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famille - Page 60

  • Seule à jamais

    Purge (Puhdistus, 2008, traduit du finnois par Sébastien Cagnoli) a déjà fait couler beaucoup d’encre. Sofi Oksanen, née en 1977 d’une mère estonienne et d’un père finlandais, a placé en tête de ce roman choc une carte de « L’Estonie dans l’Europe du Nord depuis 1991 » pour que ses lecteurs situent mieux les frontières de ce pays balte entré dans l’Union Européenne en 2004.

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    View of Emumägi from SW. Emumäe landscape protection area.
    Picture taken at 58,9332N 28,3642E looking towards NE.
    © Pimik (Wikimedia Commons)

    Il s’ouvre sur un slogan – « Pour une Estonie libre ! » – que Hans Pekk, un paysan estonien, écrit au-dessus de chaque page de son cahier où il écrit « pour ne pas perdre la raison ». Mai 1949. Dans sa propre ferme, depuis la déportation de sa femme et de sa fille, Hans se terre dans un cagibi tandis qu’Aliide, sa belle-sœur, vaque aux travaux journaliers. 1992. Aliide Truu aperçoit quelque chose d’étrange par la fenêtre, comme « un ballot » au pied des bouleaux, et va voir cela de plus près, munie d’une fourche. Elle découvre une fille qui porte une robe de l’Ouest mais des pantoufles russes, et qui parle estonien. Celle-ci, en piteux état, finit par accepter de l’eau, de la valériane, du pain.

     

    La jeune Zara n’en revient pas d’avoir trouvé Aliide Truu. Il faut que celle-ci comprenne au plus vite sa terreur : Pacha, son mari, et son associé, Lavrenti, sont à sa recherche. Elle prétend les avoir rencontrés au Canada où elle travaillait comme serveuse, cherche une histoire qui pousse Aliide à bien vouloir la garder chez elle. La vieille femme se méfie, soupçonne un traquenard.

     

    Sofi Oksanen livre par fragments, dont elle précise chaque fois l’année et le lieu (le plus souvent, « Estonie occidentale ») mais en sautant constamment d’une époque à l’autre, l’histoire des deux personnages essentiels du récit. A l’insu de sa mère, qui avait fui les Allemands lors de la guerre et trouvé du travail en Russie, Zara a appris l’estonien avec sa grand-mère, Ingel. La jeune fille, originaire de Vladivostok, s’est laissé persuader par une amie, l’année précédente, de la suivre en Allemagne pour y travailler et mener une vie plus intéressante. Aliide laisse son canapé à la fugitive et dort dans la chambre de derrière où des herbes médicinales sèchent sur des journaux. Quand elle lui annonce, le lendemain matin, qu’elle attend sa fille qui vit en Finlande, Zara rêve qu’on la dépose en voiture à Tallinn, d’où elle passerait à l'étranger. Dans l’immédiat, elle s’efforce d’inspirer confiance.

     

    On l’a deviné, Zara est une de ces filles de l’Est tombées dans le piège de la prostitution. Violentée, torturée, elle s’est retrouvée prisonnière de Pacha et Lavrenti, avec d’autres. Pourquoi, quand elle a saisi l’occasion d’échapper à ses proxénètes, a-t-elle cherché le village et la maison d’Aliide ? Pourquoi celle-ci affirme-t-elle à un ami, venu l’avertir d’un procès possible à l’encontre de son défunt mari, qu’ils n’ont fait « qu’obéir aux ordres » et qu’ils étaient « des gens bien », mais s’empresse-t-elle après de brûler toute la propagande communiste et les papiers compromettants qui restaient dans sa maison ? Pourquoi Zara cache-t-elle sur elle une photo d’Ingel et Aliide ? Pourquoi celle-ci nie-t-elle avoir une sœur ?

     

    Des années de guerre où l’Estonie se voit occupée tantôt par les Russes, tantôt par les Allemands, et lutte pour sa liberté, aux années nonante pendant lesquelles se déroule la rencontre entre ces deux femmes secrètes, rusées, toutes deux mues par la peur, toutes deux capables du pire pour sauver leur peau, la romancière finlandaise fait monter la pression, rassemble les pièces d’un puzzle historico-romanesque. On y découvre un pays, ses paysans, ses patriotes, ses sbires, ses traîtres, et aussi une famille avec ses amours, ses drames, ses jalousies, ses rancœurs. « Ce qui m'attire avant tout, explique Sofi Oksanen, ce sont les destins bâillonnés, les personnages muets, les histoires tues. S'approcher du non-dit et tenter de l'articuler, n'est-ce pas l'essence même de l'écriture ? »

     

    Purge contient une violence crue, omniprésente, insoutenable dans certaines scènes – le roman a d’abord été conçu comme une pièce de théâtre. Envahi soi-même par le malaise des personnages, on veut tout de même aller de l’avant, comprendre ce qui les a menés là où ils sont, savoir à quel jeu terrible s’adonnent la vieille Aliide et la jeune Zara, pour leur bonheur ou leur malheur.

  • Comment vivre

    Olivier Adam, dans Des Vents contraires (2009), montre la solitude qui sépare, même au sein d’une famille qui s’aime. A l’abri de rien (2007) annonçait déjà ce thème dans un autre contexte, et ce roman nous prend à nouveau à la gorge, tant l’auteur réussit, dans une langue familière un peu trop dans l’air du temps, se dit-on d’abord, et tout compte fait en parfaite osmose avec son sujet, à dire la pauvreté des vies humaines engluées dans la routine, la consommation, l’ennui.

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    Spilliaert, L’intruse

    Une femme se tient « seule dans la cuisine, le nez collé à la fenêtre où il n’y a rien. » Ce rien mille fois répété de maisons identiques aux murs crépis et volets qui s’écaillent, meublées de même – « Millions d’hommes et de femmes, invisibles et noyés, d’existences imperceptibles et fondues. La vie banale des lotissements modernes. » Après avoir perdu son boulot, Marie est devenue une de ces femmes qui attendent le retour des enfants, du mari « en accomplissant des tâches concrètes pour tuer le temps. »

    Des choses traînent un peu partout dans la maison, qu’elle range en dernière minute avant que Stéphane, chauffeur de bus scolaire, ne rentre : « Il appelle ça du désordre. Moi je pense que c’est surtout de la vie. » Sa vie ? Pas grand-chose : les petites annonces, « les gamins le bain les devoirs les repas la vaisselle, le linge et le ménage, les courses » et de plus en plus rarement, le cinéma, mais « la télé tous les soirs et basta ». Sa petite Lise qui l’arrête quand elle se met à chantonner machinalement, son Lucas qu’elle amène presque toujours en retard à son cours de tennis, son Stéphane qui lui demande si la journée a été bonne, puis explose parce qu’encore une fois, elle n’a pas pensé à s’occuper de ses chemises. « On s’aimait mais c’était planqué sous la graisse du quotidien et des emmerdes, une couche épaisse comme on en a tous. »

    Comment devient-elle cette bénévole qui sert des repas aux sans-abri ? Un soir, sur la plage derrière la barre d’HLM où elle a grandi et où elle fumait une cigarette pendant que Lucas était au tennis, elle a vu des policiers et leurs chiens traquer des réfugiés hors d’un chalet près de la mer. Puis il y a eu cette crevaison, la nuit, sous une pluie glaciale. Marie ne savait que faire. Un homme s’est approché dans la nuit, un de ces clandestins, il lui a changé la roue et répondu « Jallal » quand elle lui a demandé son nom pour le remercier.

    Chez eux, chez elle, Stéphane, Lucas et Lise ont tous les trois peur que « ça recommence », Marie est censée prendre des antidépresseurs mais elle fait semblant de les avaler. Elle ne prend plus plaisir à rien, sinon aux regards que ses enfants tournent vers elle, pleins d’amour. Quand elle avait dix-sept ans, sa sœur Clara, sa complice, est morte dans un accident en pleine nuit, à six dans une voiture contre un pylône. Elle se perd dans ses souvenirs.

    Parmi les hommes à qui une femme sans âge distribue des vêtements sous une tente dans le centre-ville, Marie reconnaît celui qui l’a aidée – « Ouais, ben si vous voulez vraiment le remercier, le mieux ce serait encore de nous filer un coup de main, parce que tous ces types ont sacrément besoin d’aide, croyez-moi », lui lance Isabelle, et c’est ainsi qu’elle entre dans cette équipe de bénévoles solidaires des réfugiés, malgré les interventions policières.

    Marie leur consacre dorénavant la plus grande part de son temps, encaisse les engueulades de son mari furieux qu’elle en oublie d’aller chercher les enfants à l’école, que ses vieux vêtements disparaissent, qu’elle provoque des commérages. Seule Isabelle la considère comme « une fille bien ». Et Marie, à les aider, se sent enfin « entière » et à sa place, « comme jamais ». Le soir, elle rejoint cette veuve sans enfant dans sa maison, où elle offre à quelques réfugiés le gîte et le couvert, l’usage de sa salle de bain, un peu de dignité et de convivialité.

    Quand elle y emmène Lise avec elle, un soir, c’est un Stéphane hors de lui qui fait irruption dans la pièce où elle est en train de danser avec Bechir, qu’elle compte accompagner au tribunal le lendemain. Son mari ne supporte plus ses absences, leurs enfants délaissés, et les insultes qui pleuvent aussi bien à son travail qu’à l’école, où leurs camarades répètent les propss entendus à la maison contre « celle qui couche avec les Kosovars ».

    Mais Marie est obnubilée par le sort de Bechir, en oublie l’anniversaire de Lise, continue même si elle est consciente de tirer sur une corde qui menace de craquer, de prendre de plus en plus de risques. Comment vivre ? « Ici à l’abri des maisons, et partout ailleurs en France, toutes les vies se ressemblent. » Marie cherche autre chose, pour rester vivante. Coûte que coûte.

    Dans un entretien, Olivier Adam s’explique sur A l'abri de rien, drame inspiré par les sans-papiers de Sangatte, et en particulier sur la voix de Marie au cœur du roman : « Plus j’avance, et plus c'est vers le féminin que je penche, plus j’ai le sentiment que c'est à travers ce « je » là que je suis le plus juste, au plus près de moi, de ma respiration et de ma folie. » Une phrase qui pourrait alimenter une réflexion sur la manière dont l'écrivain représente le féminin et le masculin dans son oeuvre.

  • Implacable Atwood

    « Immense romancière mais aussi poète et essayiste », c’est ainsi que l’éditeur présente Margaret Atwood pour Œil-de-chat (Cat’s Eye, 1988), traduit de l’anglais (Canada) par Hélène Fillon. Je referme ce gros livre (plus de six cents pages) le cœur serré. Admirative. L’enfance sans mièvrerie, l’âge mûr sans complaisance. Ce roman d’Atwood, implacable, ressemble à une autobiographie, mais c’est une fiction, rappelle-t-elle en préambule. Elaine Risley, peintre, y explore sa vie : « Le temps n’est pas une ligne, mais une dimension ; comme les dimensions de l’espace » (première phrase). 

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    Au milieu de sa vie, celle-ci revient à Toronto pour la première rétrospective de son œuvre. Son ex-mari, le père de sa fille aînée, lui a prêté son studio pour l’occasion. Mais ni lui ni Ben, son second mari, ne sont à ses côtés, elle le regrette, elle a « perdu le goût des étrangers ». En survêtement bleu pastel, son « déguisement de non-artiste », elle se rend à la galerie avec un peu d’appréhension.

    « Avant Toronto, j’étais heureuse. » Dans la Studebaker du père, zoologiste, la famille se déplaçait au gré de ses missions de recherche en forêt, jusqu’au jour où l’on annonce à Elaine et à son frère Stephen qu’ils auront désormais une maison à eux. Leur père va enseigner à l’université. Le bungalow carré entouré de boue, sans aucune finition à l’intérieur, déçoit d’abord Elaine. Mais elle aime observer les croquis des insectes en coupe, et aussi se rendre à l’Institut de zoologie.

