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famille - Page 54

  • Implacable Ferney

    Sur la table de dissection d’Alice Ferney, le mariage. 550 pages pour régler des comptes, un compte surtout, celui de Serge Korol, incapable d’aimer, sinon l’image de lui-même. Le dernier roman de l’exploratrice des dits et des non-dits, du couple, paradis ou enfer, s’intitule Cherchez la femme (2013). 

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    Jakob Smits (1856-1928

    Premier mariage : celui de Vlad et Nina. Nina Javorsky chante et danse sous les yeux de Vladimir Korol qui joue dans un orchestre deux soirs par semaine. « Elle dansait. Il la regardait. Il ne la quittait pas des yeux. » Fille de mineur, l’intérêt du nouvel ingénieur de la mine, hypnotisé par ses seins, la flatte. A quinze ans et demi, Nina vit chez sa grand-mère, à l’écart de ses parents et de ses six frères et sœurs.

    Ferney raconte et déshabille aussitôt les moments de grâce : « Bien des années plus tard, Nina deviendrait une grosse femme immobile. La jeune Javorsky aurait disparu corps et âme, et Vladimir, dans son mariage vécu comme un sacerdoce, fermerait les yeux pour se rappeler la jeune fille qu’il avait choisie, murmurant à sa belle-fille : Nina était la plus gracieuse danseuse que j’aie jamais vue… Sans penser qu’il n’avait pas vu grand-chose. »

    La grand-mère Sacha organise le consentement familial au mariage et dicte les conditions : « Pas d’enfant avant le diplôme ! »« Travaille Nina. Etudie le plus longtemps possible et gagne ta vie. Ne dépends jamais d’un homme ! Ecoute ce que te dit ta grand-mère. » Ils se marient en décembre ; en janvier déjà, Nina est enceinte. Vlad rayonne. Nina se sent flouée. Ils se disputent.

    Serge ressemble à sa mère et Vladimir s’émerveille de tout chez ce fils parfait. Ce sera son leitmotiv : « tout est merveilleux, nous sommes heureux et formidables ! » Neuf mois après la naissance, Nina attend un second enfant, ce sera Jean. Mais l’ingénieur communiste perd sa place et pire, « le monde du charbon se ferma à Vladimir Korol ». Quand Serge a deux ans, la famille va s’installer dans le nord du Maroc et là, parmi les notables français, Nina joue parfaitement son rôle de « jeune épouse de l’ingénieur ». Avant les cocktails, elle boit un whisky pour se donner du courage. Elle est la reine des soirées : « jeune, belle, élégante, aimée, joyeuse, charmante ».

    Pour Vladimir, son fils aîné est un champion, un « as en mathématiques » : « Serge était exceptionnel et Jean un bébé tranquille ». Au Canada, ensuite, la vie est moins agréable. L’ingénieur est le plus heureux des hommes, mais sa femme s’ennuie. Sa famille lui manque et elle refuse toute occupation personnelle : lecture, cinéma, cours d’anglais… Ce n’est qu’à leur retour en France que Nina va exprimer le désir de « faire quelque chose », sans savoir quoi.

    Deuxième mariage : celui de Serge et Marianne. Le fils doué a grandi sous le regard ébloui de son père et dans l’adoration de sa mère. Leur amour est inconditionnel, mais les cris et les larmes de sa mère l’inquiètent. Brillant élève, il se voit supplanter en taille par son frère Jean : « le grand gentil et le petit malin ». Reçu au bac à seize ans, bon joueur de tennis, l’adolescent tombe amoureux de jeunes filles remarquables, toujours plus grandes que lui, et sa gloire ne connaît plus de frein une fois acquis le sésame suprême : Serge est « admis » à l’Ecole normale supérieure. Ses parents exultent.

    Jean Korol n’a guère de place dans le cercle familial : à dix-huit ans, il refuse de passer le bac, quitte le lycée, la maison, devient moniteur sportif. Nina lessive, grossit, boit. Serge développe ses talents de séducteur. Etre normalien le comble, il comprend vite, mais il n’aime pas approfondir – « il aimait les commencements ». « Marie, Agnès, Cécile, Caroline… Comme on le dit dans les milieux bourgeois, elles étaient toutes des filles bien. » Grandes, belles, intelligentes, sportives. Marianne Villette, rencontrée chez des amis, sera « la femme de sa vie »

    Alice Ferney décrypte cette rencontre amoureuse, ses développements. La romancière accentue le contraste entre les parents de Serge, accueillants envers Marianne, mais sans classe aux yeux des Villette, et sa future belle-famille où la redoutable Brune tyrannise son mari et ses filles. Marianne refuse le concubinage : ce sera le mariage ou rien. Serge se résout à l’épouser, « un mariage bourgeois » dans les règles, où le faire semblant est de mise.

    A nouveau, la promesse de bonheur tourne court : « Serge vivait à sa guise comme s’il était seul. » Marianne a besoin de nuits tranquilles, Serge ramène des amis à toutes les heures, sans souci de la réveiller. Il voudrait aller voir ses parents à Châteaudun chaque week-end, elle a trop à faire à Paris. Cherchez la femme est plein de scènes de ménage, de réconciliations boiteuses, d’avertissements et d’explosions. Nina noie ses déceptions dans l’alcool, Marianne fait face dans l’action, prête à tout pour éviter le divorce.

    Le couple, la maternité, la famille, les illusions perdues : la charge d’Alice Ferney est accablante, implacable. A chaque étape du récit, la romancière analyse, commente, détrompe la fiction amoureuse. On aimerait que la romancière montre sans démontrer, sans toujours juger ses personnages.  « Les quatre leçons d'amour d'Alice Ferney » titre Marianne Payot dans L'Express. L’amour, ce combat permanent ? 

    Entre les années 60 et les années 90, la donne a changé entre mari et femme, voilà aussi ce que montre ce récit. L’éditeur parle d’une « étude de caractères », on pourrait ajouter une « étude de mœurs ». Comme « Une vie » de Maupassant, auquel il m’a fait penser, un roman à faire lire… avant le mariage ? Une remarque sur le titre, un cliché qui détonne dans la bibliographie d’Alice Ferney. « Cherchez la mère », proposé par Marianne Payot, conviendrait, mais n’est-ce pas encore une accusation misogyne ? Pourquoi pas « Cherchez le père », tout compte fait ?

  • Certitudes parapluies

    « Maggie m’avait dit plus d’une fois que la seule façon d’avoir une chance d’être heureux, c’est d’accepter que rien n’est jamais certain, que rien n’est définitif, ni les bonnes choses… ni les mauvaises. Elle avait réussi à me faire sourire en me disant que les certitudes sont des parapluies qui ne s’ouvrent que les jours où il fait beau et qu’alors ils nous gâchent la lumière du soleil. »

    Francis Dannemark, Histoire d’Alice qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un)

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  • Alice et ses maris

    Francis Dannemark, écrivain belge et éditeur, annonce la couleur de son dernier roman dès le titre (qu’il choisit souvent long) : Histoire d’Alice qui ne pensait jamais à rien (et de tous ses maris, plus un) (2013). Le ton est guilleret, même si cela commence par un enterrement. 

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    "Kissing Alice", une fausse photo attribuée à Lewis Carroll 
    (Merci à MH d'avoir dénoncé le montage et excusez-moi pour ce choix malheureux.)

    Paul rencontre sa tante Alice en novembre 2001, le jour de l’enterrement de sa sœur – « de ma mère, pour le dire autrement ». Il ne l’avait jamais vue, ils font connaissance. Cette « étrangère avec un accent anglais (…) avait les mêmes grands yeux clairs que (sa) mère ». Ses parents ne lui parlaient jamais d’elle, mais il savait qu’en mai 1945, la petite sœur de Mady avait été très malade après la mort de leurs parents et qu’elle s’était mariée à dix-sept ans avec un veuf qui avait perdu femme et enfants dans un bombardement. Ils s’étaient installés aux Etats-Unis.

    Alice lui donne rendez-vous dans un petit hôtel charmant de Bruxelles dont le salon va recueillir bien des confidences. Mais elle l’interroge d’abord sur la mort de sa mère, sur sa vie à lui. Il lui parle de sa femme et de leur fille qu’elle est allée rejoindre à Boston où celle-ci s’est retrouvée le bras dans le plâtre, pour l’aider à terminer son programme d’études. Alice a un service à lui demander : elle voudrait retrouver quelqu’un, un homme qu’elle a aimé – mais elle trouve injuste de ne parler que de lui.

