mais je redoutais terriblement de n’être pas appelée. » Objet de moqueries au lycée, elle trouve un refuge dans les livres et le rock en roll, « le salut adolescent en 1961 ». Elle dessine, danse, écrit des poèmes. Elle rêve « d’entrer dans la fraternité des artistes », de vivre comme Frida Kahlo avec Diego Rivera, « de rencontrer un artiste pour l’aimer, le soutenir et travailler à ses côtés. »

    Elle est née un lundi de 1946, Robert Mapplethorpe aussi. Le troisième de six enfants dans une famille bourgeoise catholique était « un petit garçon espiègle dont la jeunesse insouciante se nuançait délicatement d’une fascination pour la beauté. » Passionné de coloriage, dessinateur-né, il fabriquait des bijoux pour sa mère – toute sa vie il portera des colliers. Dans sa famille, « on ne parlait ni ne lisait beaucoup, et on ne partageait pas ses émotions les plus intimes. » A Patti, il disait : « Ma famille, c’est toi. »

    Tombée enceinte en 1966, Patti Smith décide de faire face seule, est renvoyée de la fac. Les voisins traitant ses parents « comme s’ils cachaient une criminelle », elle se réfugie dans une famille d’accueil. A l’hôpital, les infirmières se montrent « cruelles et insensibles » envers « la fille de Dracula » aux longs cheveux noirs. Son enfant naît « le jour de l’anniversaire du bombardement de Guernica » et elle pense à la mère qui pleure un bébé mort dans les bras sur le tableau – ses bras sont vides, elle pleure, mais son enfant va vivre, il ne manquera de rien dans sa famille d’adoption. En rentrant à la maison, elle s’achète un long imperméable noir.

    Se consolant avec Rimbaud (elle a fauché les Illuminations à l’étal d’un bouquiniste), elle prépare son plan : quitter Camden, travailler, gagner assez pour rejoindre des amis à Brooklyn. A vingt ans, elle prend le bus pour Philadelphie puis New York, un lundi de juillet, « un bon jour » pour cette superstitieuse. « Personne ne m’attendait. Tout m’attendait. »

    Ses amis ont déménagé. Le nouveau locataire lui désigne la chambre du colocataire qui a peut-être leur adresse : « Sur un lit en métal très simple, un garçon était couché. Pâle et mince, avec des masses de boucles brunes, il dormait torse nu, des colliers de perles autour du cou. J’ai attendu. Il a ouvert les yeux et souri. » Il la conduit jusqu’à leur nouveau domicile, ils ne sont pas là. Elle les attend et s’endort sur leur perron de brique rouge.

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    Patti et Robert (Source : https://illusion.scene360.com/art/91031/robert-mapplethorpe/ )

    C’est le début de la débrouille, du vagabondage d’un parc à l’autre, des nuits dehors, de la faim. Un Cherokee à la peau noire, Saint, la guide vers des endroits où trouver à manger. Ils dorment chacun de leur côté, se retrouvent pour manger, parler. Un jour, il disparaît. Elle cherche du boulot. Dans la « communauté errante » d’East Village, elle se sent en sécurité, prend une douche de temps à autre chez une connaissance et se répète les mots de Saint : « Je suis libre, je suis libre. » Cet été-là, elle rencontre Robert Mapplethorpe.

    Caissière dans un magasin au nord de Manhattan, au rayon des bijoux et de l’artisanat ethnique, elle convoite « un modeste collier de Perse » qui ressemble à un scapulaire ancien, 18 dollars, trop cher. Un client en chemise blanche et cravate l’achète, c’est le colocataire qui l’avait guidée, métamorphosé. Après avoir emballé le collier persan, elle le lui tend et lâche spontanément : « Ne le donne à aucune autre fille qu’à moi. » Elle est gênée, mais Robert sourit : « Promis. »

    Le garçon de Brooklyn la croise à nouveau un jour où elle a accepté l’invitation à dîner d’un barbu trop insistant. Ne sachant comment lui échapper, elle aperçoit le jeune homme aux colliers de perles indiennes et court vers lui : « Tu veux bien faire semblant d’être mon mec ? » Robert est en plein trip de LSD, ce qu’elle ignore, ils s’en vont et finissent la nuit chez un ancien colocataire en vacances dont il trouve la clé cachée. Il lui montre ses dessins entreposés là-bas.

    « Comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, nous sommes restés ensemble, ne nous quittant que pour aller travailler. Pas un mot ne fut prononcé ; ce fut tout bonnement un accord tacite. » Patti et Robert se sont trouvés, ils vont se transformer au contact l’un de l’autre, fidèles à leur vocation artistique, s’encourageant, s’acceptant tels qu’ils sont. La vie de bohème n’est pas une sinécure, mais ils travaillent, ils s’aiment. Son vocabulaire poétique et le vocabulaire visuel de Robert se dirigent vers des destinations différentes, il est plus ambitieux qu’elle, mais ces « enfants sauvages et fous » vont réaliser leur rêve.