    A l’école, pour la première fois, elle fréquente des filles. « Je connais les règles non écrites des garçons, mais avec les filles j’éprouve toujours le sentiment d’être sur le point de commettre une gaffe inimaginable, épouvantable. » D’abord Carol, la seule à prendre l’autobus avec elle, qui s’étonne de tout dans la vie d’Elaine : la maison non finie, leur mode de vie, les vêtements inadéquats. Puis la belle amie de Carol, Grace, dont la mère, Mrs Smeath, a le cœur malade et fait la sieste chaque après-midi. Une femme pleine de principes. Elaine la déteste.

    Dans la cour de l’école, on joue aux billes, Elaine adore celles qu’on appelle « œils-de-chat », qui « ressemblent vraiment à des yeux ; mais pas à des yeux de chats. » Son favori, un œil-de-chat bleu, elle le garde toujours dans son sac à main. Au retour de vacances, à la mi-septembre, les écolières se retrouvent, plus grandes, différentes. Il y a une troisième fille près de Carol et Grace, la très sûre d’elle Cordelia. Elaine est subjuguée. Cordelia dirige bientôt leur petit groupe. Elle fait des remarques inattendues sur les gens, commente tout, juge.

    Cordelia est obsédée par les corps des femmes, des hommes. Mrs Smeath par le manque de religion : elle persuade Elaine de les accompagner à l’Ecole du dimanche, aux offices. Tandis que son frère abandonne ses jeux de chimiste en herbe pour s’intéresser aux étoiles, Elaine subit chaque jour davantage la pression des filles, dont elle devient la victime préférée. Pour elles, elle devient Mary, reine d’Ecosse, décapitée, enterrée dans un trou qu’elles referment avec des planches. Elles ont neuf ans.

    « Tout ira bien à la condition que je ne bouge pas, que je ne dise rien, que je ne révèle rien. Je serai alors épargnée, acceptable encore une fois. Je souris, frémissante de soulagement et de reconnaissance. » Les petites filles ne sont pas si mignonnes, elles sont « grandeur nature ». Terrorisée à l’idée de perdre ses amies, Elaine veut plaire. « Avec la haine, j’aurais su comment me comporter. Elle est transparente, froide comme le métal, directe, inébranlable, contrairement à l’amour. »

    La fillette tombe malade de plus en plus souvent. Comment sa mère ne réagit-elle pas à ses silences, ses lèvres mordues, ses peaux arrachées ? Quand elle la questionne, l’encourage à ne pas être « une chiffe molle », Elaine se tait. Un jour, à l’Institut de zoologie, elle s’évanouit pour la première fois. Après avoir découvert cette échappatoire, elle devient à l’école « la fille qui s’évanouit ». Les jeux secrets s’aggravent, Elaine manque y laisser sa peau.

    Après cela, une limite a été franchie. Bien que craintive et lâche, d’un seul coup, elle n’a plus peur de ses « amies », elle se sent libre, prend des distances. Pourtant, ce que lui a fait Cordelia la hante : « Tu m’as fait croire que je n’étais rien. » A leur nouvelle école, Elaine se montre une bonne élève, attentive, silencieuse. Cordelia s’amuse à piquer dans les magasins et n’étudie pas. C’est maintenant Elaine la plus forte, « une langue de vipère ». Excellente en biologie, elle peut dessiner n’importe quoi. En plein examen, elle sait soudain qu’elle ne sera pas biologiste, mais peintre.

    Margaret Atwood réussit dans ce roman éclaté un portrait de femme, d’artiste, hors des conventions. Décrit sans fioritures ce qu’on peut ressentir, endurer, souffrir, dans le sous-sol d’une vie ordinaire. Comment quelqu’un devient ce qu’il est. Bien plus tard, de retour chez sa mère très âgée, Elaine Risley retrouve dans une malle son œil-de-chat, sa bille fétiche : « Je la regarde et j’y vois ma vie entière. » Œil-de-chat, ce sera aussi le titre d’un autoportrait. A l’exposition de Toronto – une ville « comme un miroir qui ne renverrait que la moitié dévastée du visage »   elle parcourt du regard son œuvre et sa vie, mais n’attend en réalité qu’une chose, l’arrivée de Cordelia.