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littérature française - Page 105

  • Instinct

    Baronian Boulevard_Léopold_II.jpg« Ah ! mon instinct.

    Qu’est-ce qu’il était nase, mon instinct ! Est-ce qu’il avait jamais vu venir quoi que ce soit ?

    J’ai soudain compris que j’étais déjà arrivé au boulevard Léopold II et que je me dirigeais vers le parking souterrain du ministère de la Culture. Une carte magnétique spéciale me permettait d’y entrer à tout moment et d’aller me garer à un emplacement qui m’était réservé depuis belle lurette et que signalait un écriteau sur lequel était marqué le numéro d’immatriculation de ma voiture. Mais j’ai eu beau introduire et réintroduire ma carte magnétique dans le poteau d’accès au parking, la porte ne s’est pas ouverte.

    En pestant, j’ai fait marche arrière et je me suis mis à sillonner les rues environnantes. Un long quart d’heure s’est écoulé avant que je ne réussisse à me garer. Je ne savais pas trop où j’étais. En tout cas, un quartier assez populaire où je ne me souvenais pas d’avoir mis les pieds auparavant. »

    Jean-Baptiste Baronian, Le mauvais rôle

    Photo : Boulevard Léopold II en direction de la basilique de Koekelberg (Wikimédia Commons)

     

  • Le mauvais rôle

    Jean-Baptiste Baronian commence Le mauvais rôle à la manière d’un polar : convoqué à la direction des ressources humaines, au dernier étage d’un immeuble bruxellois, Alex Stevens, 45 ans, fonctionnaire au ministère de la Culture, se retrouve en face de Sébastien Delage, qu’il a connu à la faculté de droit, pour un interrogatoire inattendu. Le type au regard fuyant – l’avait-il déjà à cette époque ? – lui montre une photo de lui au restaurant en compagnie de Bénédicte Bracke, directrice des Bibliothèques publiques. Elle a disparu.

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    Alex n’a plus de nouvelles de Bénédicte depuis leur récente rupture, et il n’a aucune envie de parler de sa vie privée avec Delage dont l’attitude, la curiosité lui déplaisent. En lui-même, il enrage. Que Bénédicte n’ait plus donné signe de vie depuis une semaine n’est pas son affaire ; qu’elle soit une agente de la CIA, comme le prétend l’autre, lui paraît hautement fantaisiste.

    Dans un café portugais, où il est entré pour digérer la nouvelle, il rumine tristement ses idées noires depuis qu’elle lui a annoncé vouloir se ranger, se marier avec un autre : « Vingt et un jours de dépit, de regret et de solitude », de « lente et inexorable décomposition ». La sœur, le père de Bénédicte sont-ils au courant de sa disparition ? Il se rend chez Léopold Bracke, qui avait essayé de lui vendre un jour de faux couverts art nouveau de Henry van de Velde, mais personne ne répond à son coup de sonnette.

    C’est alors que surgissent deux hommes, un gros et un maigre, qui l’obligent à les suivre et l’embarquent dans une Mercédès, le conduisent de l’autre côté du canal, à Vilvorde, jusqu’à un sinistre bâtiment à moitié en ruines. Dans une espèce de cage de verre tout équipée, ils l’interrogent sur les raisons qui l’ont amené à contacter Léopold Bracke, puis sur son rendez-vous avec Sébastien Delage – Alex ne comprend rien à cette histoire de fous ou d’espions. Autant leur mentir : il déclare qu’il vient d’être licencié.

    La « stratégie du mensonge » va entraîner Alex Stevens dans une succession de péripéties ou plutôt un engrenage de situations compliquées, jusque dans son propre appartement. Il se sent surveillé, ne sait pas pourquoi, et sa crise personnelle depuis que Bénédicte l’a quitté prend rapidement l’allure d’un effondrement général.

    L’auteur du Dictionnaire amoureux de la Belgique, dans ce court roman d’une bonne centaine de pages, nous balade à travers Bruxelles, ses bureaux, ses cafés, ses rues, à la suite de son héros en perdition. L’intrigue, vaguement policière au début, genre série B, convoque tour à tour l’improbable et l’étrange, et l’on pressent, plus on y avance, que Baronian nous a embarqués, nous aussi, dans un train fou. Freinera-t-il ou ira-t-il jusqu’au déraillement ?

  • Reçus en héritage

    Hériter alors qu’on ne s’y attendait pas d’une propriété invendable à la campagne, voilà ce qui arrive à Gabrielle, bientôt quarante ans, parisienne invétérée, dans Les brumes de l’apparence, un roman de Frédérique Deghelt. La vie d’une autre témoignait déjà du goût de la romancière pour les situations inattendues et l’irrationnel.

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    Denise (Les rêves d'Eugénie), merci pour la photo.

    « Peut-être qu’il est impossible d’oublier ce qu’on a vu quand on ouvre une porte sur l’inconnu et qu’on comprend que de l’autre côté, il se passe quelque chose d’immense. » Avec ce préambule, la narratrice annonce la couleur : « J’hésite entre la fiction et la réalité, mais raconter une histoire comme un joli conte de fées, c’est toujours la même imposture : rien n’est autobiographique, mais tout est vécu. »

    Ainsi averti, on entre dans ce roman avec prudence et curiosité – voyons où mène cette histoire. Gabrielle est organisatrice d’événements, son mari Stan est chirurgien esthétique et leur fils Nicolas passe son bac. Deux ans après la mort de sa mère, un notaire lui annonce qu’elle hérite d’une masure en ruine près d’une rivière, à Fermet-le-Bois, deux cents habitants. Le seul agent immobilier qu’elle ait trouvé dans la région, Jean-Pierre Moulin, lui assure au téléphone que l’endroit est magnifique et que peut-être, quand elle l’aura vu, elle n’aura plus envie de le vendre.

