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mariage - Page 10

  • Le choix de Nora

    La Nora d’Ibsen, à la fin de Maison de Poupée, quitte mari et enfants : « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi, dit-elle à Torvald, ou au moins que je dois essayer de le devenir. » J’ai pensé à ce personnage en refermant Les vendredis de Vincent, le premier roman de Verena Hanf, dont l’héroïne, d’origine marocaine, porte le même prénom et va se retrouver elle aussi, à vingt-trois ans, face à un choix.

    Nora est l’aînée, la fille modèle aux yeux de ses parents venus s’installer en Belgique. Son père n’y a jamais trouvé de vrai boulot, sa mère a travaillé comme femme de ménage pour assurer la situation de leurs trois enfants. Pour permettre à son frère Samir de poursuivre des études supérieures, Nora a renoncé aux siennes et gagne sa vie comme aide-ménagère. « Je n’aime pas aller chez de nouveaux clients. Je ne sais pas ce qui m’attend. Peut-être qu’ils ont un chien. J’ai peur des chiens. Ils aboient, ils puent. Ils tournent autour de moi. J’ai dit à Bernard, mon chef, que je n’irai pas chez des gens qui ont des chiens. Les chats je n’adore pas non plus d’ailleurs, mais bon, je les supporte. Mieux que les chiens, même mieux que les gens bizarres. »

    Sa sœur Sara, seize ans, a été tout de suite de son côté quand, lors d’un séjour au Maroc, à l’heure de la sieste, elles ont entendu une tante conseiller à leur mère de marier sa fille aînée : « Faut pas trop attendre, tu sais, pas qu’elle tombe amoureuse d’un blondinet. » Sara, Nora le sait, porte des rêves encore plus forts que les siens. Dans son agenda, elle a lu ces mots : « Je veux être femme, sans contrainte aucune, je veux vivre, aimer, goûter à tout. M’envoler au-delà du bleu, m’enfuir, vivre. »

    117, rue des Roses. Nora se demande à quoi s’attendre chez le nouveau client qui fait appel à ses services, Vincent Vermeersch. Tant de gens sont bourrés de préjugés – « Ils ne sont pas vraiment méchants, juste ignorants, juste craintifs. » Mais il y a aussi des clients « ouverts, gentils, attachants ». Celui qui lui ouvre la porte a des yeux « vert-lac-de-montagne » si brillants que la tête lui en tourne. Désormais, elle va le retrouver tous les vendredis, pour trois heures de ménage, dans une maison qui sent bon le tabac et le bois. Un jour qu’elle attend avec de plus en plus d’impatience. Les cheveux bien lavés sous son voile, des vêtements choisis, pas trop chic, mais seyants, même si dans sa tête une voix rappelle que « de toute façon, c’est un blondinet, non-musulman, non-envisageable, non épousable, point barre ».

    La maison de Vincent est pleine de CD, il aime la musique. Attentionné, il la complimente un jour pour son beau sourire, elle en rougit – « On ne dit pas ça comme ça à une femme voilée ». Lui propose chaque fois un petit café avant de commencer, qu’elle refuse. Un jour où il est sorti pendant qu’elle nettoie, elle chante en passant l’aspirateur, « à faire trembler les murs ». Vincent est rentré sans qu’elle l’entende : « Incroyable, votre voix, vraiment incroyable. Vous prenez des cours ? »

    C’est seulement le septième vendredi que Nora accepte de boire un café avec Vincent. Son amie Laurence l’y a encouragée, puisque en Belgique où elle vit depuis qu’elle est bébé, ce n’est pas un crime de boire un café avec un client, par politesse,
    et que cet homme lui plaît. Nora porte le voile pour faire plaisir à ses parents, même si ma mère n’en portait pas quand elle a commencé à travailler, mais aujourd’hui, dans certains quartiers de Bruxelles, « on se fait presque mal voir si, en tant que Marocaine, on n’en porte pas. Ma mère ne sort plus sans voile. » Nora s’est habituée à le porter aussi, « ça sécurise ». Autour d’un café, Vincent et Nora se découvrent : il compose de petites mélodies publicitaires, préférerait se consacrer à de la musique de qualité. Il l’encourage à se présenter à l’Académie, avec une telle voix, parle en passant de sa copine – Nora cache son désappointement comme elle peut.