    Patti a besoin d’une chambre pour travailler, Robert est de plus en plus attiré par les homosexuels. Ils deviennent eux-mêmes. Amants puis amis, ils ont besoin l’un de l’autre : « Patti, personne ne voit comme toi et moi. » Ils parviennent à louer une chambre au Chelsea Hôtel. Elle le pousse à prendre des photos lui-même au lieu d’en découper pour ses collages dans des magazines porno, lui l’encourage à dire ses poèmes en public, à chanter. Patti Smith veut être poète, pas chanteuse – « L’un n’empêche pas l’autre », réplique Robert. Et il en sera ainsi.

    Il gagne le premier de l’argent avec son art, photographie des fleurs et des corps. Elle écrit des articles pour des magazines rock, prend exemple sur les critiques d’art de Baudelaire. La Poésie reste son cap : « Je voulais insuffler dans le mot écrit l’immédiateté et l’attaque frontale du rock and roll. » Pour tous les deux, les rencontres, les relations, d’autres amours sont autant de balises pour avancer. Ils se quittent en 1972, quand Robert rencontre Sam Wagstaff qui va lui apporter tous les appuis nécessaires. Une autre vie commence : « Ensemble, séparément ».

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    A écouter sur https://www.youtube.com/watch?v=S5pU1LPpyfQ

    Mapplethorpe choque en montrant des actes sexuels « extrêmes » comme des œuvres d’art, elle ne le comprend pas toujours, mais bien son désir « de produire quelque chose que personne n’avait fait avant lui ». Elle lui fait entièrement confiance, le soutient inconditionnellement dans sa recherche de la lumière et du noir ; elle ne se drogue pas mais ose essayer des substances sous sa protection. De son côté, elle monte son groupe de rock, fait appel à lui pour les pochettes de ses albums.

    Des photos d’eux en noir et blanc, la plupart de Mapplethorpe, jalonnent Just Kids, devenu le livre culte d’une époque. Fin 1986, quand elle porte son deuxième enfant du guitariste Fred « Sonic » Smith, épousé en 1980, elle apprend que Robert souffre du sida, Sam aussi. Ils en mourront. « Pourquoi ne puis-je écrire des mots qui réveilleraient les morts ? »

  • Surtout pas

    « Mais n’allez pas contre votre époque. Surtout pas. A moins d’être un Sammler et de penser que la place d’honneur se situe en dehors. Quoi qu’il en soit, ce que permettent la distance, l’état de vestige, une lucidité de passage qui se trouve résider dans une chambre du West Side ne donne pas droit aux honneurs. De plus, le monde actuel est si vaste et englobe tant de monde que, habitant du côté des 90e rues Ouest, quand on est réellement là, on est américain. Et le charme, le prestige effréné, l’agitation presque insupportable résultant du fait de pouvoir se définir comme un Américain du XXe siècle sont à la portée de tous. bellow,saul,la planète de mr. sammler,roman,littérature américaine,new york,shoah,juif,cultureDu moins de tous ceux qui ont des yeux pour lire les journaux ou regarder la télévision, de tous ceux qui partagent les extases collectives que sont les informations, les crises, le pouvoir. A chacun selon son excitabilité. Peut-être s’agit-il aussi de quelque chose de plus profond. L’homme s’observe et se décrit en fonction du cours de son propre destin. A la fois sujet, existant ou se noyant dans la nuit, et objet, qu’on voit vivre et succomber, sentant en lui les poussées de l’énergie et les faiblesses de la paralysie – la passion de l’homme qui est dans le même temps le grand spectacle de l’homme, une étrange et profonde manière de s’engager, à tous les niveaux, depuis le mélodrame et le simple bruit jusqu’aux replis les plus inaccessibles de l’âme et les silences les plus rares, là où se loge la connaissance inexplorée. » 

    Saul Bellow, La planète de Mr. Sammler

  • Mr. Sammler, NY

    A la suite d’Herzog en Quarto, La planète de Mr. Sammler (1970) de Saul Bellow nous entraîne dans le sillage d’Artur Sammler, « un homme âgé de plus de soixante-dix ans qui disposait de tout son temps ». Il ne voit que d’un œil, mais en rentrant de la bibliothèque par le bus habituel, il surprend un pickpocket à l’œuvre, « un Noir impressionnant, dans un manteau en poil de chameau » et aux lunettes noires cerclées d’or. 