    « Ce serait injuste pour qui ?
    – Pour les autres. Mes maris.
    – Vous avez été mariée plusieurs fois ?
    – Oui. Et veuve. Plusieurs fois…
    – Tant que ça ?
    – Oh… Je n’aime pas compter, a-t-elle dit dans un sourire. »

    Jour après jour, Alice et Paul se retrouvent à l’hôtel ou au restaurant. Son neveu de 56 ans est curieux d’apprendre l’histoire de cette inconnue.

    Les titres de douze chapitres sur treize sont des prénoms masculins. Seul le premier, « Alice », fait exception. Imaginez ce que vous voulez – patientez. A travers l’histoire de Pierre, Henri, Sydney et les autres, la vie d’Alice se raconte étape par étape, depuis son premier amour en 1944 pour l’instituteur du village jusqu’à ce médecin iranien qui l’a soignée en Inde après la mort accidentelle de son dernier mari.

    L’anglais se glisse dans la conversation d’Alice quand elle ne trouve plus ses mots en français. Elle revient sur sa vie avec un tel détachement, qui pourrait sembler de l’indifférence, que Paul la compare à un ange : « Si les anges peuvent voler, c’est parce qu’ils se prennent à la légère. »

    Dannemark dresse à travers leurs dialogues (« À quoi bon un livre sans images, ni dialogues ? » se demande l’Alice de Lewis Carroll) les portraits des hommes qui ont compté dans la vie d’Alice, 73 ans, et l’autoportrait d’une femme déjà veuve à vingt ans. Alice a quelque chose d’espiègle dans le regard, elle aimerait que Paul, qui a déjà publié un roman, écrive ses souvenirs, pour ne pas perdre les traces des personnes formidables qu’elle a rencontrées. Comme Maggie, la mère de Sydney, sa meilleure amie, son alliée, son modèle.

    Des rencontres et des voyages, Alice en a vécu beaucoup. Des deuils, plus qu’il n’en faut. « Si Dieu avait décidé que j’accompagnerais des hommes jusqu’à la porte de sortie, c’est qu’Il avait Ses raisons », lui a dit un jour quelqu’un en ajoutant « que c’était la preuve qu’elle avait assez d’amour pour eux tous. » Alice est sereine : elle n’était pas faite pour vieillir avec les hommes de sa vie.

    Il y a quelque chose d’un conte de fées dans cette Histoire d’Alice… où tout est bien qui finit bien en dépit de tous les malheurs. Dannemark souligne régulièrement le caractère paisible de cette femme qui traverse le temps sans s’apitoyer sur elle-même, qui s’est contentée d’accepter ceux qui venaient à elle sans les chercher – à part le dernier –, qui a goûté toutes les variations du destin, les cuisines du monde, la sensualité, la diversité des êtres.

    Mais derrière cette belle image, qui est vraiment Alice ? Pourquoi est-elle restée si longtemps éloignée de sa sœur ? Paul apprendra d’elle plus qu’il n’attendait.

    Léger, divertissant, le dernier roman de Francis Dannemark aborde les choses de la vie avec un optimisme délibéré. Il l’a conçu comme « une comédie dramatique à l’anglaise. Et à l’ancienne. »  Qui a dit que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? Cette lecture vous fera au moins sourire, comme Alice, un personnage né dune visite au cimetière.

  • Poissons des tours

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    « Le coup d’envoi de la production fut donné, lorsque le médecin chef Isager, d’Aarhus, client légendaire de l’hôtel Ruth, clama, si fort que toute la grande salle de restaurant l’entendit, qu’il voulait qu’on lui serve le hareng épicé d’Ane, et rien d’autre. – Celui avec les tours, maître d’hôtel, vous savez bien, délicieux et ferme à souhait, cria-t-il, inspiré par le petit logo qu’Ane avait créé, une image des deux phares, le Gris et le Blanc.





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    Quand l’anecdote parvint aux oreilles d’Ane, elle fit immédiatement changer l’étiquette, et colla sur les seaux et les bocaux une grande image des phares avec le nom poissons des tours en grandes lettres bancales. Peu après, elle dut embaucher quatre femmes de plus, un livreur et une assistante de bureau, et utiliser la cabane noire comme entrepôt.

    Tout était allé extraordinairement vite.

