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essai - Page 30

  • Pays et paysage

    Que regardons-nous, comment regardons-nous quand nous admirons un paysage ? Le Court traité du paysage (1997) d’Alain Roger, paru dans la collection Folio essais, offre une approche « théorique et systématique » du sujet, qui s’applique aux belles vues devant lesquelles nous nous arrêtons pour les contempler (à pied, à cheval ou en voiture) comme aux peintures où l’œil se plaît à entrer (campagne, mer ou montagne dites pittoresques). 

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    Lasne (VI.2017)

    « Nature et culture. La double artialisation » : Alain Roger emprunte ce terme à Montaigne – artialisation : transformation par l’art – pour définir, dans le premier chapitre, les concepts utiles à la compréhension de son traité. Pour lui, le paysage est culturel et non naturel : notre regard est influencé par la peinture, la littérature, le cinéma, la télévision, la publicité, etc. « Nous sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révélait tout ce qui, en nous, provient de l’art. Il en va ainsi du paysage, l’un des lieux privilégiés où l’on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique. Tel est l’objet de ce livre. »

    Dans cette « opération artistique », il distingue deux manières d’intervenir sur l’objet naturel (« artialiser ») : « in situ » ou « in visu ». Comme on distingue la nudité (naturelle) et le Nu (artistique), il distingue le pays et le paysage, distinction lexicale qu’on retrouve dans la plupart des langues occidentales (land-landscape, land-landschap, pais-paisaje, paese-paesaggio, par exemple) : « un pays n’est pas, d’emblée, un paysage (…) il y a, de l’un à l’autre, toute l’élaboration de l’art. » 

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    Thorembais-les-Béguines (VII.2017)

    La théorie se mêle ici très rapidement à l’expérience littéraire ou artistique – Wilde, Proust, les impressionnistes ; le « génie du lieu » abordé à travers les mots de Barrès ou les tableaux de Cézanne qui ont créé la Sainte-Victoire ; « le Fuji, cette œuvre d’art, œuvre d’art ancestrale, création d’Hokusaï et de générations de peintres, éminents ou obscurs »…

    Alain Roger remonte le temps pour étudier l’évolution du paysage dans la perception humaine : « Du jardin au land art ». La peinture de paysage naît en Occident au XVe siècle dans les villes du Nord (école flamande) et se développe ensuite aux Pays-Bas (XVIIe), en Angleterre (XVIIIe et XIXe), en France « enfin, au XIXe, avec l’école de Barbizon, puis les impressionnistes, ce chant du cygne de la peinture de paysage, qui va décliner quelques décennies après avoir été reconnue comme genre majeur. »

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    Rixensart (VII.2017)

    L’apparition de la fenêtre dans le tableau, où le paysage apparaît en miniature, minutieusement peint – le tableau dans le tableau – est une étape décisive dans l’avènement de la peinture de paysage. S’appuyant sur les grands maîtres anciens qui excellent dans cet art, l’auteur montre comment leur sujet évolue : la Campagne d’abord, « pays sage », puis, dès la fin du XVIIe siècle, ces pays « terribles » que sont la Montagne, la Mer, le Désert.

    Alain Roger distingue le sentiment du beau et celui du sublime, le premier procurant du plaisir, le second « une sorte d’horreur délicieuse » (Burke), distinction reprise par Kant. J’ai sursauté en lisant ceci que je n’ai pas compris : « C’est pourquoi, tandis que les femmes ont le sentiment du beau, les hommes ont celui du sublime. »

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    Une vingtaine d’illustrations sont encartées au milieu de ce Court traité du paysage, pourvu de notes et d’un index des auteurs et artistes cités. « Voyage et paysage », « Paysage et environnement », « Maîtres et protecteurs de la nature » (avec une critique virulente du « contrat naturel » selon Michel Serres), l’auteur y aborde les différents aspects du paysage dans le passé et aujourd’hui, avant de terminer sur une note plus personnelle.