    Ce qu’elle redoutait le plus se produit : un soir, sa mère lui annonce la visite d’un oncle de Tetouan, qui tient à lui présenter Hicham, le fils d’un voisin, un bon parti, « travailleur, dégourdi, pas moche ». Nora admire ses parents, des gens « bons et intelligents », mais comment leur faire comprendre qu’elle veut se choisir un mari elle-même ? Il le faudra pourtant, Vincent a rompu avec sa petite amie, lui a avoué ne rêver que d’elle. Bonheur d’être amoureuse, bonheur d’être aimée. Quand elle se décide à parler de Vincent chez elle, ses parents sont abasourdis, inquiets, furieux surtout de sa résistance. « Faut que tu l’oublies, Nora. »

    Née en Allemagne de père allemand et de mère égypto-libanaise, Verena Hanf, qui a étudié en Belgique, retrace avec simplicité et justesse la condition d’une jeune femme, fille d’immigrés, entre deux cultures. Famille, religion, traditions, comment les concilier ? Comment être soi-même ? Les vendredis de Vincent, c’est un portrait de femme au moment crucial où elle choisit son avenir, non sans douleur. La couverture choisie par les Editions du Bord du Lot, la photo d’une jeune fille voilée, n’est pas des plus heureuses, trop réductrice pour ce récit d’une centaine de pages qui recrée avec authenticité, en mots de tous les jours, le parcours et les états d’âme d’une Nora en qui tant d’autres jeunes femmes se reconnaîtront, quand l’amour s’invite dans leur vie et bouscule leurs repères.

    (entre-deux)

  • Envie de partager

    « Elsa Platte avait toujours été sensible à ce ton des conversations familières, conjugales et quotidiennes, qui n’ont rien de palpitant ou de passionnant, mais qui sont la matière du lien. Car toute chose dite à l’autre, livrée, ou offerte comme un cadeau, comme son envie de partager, ne sert qu’à le tisser. Oui, nos amours autant que nos amitiés étaient des tresses de mots, comme ces épaisses cordes lisses le long desquelles on doit grimper enfant à l’école. »

     

    Alice Ferney, Paradis conjugal 

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  • Couples de fiction

    Paradis conjugal (2008) d’Alice Ferney s’ouvre sur le générique de Chaînes conjugales (1949) de Joseph Mankiewicz. Ce soir, ce n’est pas la première fois qu’Elsa Platte (clin d’œil à Sylvia Plath) va regarder ce film, un dvd offert par son mari. Avec dans l’oreille ce qu’Alexandre lui a dit la veille : « Demain soir et les soirs suivants, prépare-toi à dormir seule. Je ne rentrerai pas. Je ne rentrerai pas
    dans une maison où ma femme est installée devant la télévision, voit le même film depuis trois mois, ne se lève plus pour me préparer à dîner, et se couche sans me regarder. »

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    En découvrant les états d’âme d’Elsa, danseuse à l’Opéra juste à la retraite, pendant le début du film, je me demandais comment diable Alice Ferney, qui dit choisir ses sujets par élection quasi amoureuse, allait pouvoir mener à bien ce roman cinématographique, dont le début me semblait poussif, artificiel. Et pourtant, au long des quelque quatre cents pages de Paradis conjugal, un univers se construit et nous capte. « Ce n’est pas un film sur la séparation, c’est un film sur le mariage. Sur le soupçon. Sur l’imperfection dont on est toujours coupable et que l’on doit
    bien reconnaître. Sur toutes les raisons que, dans un couple, on aurait de partir. Sur l’amour qui fait rester, dit Elsa. »
    Avec les aînés de ses quatre enfants, Max et Noémie, venus la rejoindre devant la télévision, nous suivons l’histoire de trois femmes qui passent une journée ensemble et qui se demandent, chacune, lequel de leurs trois maris est parti avec leur rivale de toujours, Addie Ross, l’irrésistible, la fatale. 

     

    Le va-et-vient entre la fiction et la vie tient le lecteur en haleine. Pourquoi Elsa s’enchante-t-elle de ce mélodrame ? Qu’y cherche-t-elle ? Où cela va-t-il la mener ? La mise en abyme multiplie les angles de réflexion. Nous écoutons la voix off, celle d’une des protagonistes, et aussi les commentaires échangés devant l’écran. La mère garde pour elle ses tourments personnels, écoute les réactions de ses enfants, prend garde à ne rien dévoiler de cette intrigue qu’elle connaît par cœur.

