Que regardons-nous, comment regardons-nous quand nous admirons un paysage ? Le Court traité du paysage (1997) d’Alain Roger, paru dans la collection Folio essais, offre une approche « théorique et systématique » du sujet, qui s’applique aux belles vues devant lesquelles nous nous arrêtons pour les contempler (à pied, à cheval ou en voiture) comme aux peintures où l’œil se plaît à entrer (campagne, mer ou montagne dites pittoresques).
« