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famille - Page 57

  • Oiseaux d'or

    « C’est sur un sol sacré que nous nous trouvons. Pour moi, c’était un jardin magique, avant même que tu ne sois venue dans ma vie pour y danser avec moi. Il y avait – il y a encore – des oiseaux d’or, des paons aussi, et des oies ; mais surtout des oiseaux d’or. C’était un jardin d’or. Et tout à coup, j’ai vu ces instruments, j’ai entendu cette marche ; le soleil brillait dans le cuivre, les musiciens soufflaient, leur tête congestionnée par l’effort. Alors tout s’est
    changé en un jardin de cuivre, et tout est resté ainsi, longtemps. Le cuivre est plus beau et plus simple que l’or, plus joyeux aussi.
    Carmen était un opéra de cuivre… »

     

    Simon Vestdijk, Le jardin de cuivre

     

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  • La fille du Jardin

    Le jardin de cuivre (De Koperen Tuin, 1950) était le roman préféré du prolifique écrivain néerlandais Simon Vestdijk (1898-1971). Nol Rieske, qu’on appelle dans la ville de W*** « le fils du juge », commence son histoire à l’époque où son frère Chris, son aîné de trois ans, joue au ballon dans le jardin avec des camarades et
    prend plaisir à se moquer de lui, à l’insulter – « sale Nol ! » – voire à lui donner des coups de pied sous la table à l’insu de leurs parents. La rivalité entre les deux frères s’exacerbe : « Devenu écolier, lorsque je cherchais pendant mes heures de loisir la compagnie de ma mère, je trouvais toujours Chris sur mon chemin. »

     

    Chris n’est pas là quand sa mère, en compagnie de ses amies, l’emmène au Jardin peu après les vacances par une chaude journée et lui laisse le champ libre en lui donnant rendez-vous au Pavillon central. L’enfant s’amuse en courses folles vers le haut du parc, observe des volatiles dans leurs cages, un paon, des souris blanches, une oie, des faisans. De la crête, il découvre émerveillé « la cuvette la plus surprenante, la plus charmante, la plus chinoise qui se pût imaginer ». Un pont en fûts de bouleaux y traverse un petit lac jusqu’à un énorme kiosque de bois où il aperçoit trois musiciens avec leurs cuivres. De l’autre côté, le public s’est installé sur des enfilades de chaises, non loin du Pavillon central. C’est là qu’il observe pour la première fois « un homme trapu revêtu d’un habit », tout seul, le visage rouge, les moustaches noires, un air de « conquérant ».

     

    Nol décide alors de descendre de ce côté sur un petit sentier entre les rochers, se laisse glisser vers la pente herbeuse et se trouve un observatoire : après un moment de silence total, la musique se déchaîne, vents, cuivres et bois « obéissant au doigt et à l’œil aux gestes énergiques de l’homme en habit, qui les excitait à la frénésie ». Plus tard, il apprendra qu’on jouait là le Stars and Stripes, une marche de Sousa. Quand, à la fin du concert, le chef d’orchestre, pour Nol désormais le héros de W***. reprend la marche formidable, Nol ne peut s’empêcher de se balancer, de bouger en rythme, rejoint tout à coup par « une longue et pâle jeune fille » qu’il avait aperçue, solitaire, près du Pavillon, et qui lui prend les mains pour danser avec
    lui en cadence. Moment magique, « l’impression de planer ». Puis le regard rieur de sa mère, assise avec ses amies, feignant de n’avoir rien vu.

     

    Elle lui apprend que Trix (douze ans, quatre de plus que lui) est la fille d’Henri Cuperus, le chef d’orchestre, un « personnage impossible » qui « se prend pour un artiste » et boit trop. Un jour, à la sortie de l’école de couture, Nol surprend Trix en train de frapper ses compagnes. Il rêve même d’elle et de son père, un soir, puis se réveille en entendant la musique d’un piano quelque part – « Rien au monde n’est plus beau qu’un piano qui joue deux maisons plus loin, et cette musique-là était large et sérieuse, presque menaçante par l’intensité de la conviction qu’on y mettait, malgré son allure badine. » Deux jours plus tard, Nol demande à sa mère, elle-même musicienne, de pouvoir prendre des leçons de piano avec Cuperus et finit par vaincre les résistances de ses parents.

     

    Il admire son professeur, adore l’entendre commenter la musique, se confie à lui. Cuperus devient le modèle de Nol – « Il eut une influence inouïe sur moi ».
    Celui-ci s’attriste de voir l’homme incompris, méprisé pour ses excès de boisson et son anticonformisme qui déplaît aux bourgeois de W***. La famille Cuperus se retrouve en difficulté. Nol, fidèle à son professeur, prend des leçons chez lui quand sa mère ne le veut plus chez elle, et Cuperus le traite bientôt comme un fils.

    Vestdijk, qui aurait voulu devenir musicien, consacre de nombreuses pages à la musique, notamment à travers les préparatifs de Carmen, que Cuperus a décidé de représenter à W***. Le Jardin de cuivre est un roman d’apprentissage. On y voit Nol Rieske grandir, s’affirmer dans un milieu soucieux de respectabilité avant tout, prendre goût à la « bonne musique », entamer des études de médecine (comme l’auteur). Son amour discret pour Trix Cuperus, qui le tient à distance et traîne une réputation de plus en plus douteuse avec les années, est l’autre ressort principal de ce beau récit : « L’amour, je l’avais déjà dit, n’avait rien à voir avec le temps ; commencer, finir lui étaient étrangers. »

  • Vérité brute

    « « Les malades me manquent. C’est difficile à décrire mais, quand les gens ont désespérément besoin d’aide, quelque chose tombe. La pose qui est un élément du monde ordinaire disparaît, tout ce boniment de Comment-allez-vous-?-très-bien-merci. » Je me tus un instant. « Les malades peuvent délirer, ils peuvent être muets ou même violents, mais il y a en eux une nécessité existentielle qui est stimulante. On se sent plus proche de la vérité brute de ce que sont les humains. » »

    Siri Hustvedt, Elégie pour un Américain

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  • Je me sens si seul

    Siri Hustvedt, dont je vous ai déjà présenté Les yeux bandés et L’envoûtement de Lily Dahl, a choisi un homme comme narrateur dans Elégie pour un Américain (The Sorrows of an American, 2008). Un psychiatre. Lars Davidsen, son père, vient de mourir. En triant ses papiers avec sa sœur Inga, il tombe sur une lettre signée Lisa : « Cher Lars, je sais que tu ne diras jamais rien de ce qui s’est passé. Nous l’avons juré sur la BIBLE. Ca ne peut plus avoir d’importance maintenant qu’elle est au ciel, ni pour ceux qui sont ici sur terre. J’ai confiance en ta promesse. » Que « Pappa » leur ait caché des choses ne les étonne pas trop. Inga, qui a perdu son mari cinq ans plus tôt, est particulièrement curieuse de découvrir de qui et de quoi il s’agit. Erik Davidsen, divorcé, se plonge pour sa part dans la lecture des Mémoires de son père.

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    De retour chez lui à Brooklyn, assis devant son bureau, il aperçoit par la fenêtre une jeune femme et une petite fille qui traversent la rue, devine « de possibles locataires pour le rez-de-chaussée » de sa maison. Miranda, la mère, d’origine jamaïcaine, a « une allure superbe » ; Eglantine, la fillette, s’exclame en le voyant : « Regarde, maman, c’est un géant ! » Le logement leur convient. « Je les regardai descendre les marches du perron, revins sur mes pas dans le vestibule et m’entendis murmurer : « Je me sens si seul ». (…) Telle est l’étrangeté du langage : il traverse les frontières du corps, il est à la fois dedans et dehors, et il arrive parfois que nous ne remarquions pas que le seuil a été franchi. »

    Si son divorce l’a convaincu d’avoir été « un mari raté », le Dr Erik Davidsen estime avoir réussi en tant qu’oncle : ces cinq dernières années, depuis la mort de Max Blaustein, son beau-frère, un romancier reconnu, il est particulièrement proche d’Inga et de Sonia, sa nièce, encore hantées par les images du 11 septembre à New-York. Il a toujours veillé sur sa sœur, qui, petite, était sujette à des crises, perdait conscience un instant, et que ces absences rendaient particulièrement vulnérable auprès de ses condisciples – « Inga, dinga ! » En grandissant, elle en a moins souffert mais est restée sujette à des migraines. Sur son insistance, il va chercher aussi de son côté à identifier la mystérieuse Lisa qu’a connue leur père.

    Mais ses nouvelles locataires occupent de plus en plus ses pensées, la beauté de Miranda l’obsède – elle est illustratrice et il a aperçu chez elle un dessin fascinant. La petite fille cherche son contact. Lorsqu’un jour, en rentrant chez lui, il découvre sur le seuil quatre photos polaroïd de Miranda et Eggy dans le parc, sur lesquelles on a tracé des cercles barrés, il est surpris qu’elle lui demande simplement de les jeter, sans rien expliquer. « Quelqu’un épiait Miranda, et je me demandai si c’était quelqu’un qu’elle connaissait. »

    La jeune femme reste sur la réserve, le psychiatre s’efforce de respecter les distances, conscient de fantasmer sur elle. Sa sœur, elle, est terriblement troublée par la visite d’une journaliste indiscrète qui se montre plus intéressée par la vie privée de Max Blaustein que par son œuvre et menace de dévoiler des lettres à une autre femme. Inga craint surtout pour Sonia et sa fille craint pour elle, toutes deux se confient à Erik, tour à tour. D’autres incidents amèneront Miranda à raconter au Dr Davidsen quelques pans de son passé et même un jour à lui confier, exceptionnellement, la garde de sa fille.

    Elégie pour un Américain croise donc tous ces fils – lecture des écrits du père, soucis d’Inga et de Sonia, vie de Miranda et d’Eggy – entre lesquels s’insèrent des séances chez le psychiatre, où nous découvrons les obsessions de quelques-uns de ses patients en plus des siennes. La trame psychologique est une des plus intéressantes du récit, d’autant plus quand Erik Davidsen observe ses propres réactions. « Le matin, je m’éveillais sous un ciel lourd et, même s’il s’allégeait en général une fois que je me retrouvais avec mes patients, j’étais conscient d’être entré dans ce que l’on appelle, dans le jargon médical, l’anhédonie : l’absence de joie. »

    Dans un de ses livres, sa sœur philosophe a écrit que « Le problème, c’est que nous sommes tous aveugles, tous dépendants de représentations préconçues de ce que nous pensons que nous allons voir. La plupart du temps, c’est comme ça. Nous ne faisons pas l’expérience du monde. Nous faisons l’expérience de ce que nous attendons du monde. Cette attente est très, très compliquée. » Quel regard portons-nous sur les autres ? sur nous-mêmes ?

    Siri Hustvedt s’insinue dans les fissures de toutes ces personnalités, crée comme dans ses autres romans une espèce de suspens à propos de chacun des personnages et de leurs secrets. Ambivalence des rapports familiaux et amoureux, étrangeté des vies intérieures, la romancière excelle à nous tenir en haleine. De son style, on pourrait dire ce qu’elle écrit de la voix : « Je sais que ce qu’on dit est souvent moins important que le ton de la voix qui prononce les mots. Il y a de la musique dans un dialogue, des harmonies et des dissonances mystérieuses qui vibrent dans le corps comme un diapason. »

  • De Millie à Camille

    Dans la main du diable racontait comment Gabrielle Demachy s’introduisait en 1913 au Mesnil, dans la propriété familiale des Galay, à la recherche de renseignements sur son bien-aimé cousin mort en Birmanie, et y trouvait l’affection d’une petite fille sans mère, Millie, et puis l’amour de Pierre de Galay. Dans L’enfant des ténèbres, le deuxième volet de sa trilogie romanesque Une traversée du siècle (dont le troisième tome, Pense à demain, vient de paraître), Anne-Marie Garat reprend ses personnages vingt ans après, en 1933. Elise Casson, la petite Sassette d’antan, devenue assistante du libraire parisien Brasier profite d’un voyage à Londres pour guetter la sortie de Virginia Woolf sur le seuil de la Hogarth Press. A Paris, Camille Galay (Millie) attend son amie Magda à la gare de l’Est. « Le soleil se couchait sur l’Europe, (…), quel veilleur, quelle sentinelle verrait, dans cette invasion naturelle des ténèbres, le spectre d’une main colossale planant sur la carte, y jetant son ombre tentaculaire… » 

     

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    Robert Delaunay, Le Champ-de-Mars – La Tour rouge (1911) Ó The Art Institute of  Chicago

     

    Toutes deux se frottent à l’histoire de leur siècle, sans mesurer encore quels risques elles y courent, pas plus que Pauline, qui a aussi grandi au Mesnil, couturière chez Chanel, impatiente d'ouvrir sa propre boutique. Elise a accepté de prendre livraison de revues littéraires anglaises sans se douter au début que le gentil garçon d’hôtel londonien qui l’accueille à chaque voyage est un « contact » et qu’elle joue les « agents de liaison ». Camille vient de rentrer de New-York où son ami photographe est mort fauché par une voiture. Dans un chagrin qui l’éloigne de tous, elle s’est installée rue Buffon dans l’appartement dont elle vient d’hériter. Six mois pour renaître. Elle y accueille Magda, son amie hongroise, qui n’en revient pas d’apprendre que Camille travaille sous un faux nom comme manutentionnaire à la fabrique des Biscuits Bertin-Galay, pour « tâter de la condition ouvrière ». Magda, aguerrie par la ruine de sa famille à Budapest, y voit comme un caprice d’enfant gâtée chez cette héritière actionnaire.

     

    Camille est bientôt démasquée : Simon Lewenthal, le brillant directeur de l'entreprise, le bras droit de Mme Mathilde, la convoque, la renvoie, avant de l’accompagner en ville. La jeune femme l’intéresse, il l’emmène chez lui dans son luxueux appartement rempli d’œuvres d’art. Il aimerait l’initier à toutes ces belles choses, lui parle de la collection d’objets d’Henri de Galay, son grand-père, qu’il voudrait sauver de la dispersion par le biais d’une donation. Lewenthal a l’âge de son père, mais il ne manque pas de charme. Et pour lui, Camille représente bientôt une nouvelle raison de vivre. Elle se trouve chez lui quand un coup de téléphone l’anéantit : son frère, professeur de lycée, s’est suicidé. Il ne s’était pas remis d’un séjour à Berlin où, avec un groupe d’intellectuels, il avait voulu venir en aide à un commerçant juif attaqué par la milice, une expérience de « mal absolu ».

     

    Anne-Marie Garat jette parents et amis, maîtres et employés, dans la mêlée du XXe siècle, quand l’Europe tarde à mesurer le danger du nazisme. Agents secrets, espionnes, tueurs, il n’en manque pas dans cette fresque sociale et historique que l’auteur met autant de précision à décrire que ses portraits d’individus héroïques ou diaboliques comme Grubensteiger, ami de Goebbels, qui a un compte personnel à régler avec les Bertin-Galay. L’Enfant des ténèbres est un roman foisonnant que les descriptions détaillées privent souvent de rythme, mais le rendu d’une époque, avec ses catégories sociales, ses mœurs, ses artistes, ses notations de tous ordres, est impressionnant. Une page ne suffirait pas à présenter tous ses personnages, que le lecteur suit, de séquence en séquence, à travers l’Europe. « Rien n’est de hasard, sinon par l’ignorance où nous nous tenons des destinées. » Epreuves, dangers, sauvetages, éloignements, retrouvailles nourrissent le suspens de cette saga où une poupée chinoise et une petite bague d’émail bleu permettent, non sans douleur, de réconcilier le passé avec le présent, de Millie à Camille.