    « Un paysage peut-il être érotique ? », se demande même Alain Roger, que rien ne destinait à écrire sur cette matière. Il explique dans l’épilogue comment il est devenu un « Raboliot » du paysage. En braconnant à la fois sur les terres des paysans, des esthètes et des écologistes, il a suscité avec son Court traité de nombreuses réactions : le débat reste ouvert.

  • Le tissu de sa vie

    Ce jour-là de Willy Ronis (1910-2009), disponible en Folio, « raconte » chacune de ses photographies, une cinquantaine : « J’ai la mémoire de toutes mes photos, elles forment le tissu de ma vie et parfois, bien sûr, elles se font des signes par-delà les années. Elles se répondent, elles conversent, elles tissent des secrets. »

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    © Willy Ronis, Chez Maxe, Joinville, 1947

    Comme Perec dans Je me souviens, Ronis pratique l’anaphore : après chaque photo, le texte, précédé du lieu et de l’année, commence par « ce jour-là ». D’une guinguette à Joinville (ci-dessus) à un soir d’avant Noël, de la place Vendôme à Port-Saint-Louis-du-Rhône, sans ordre chronologique, le photographe se rappelle les circonstances, l’humeur, le moment décisif : « C’est très complexe. Parfois, les choses me sont offertes, avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. J’aime cette précision de l’instant. D’autres fois, j’aide le destin. »

    Il y a toujours quelqu’un sur ses photos, une présence en tout cas. Par exemple, quand il voit cette flaque d’eau sur la place Vendôme où se reflète la colonne Vendôme, il a tout de suite envie de saisir ce reflet. Une jeune femme enjambe la flaque – « Zut, je n’étais pas prêt, je l’ai ratée » et puis d’autres qui passent par là. Ce sont les cousettes des ateliers avoisinants, il est midi, elles sortent pour le temps du déjeuner. Il attend, en voilà d’autres, et voilà capturée « l’ambiance particulière de ce jour, où, (il s’en souvient), il n’avait pas cessé de pleuvoir. » La flaque, le reflet de la colonne, le flou d’une enjambée, les escarpins d’une silhouette en jupe. 

    Ce sont parfois des rencontres, des regards échangés, ou bien c’est une histoire qu’il s’invente, par exemple en observant un homme, « avec ses valises à ses pieds ». Des enfants, des vieux, des amoureux, des solitaires, des groupes, un chat. « J’aime saisir ces brefs moments de hasard, où j’ai l’impression qu’il se passe quelque chose, sans savoir quoi précisément (…) ».

    En France ou à l’étranger, en reportage, Willy Ronis a vécu ces instants particuliers avec une telle attention que tout lui revient en regardant la photographie, ce qu’il voyait devant lui et ce qui se passait en lui. Et ainsi, d’une photo à l’autre, sans ordre chronologique, se dessine un autoportrait du photographe, entre 1939 et 1992. Il nous livre peu à peu ce qui dans la vie l’a touché, ce qu’il ressent, celui qu’il est. Il évoque Marie-Anne, son épouse, qui était peintre – elle est sur quelques instantanés. Il se souvient de qui l’accompagnait « ce jour-là ».  

    Sur la couverture, « Le petit Parisien, 1952 », un petit garçon avec une baguette sous le bras, est une des photographies les plus connues de Willy Ronis. Il l’avait repéré, dans une boulangerie, avec son air déluré, et avait demandé à sa grand-mère s’il pouvait le photographier dans la rue, courant avec son pain sous le bras – « Mais oui, bien sûr, si ça vous amuse, pourquoi pas ? » Un jour, une femme lui téléphonera, après avoir reconnu son gendre sur cette photo en couverture d’un livre, et lui rappellera le nom de la rue où elle a été prise. Il y est retourné, pour voir.

    Ce jour-là de Willy Ronis est un livre à garder à portée de main, là où on aime lire, pour y choisir une page au hasard, regarder la photo, rêver un peu, lire ce qu’elle a signifié dans la vie d’un photographe humaniste qui aimait retenir, en noir et blanc, le décor et la trace d’une émotion.