    Voilà donc Gabrielle en route, l’esprit plein de clichés hostiles à la campagne « où il n’y a rien ». L’agent immobilier, très sympathique, l’emmène près d’une forêt « touffue et sombre » où une petite maison en ruine est à l’abandon depuis plus de quarante ans au milieu des ronces et des fleurs sauvages. Le notaire lui apprendra que sa mère avait la jouissance de cette propriété. Mais c’est à elle, Gabrielle, que sa tante Francesca Ambroisine Molliane, dont elle ignorait l’existence, a légué cet endroit surnommé « la forêt des Brumes ou la terre des Sorciers ».

    Sa mère n’aimait que les villes – ses parents ont vécu à New York puis à Paris – et les casinos. Elle a toujours prétendu qu’elle n’avait plus de famille en vie. Gabrielle rend donc visite à cette tante aux cheveux blancs qui l’accueille comme si elle la connaissait : elle l’a vue bébé, quand sa mère la confiait à sa grand-mère – « Mais je suis bien contente de te revoir avant de quitter cette terre. » Elle a préféré donner le terrain à sa nièce, pour éviter que sa sœur Colette ne le vende ou le perde au jeu : « Je suis sûre que tu vas y trouver les fluides et les forces dont tu auras besoin pour accomplir ce que tu vas faire. »

    Francesca aurait-elle l’esprit dérangé ? A l’épicerie du village, on lui dit que sa grand-mère Philomène Molliane était bien connue dans le coin : « Elle en a soigné plus d’un dans le village et au-delà. Elle barrait le feu. » Gabrielle se découvre la petite-fille d’une guérisseuse qui avait l’art de soulager les brûlés, la nièce d’une voyante qui soigne par les plantes, la fille d’une femme « qui ne voulait jamais entendre parler de tout ça. »

    Le scepticisme de Gabrielle ne résistera pas longtemps. Retournée seule sur place, elle s’aventure dans la forêt et finit par trouver l’accès à une jolie rivière qui s’arrondit en une vasque transparente : « J’ai envie d’applaudir. J’attends l’ondine, la musique, la fée qui soulèverait le rideau de branches d’un saule pleureur. Je me penche au-dessus de l’eau, tends une main qui effleure le miroir glacé. Je bois, me mouille le visage. Quoi ? Personne n’achèterait ce paradis en croyant aux sordides racontars de ces villageois trop couards ? »

    Vous en savez assez pour deviner que Les brumes de l’apparence nous emmènent en terre inconnue, guidés par Gabrielle qui tombe peu à peu sous le charme des lieux, comme l’avait prédit l’agent immobilier. Une nuit passée là va transformer de façon spectaculaire sa vision des choses et des gens. Elle que la nature n’a jamais attirée voit d’abord le potentiel de cette propriété. Un rêve va lui faire prendre conscience du don personnel qu’elle a hérité de sa famille maternelle et guider ses réactions sur la route du retour, quand elle arrive la première sur une scène d’accident grave.

    Les cartésiens purs et durs n’iront sans doute pas plus loin dans cette fiction mêlée de fantastique. Quant à moi, je me suis laissé porter par le courant du récit, parfois convenu ou improbable, intéressée par l’évolution de son héroïne et le combat, en elle, entre le rationnel et ce qui lui échappe. Sa vie en sera bouleversée, on peut s’y attendre, il lui faudra faire des choix. Comme dans un conte, Frédérique Deghelt place sur son chemin des adjuvants et des opposants pour affronter les épreuves. Divertissement garanti.

  • Post-scriptum

    Kant Obs.jpg« C’est pourquoi, tandis que les femmes ont le sentiment du beau, les hommes ont celui du sublime. » J’ai cité cette phrase lue dans le Court traité du paysage sans la placer suffisamment dans son contexte : un large extrait de Kant y précède la conclusion d’Alain Roger au sujet de cette distinction du grand philosophe allemand entre le sentiment du beau et le sentiment du sublime dans ses Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764).

    kant beau et sublime.jpgKant y traite dans une section « De la différence du sublime et du beau dans le rapport des sexes » et dans une autre « Des caractères nationaux, en tant qu’ils reposent sur le sentiment différencié du sublime et du beau ». Je vous renvoie au billet critique de Mediamus (23/10/2007) à qui certains de ses commentateurs reprochent une lecture anachronique du discours de Kant. Et, pour qui serait intéressé, voici un texte de Mme de Staël qui évoque l’ouvrage dans De l’Allemagne, sans s’arrêter à cette distinction entre les sentiments des hommes et ceux des femmes.

    En 1846, le professeur J. Barni, traducteur de Kant, considérait que « la plus remarquable partie de ce petit écrit est sans contredit celle où Kant traite du beau et du sublime dans leurs rapports avec les sexes. Il y a là sur les qualités essentiellement propres aux femmes, sur le genre particulier d’éducation qui leur convient, sur le charme et les avantages de leur société, des observations pleines de sens et de finesse, des pages dignes de Labruyère [sic] ou de Rousseau » (page XIV de l’introduction en ligne sur Gallica).