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    Le vieil homme a eu son lot d’ennuis dans la vie, il sent le danger : le malfaiteur a surpris le regard du grand « Blanc âgé » et à New York, on ne devrait jamais se mêler des affaires des autres. Le Noir opère régulièrement sur cette ligne, Sammler l’a même signalé à la police qui n’a guère manifesté d’intérêt. Après avoir vécu en Pologne, en France, en Angleterre, Mr. Sammler vit modestement dans la chambre que lui a proposée Margotte, veuve depuis trois ans, la nièce allemande de sa femme morte en Pologne en 1940, dans un « vaste appartement de la 90e Rue Ouest ».

    Peu à peu, les pièces du puzzle s’assemblent. Sammler est arrivé aux Etats-Unis en 1947, grâce à une parente, Angela, la fille du Dr. Gruner qui avait « un sens de la famille très vieille Europe » : elle avait vu son nom et celui de sa fille Shula sur une liste de réfugiés et les a fait sortir d’un camp de personnes déplacées à Salzbourg. « C’était l’une de ces filles riches, belles et passionnées qui constituent toujours une influente catégorie sociale et humaine. »

    L’élégance et l’habileté du pickpocket fascinent le vieil homme, bien qu’il n’ait aucune admiration pour les criminels. Il aurait dû éviter ce bus, mais il a continué à le prendre. Il en a même parlé avec Margotte, si chaleureuse avec les gens, si maladroite avec les choses. « Et pour ce qui était de la pagaille, sa fille Shula n’avait rien à lui envier. » Shula s’habille bizarrement, porte une perruque, elle accumule les objets, pille les poubelles et, catholique ou juive selon les circonstances, elle se rend à toutes les conférences gratuites. Elle travaille pour le cousin Gruner qui l’a sauvée de son mari « aussi cinglé qu’elle », le beau et brillant Eisen « qui la tabassait ». 

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    Son père a déménagé parce qu’il ne supportait plus l’immeuble où ils logeaient, ni ses fantaisies. Shula est obsédée par H.G. Wells, elle raconte partout que son père écrit sa biographie, sa « grande œuvre ». En fait, Mr. Sammler l’a un peu fréquenté en Angleterre et en 1939, avait emporté ses notes de leurs conversations en Pologne dans l’espoir d’écrire un jour à son sujet – « A ce moment-là, le pays avait explosé. »

    Sa fille très attentionnée nettoie sa chambre chaque semaine, embauche des étudiants pour lui faire la lecture. C’est ainsi qu’il s’est laissé persuader de donner une conférence à Columbia, or il vient d’apprendre que son neveu, le Dr. Gruner, a été hospitalisé, il préférerait lui rendre visite. Devant un amphithéâtre bondé, il se sent « doublement étranger, polono-oxfordien », et quand il est interrompu au bout d’une demi-heure par un type qui le traite de « vieux con merdique et impuissant », sans que personne ne le fasse taire, il s’en va, bientôt réconforté par le spectacle de la rue : « Quand il sortait, la vie n’était pas vide. »

    Dans le bus, par malchance, il se retrouve tout près du voleur qui a coincé quelqu’un et l’aperçoit aussitôt. Mr. Sammler se sent mal, une attaque de tachycardie, et descend. Mais dans le hall de son immeuble, le Noir surgit derrière lui, le plaque contre un mur et, sans dire un mot, déboutonne son pantalon pour s’exhiber, l’oblige à regarder « son outil » puis se rajuste et s’en va. Bouleversé, Sammler remonte chez lui et se couche. Plus tard, il apercevra une note de sa fille qui a déposé pour lui un carnet vert, « le texte des conférences sur la lune du docteur V. Govinda Lal ». Sans savoir encore qu’elle l’a volé. 

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    L’homme qui a eu la vie sauve en grattant la terre jetée sur lui dans une fosse, qu’un coup de crosse a éborgné, qui s’est caché nu dans la forêt avant d’être secouru et caché dans une tombe, s’efforce encore d’affronter « les désarrois de l’âme » et tâche malgré tout de comprendre. Comment éviter des ennuis à Shula après la plainte pour vol de manuscrit ? Comment préserver son neveu mal en point des folies de ses propres enfants ? « Une famille, un cercle d’amis, une équipe d’êtres vivants font que les choses fonctionnent, puis la mort se manifeste et personne n’est prêt à la reconnaître. »

    A travers le quotidien d’un survivant de la Shoah à New York dans les années soixante, plein de péripéties inattendues, et des réflexions sur les hypothèses de vie future dans l’espace, La planète de Mr. Sammler, raconte et interroge la vie sur terre, et notre humanité. « Le coup de génie, c’est l’intervention de Sammler lui-même, car son « éducation européenne » – entendons par là l’histoire de sa souffrance prise dans la souffrance de l’histoire, avec son œil crevé par les nazis – le légitime comme témoin de la folie ambiante. » (Philip Roth, Relectures)