    En l’espace de trois mois, elle s’était établie comme fabricante de poisson. »

     

    Karsten Lund, Le marin américain

  • Ane et le marin

    Le marin américain de Karsten Lund (2010, traduit du danois par Inès Jorgensen) n’est ni une histoire d’hommes ni une histoire de femmes, mais l’histoire d’un couple, d’une famille, d’une communauté. C’est l’arrière-petit-fils d’Ane Christensen qui la raconte, quand il est sur le point de résoudre une énigme familiale qui a suscité bien des rumeurs – il en est la trace vivante : « Ma famille est issue d’un naufrage dramatique, survenu par une nuit d’hiver il y a cent ans. » 

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    http://www.visitdenmark.fr/fr/jutland-du-nord/culture/culture-skagen

    A vingt-deux ans, Ane Christensen désespérait, après quatre ans de mariage, de ne pas encore être enceinte. Son rêve de s’établir en ville, à Skagen, sur la nouvelle route longeant la plage, et d’y voir ses enfants grandir, Jens Peter posséder son propre bateau, de vivre une vie nouvelle, se heurtait à cette réalité. Et il fallait aussi affronter les ricanements, les allusions et pire encore, les accusations des traditionalistes qui lui reprochaient son manque de piété et voyaient dans sa situation une punition divine.

    Ane croit aux temps modernes. Elle consulte à la ville le docteur Warming redouté pour ses idées nouvelles et son horreur des superstitions. L’homme la comprend parfaitement, lui donne quelques conseils, et suggère que Jens Peter vienne consulter lui-même. Sinon, « une graine fraîche ne serait peut-être pas à négliger (…) fichtre, ça ne ferait pas de mal non plus, un peu de sang nouveau par ici… »

    Ces mots du médecin lui trottant dans la tête, Ane se rend chez sa sœur Marie et lui en parle. Toutes deux se disent qu’il faudrait profiter d’une occasion, quand Jens est en mer, lors d’une fête par exemple. Mais ce n’est pas si simple. Et puis le drame se produit : d’un bateau norvégien pris dans la tempête, un seul homme est retrouvé et sauvé par le garde maritime Carlsen, qui cherche un toit pour le soigner : Jens est chez sa sœur, Ane propose qu’on l’amène chez elle.

    « Jamais elle n’avait vu d’homme aussi beau. Il était totalement différent de tous ceux qui vivaient ici. Il avait une moustache noire, des cheveux noirs et de longs cils. Un visage étroit, un long nez droit et une petite bouche. » Les voisins, sa sœur, le garde, tous se succèdent chez Ane pour observer le seul survivant du naufrage, Frederic Porter, un marin américain.

    Quand naît Tonny, neuf mois plus tard, il ne fait de doute pour personne que cet enfant aux cheveux noirs n’est pas de Jens, et à cela s’ajoute la mystérieuse disparition de l’Américain, qu’on a vu, le lendemain de cette nuit passée chez Ane, prendre de tôt matin le chemin de la plage vers le sud, et qui depuis lors n’a plus donné signe de vie. Mais entre les deux époux, un pacte a été conclu pour tenir bon contre toutes les rumeurs et se taire.

    Le marin américain raconte la saga d’une famille durant un siècle, de génération en génération, les déménagements, les affaires, la prospérité due à l’esprit d’entreprise d’Ane, excellente cuisinière, qui se lance dans le commerce de harengs marinés, et aux excellentes pêches de Jens Peter et de son fils Tonny, encore plus doué que lui pour sentir où est le poisson et quand prendre la mer.

    C’est aussi un siècle de vie dans le nord du Danemark, les mentalités, les paysages, le développement d’une ville côtière, l’économie de pêche et son évolution, et surtout la rude vie en mer qui sépare hommes et femmes puis les réunit, quand tout va bien, les virées alcooliques, les incompréhensions, les retrouvailles.

    Karsten Lund garde pour la fin de ce gros roman (400 pages) l’élucidation du mystère qui donne au récit sa tension. En postface, l’auteur précise la part des faits et de la fiction : né en 1954 à Skagen, « de deux vieilles familles du coin », il n’a pas inventé le naufrage du 26 décembre 1902 ni le sauvetage de Frederic Porter par le garde Anthon Carlsen. A part cela et quelques faits familiaux historiques dont on trouve encore des traces au musée de la ville, le reste « n’est que menteries ». Menteries très romanesques.