     

     

    Depuis qu’elle ne danse plus, son corps est éteint, irritable, Elsa Platte est sans désir. Ce film la rend heureuse, elle veut comprendre « par quel canal, par quel mécanisme intérieur » un film peut agir sur l’humeur, alors que rien n’a changé entre-temps dans la vie réelle. Place donc à Deborah, « naturelle et ravissante », mariée à un « nanti charmant », Brad Bishop, parti en voyage alors que d’ordinaire il joue au golf le samedi. A Rita, « la femme d’aujourd’hui » et George Phipps. A l’élégante Lora Mae, d’origine modeste, qui a épousé son patron, Porter Hollingsway, le plus riche des trois. Mais personne ne sait tout de l’autre, pas même d’un conjoint.

     

    Au moment où les trois jeunes femmes embarquent sur un bateau pour accompagner des orphelins en excursion, arrive une lettre d’Addie Ross qui leur est adressée : elle a quitté la ville en compagnie du mari de l’une d’entre elles, a-t-elle écrit. « Ah la vache ! s’exclame Max » ; sa sœur réclame le silence ; Elsa pousse sur la touche « pause » pour commenter la situation avec eux. On fera connaissance aussi avec les maris, à travers quelques scènes révélatrices, des soirées où les couples se rencontrent, des conversations privées, des scènes de ménage.

     

    Alice Ferney nous fait visiter dans Paradis conjugal les apparences et les coulisses
    de ces couples, trois couples plus un, celui des Platte, sans compter Addie Ross, la trouble-fête. Pourquoi se marie-t-on ? Comment vit-on mariés ? Baisers, trahisons, soirées, solitudes, maisons, paroles, reproches, on en parcourt toute la gamme – y compris la part de la sexualité – et parfois ses clichés. Son récit interroge les liens du mariage, paradis ou chaînes (deux titres pareillement excessifs), sans toutefois nous infliger de réponse. Il instaure peu à peu entre fiction romanesque et cinéma une intimité plus fructueuse que je ne l’aurais cru et qui, loin d’épuiser l’intérêt du film de Mankiewicz, donne envie de le regarder.

  • Réussite et désir

    A Colorado Springs, Henry Farman, premier associé de la banque El Paso, est plutôt fier de sa maison « de style écossais » au pied du Mont Cheyenne, un endroit très recherché, mais sa progéniture le déçoit. Pas de fils, deux filles. L’aînée, Madge, a épousé Arthur Stoessel, un peintre et architecte suisse également musicien, rencontré à Bruxelles où elle étudiait le violon, pas le gendre idéal selon lui, et voilà que sa sœur Ida Lee voudrait elle aussi aller « se perfectionner » en Angleterre, ce qu’il n’est pas près de lui accorder. L’ombre de ce père fortuné plane sur La tentation américaine (1993) de Pierre Furlan, même si son personnage principal est en fait Arthur, un jeune homme « très doué » qui ne partage pas ce type de préoccupation.

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    Louis Soutter, Souplesse, 1939
      Peinture au doigt, encre noire et gouache sur papier, 44 x 58 cm

    Ó Musée cantonal des Beaux-Arts / Bellerive

     

     
     

    Farman est mécontent et d’une rumeur concernant son gendre et une élève de son cours de dessin, Cynthia Milliken, une protégée de Stratton, ancien charpentier devenu millionnaire en trouvant de l’or, et de la réponse fantaisiste qu’il a envoyée au  concours organisé par sa banque et La Gazette en ce printemps 1901 : à la question posée aux lecteurs, « Quel sera le signe distinctif du XXe siècle ? », Stoessel l’anticonformiste a répondu « le fil barbelé » en joignant le bref justificatif demandé.