  • Ouverture

    Cheng Wu Zhen Etude de Bambous.jpg« Il faut sauver les beautés offertes et nous serons sauvés par elles. Pour cela, il nous faut, à l’instar des artistes, nous mettre dans une posture d’accueil, ou alors, à l’instar des saints, dans une posture de prière, ménager constamment en nous un espace vide fait d’attente attentive, une ouverture faite d’empathie d’où nous serons en état de ne plus négliger, de ne plus gaspiller, mais de repérer ce qui advient d’inattendu et d’inespéré. »

    François Cheng, Œil ouvert et cœur battant

    Wu Zhen, Etude de bambous

  • La beauté selon Cheng

    Œil ouvert et cœur battant de François Cheng invite à la contemplation. Merci à Colo qui l’a cité sur Espaces, instants et me l’a donné à lire. Deux textes : un discours prononcé en 2010 au Collège des Bernardins et un Discours sur la Vertu à l’Académie française en 2007. Vous avez peut-être entendu l’écrivain franco-chinois parler de la beauté et de l’âme à La Grande Librairie il y a peu.

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    « Comment envisager et dévisager la beauté ? » Dans le mystère de notre « présence au monde », deux extrêmes : « celui du mal et celui de la beauté ». Le mal que des hommes infligent à leurs semblables est le plus terrifiant. L’énigme de la beauté – « A côté du vrai, du bon, le beau apparaît comme un luxe, un surplus, voire un superflu » – vient de ce que « l’univers n’est pas obligé d’être beau ». Il pourrait être uniquement fonctionnel, mais ce ne serait plus « la Vie ». Chaque être, fleur ou arbre, est unique et « virtuellement habité par la capacité à la beauté, et surtout par le « désir de beauté » ».

    Voilà pour François Cheng où commence la beauté, par la « présence » ; « entre les présences qui ne cessent d’échanger circule le souffle de l’infini ». Et de s’arrêter sur le mot « sens », « diamant du vocabulaire français », une seule syllabe et trois définitions : sensation, direction et signification, « les trois étapes, ou les trois étages, de notre existence ».

    A propos de la beauté physique, Cheng mentionne ce qui contribue à celle du visage humain : « regard, sourire, voix, etc., tous attributs qui relèvent déjà de la conquête de l’esprit. » Quant à la beauté « du cœur, ou de l’âme », celle-ci est d’un autre ordre, éthique, spirituel. Ainsi rapproche-t-il beauté et bonté, les saints et les artistes qui « font profession de dévisager la beauté ». L’art exige une vision profonde, mobilise le corps et l’esprit. « Si l’esprit raisonne, l’âme, elle, résonne. »

    Cheng parle de peintres, compositeurs, écrivains, et de nous : « tous nous avons part à la beauté ». Pas d’art de vivre sans émerveillement devant les beautés du monde, des plus humbles aux plus grandes. Et pour questionner la beauté, l’écrivain propose un détour par la peinture chinoise, ces rouleaux « représentant d’immenses paysages, dans lesquels toujours figurent un ou plusieurs petits personnages » (le texte est suivi de neuf illustrations).

    De son Discours sur la Vertu (sur le site de l’Académie française), une phrase : « Car à une époque comme la nôtre, où règne souvent le cynisme, ou un hédonisme sans frein, celui qui se propose de chanter la vertu n’a pas forcément le beau rôle ; il court tout de même le risque de se montrer plus ou moins naïf. » Le beau et le bon y reviennent à travers « quatre excellences » célébrées en Chine : le bambou, l’orchidée, le prunus, le lotus (ou le chrysanthème, une variante).

    « François Cheng : un cœur qui écoute, une voix qui peint, une main qui caresse, un visage qui contemple et même, à travers les larmes, sourit. » (Antoine Guggenheim, Avant-propos). Un sage qui communique avec les fleurs et les arbres – et les hommes.