     

    Madge et Arthur logent encore à l’hôtel comme de jeunes mariés, ils attendent que Madge soit enceinte pour se chercher une maison à eux. Le hic, c’est qu’elle consulte en vain jusqu’à présent un spécialiste des problèmes de fertilité. Alors qu’Arthur relit une lettre de sa sœur Jeanne restée chez leurs parents à Morges (« Papa répète que tu vas faire comme le célèbre Johann Suter de Bâle (les Américains disent John Sutter, je crois) et conquérir l’Amérique. C’est absurde, n’est-ce pas ? Maman hausse alors les épaules en disant que ça n’a rien à voir avec le bonheur. »), sa femme vérifie sa tenue vestimentaire, ils sont attendus au traditionnel déjeuner du dimanche chez ses parents. Madge est excitée par le concert qu’ils vont donner dans deux semaines devant « pas mal de gens influents » et lui demande un peu plus d’enthousiasme : « Nous sommes les élèves d’Eugène Ysaye, nous avons quelque chose d’unique à montrer. »

     

    Arthur a déjà passé des heures à répéter avec le quatuor de Madge, mais elle voudrait qu’il fasse plus, que ça lui plaise vraiment, qu’il veuille réussir cette soirée autant qu’elle. L’année précédente, il avait obtenu une bonne presse pour une exposition, mais n’avait pas exploité ce succès. Leurs anciens camarades font parler d’eux, lui rappelle-t-elle – « Et toi ? Toi, tu te poses des questions. » Madge admire Artus Van Briggle, qui a étudié avec Arthur à Paris, et fait déjà une « carrière prodigieuse de céramiste malgré sa tuberculose ». Madge s’impatiente : « Je joue le premier violon pour que tu n’aies pas à te comparer à Ysaye, j’organise les répétitions, le concert, je mets tout à tes pieds, tu n’as qu’à te baisser pour ramasser. Alors, baisse-toi un peu, bon sang. » Mais Arthur a-t-il vraiment envie de conquérir l’Amérique ?

     

    Un soir où une migraine terrible lui fait quitter un concert auquel il assiste avec Madge, Arthur marche jusqu’à « l’autre ville », Colorado City et ses tripots, peu fréquentable pour la bonne société attachée à l’élégance et à la décence. Le professeur de dessin de Colorado Collège est déjà connu au Golden Dig : « A peine avait-il bu sa première gorgée que Sallie Society était debout près de lui à l’appeler Frenchie en faisant battre ses longs cils. » Grâce à elle, il voudrait rencontrer la patronne, dont on dit qu’elle sait beaucoup de choses sur Stratton, le riche protecteur des Milliken mère et fille. Il essaie de rompre avec Cynthia, mais aussi, assez confusément, d’obtenir quelque chose par son intermédiaire.

     

    Le concert du quatuor, le jour venu, est un triomphe. Comme par magie, les affaires de Madge et Arthur prennent un tour meilleur. On le sollicite pour la construction d’un nouveau bâtiment, une personne en vue lui commande un portrait, on le pousse même à poser sa candidature au poste de Directeur du département des Beaux-Arts. Une nouvelle vie, enfin ? Madge s’exaspère de sa passivité, jour après jour ils s’éloignent l’un de l’autre. Il sait ce qu’elle désire, mais le désire-t-il, lui, et de cette manière ?

     

    Il y a dans La tentation américaine, comme chez son héros, une faille qui trouble le lecteur, qui ne sait trop sur quel pied danser. Les questions sous-jacentes sont essentielles : comment réussir, créer, aimer, être soi-même, choisir sa vie, être heureux ? Comment savoir ce que l’on désire vraiment ? Beaucoup de dialogues directs, presque du théâtre par moments. Le lecteur découvre à la fin l’autre nom d’Arthur Stoessel, et son destin, on comprend mieux alors comment Pierre Furlan, à partir de quelques dates et lieux dans une biographie d’artiste, a imaginé ce personnage mal à l’aise à Colorado Springs, au début du XXe siècle – et l’épigraphe : « L’amour est un fil de soie qu’on noue ou qu’on coupe. » (Louis Soutter)

  • Le feu

    « Le feu est un être vivant. Jamais en repos, protéiforme et versicolore, il dévore tout sur son passage, crépite et réchauffe. L’homme peut l’allumer ou l’étouffer, souffler dessus pour l’attiser ou pour l’éteindre. Le feu est l’unique chose au monde que l’on peut faire mourir et ressusciter. La plupart des activités de l’homme, de même que ses entreprises de destruction en dépendent. Le feu est
    un ami qui concourt à la vie, il désinfecte et purifie, mais il est également son pire ennemi. D’ailleurs, la découverte du feu est peut-être la clé de la compréhension de la mort. »

     

    Avraham B. Yehoshua, Un feu amical 

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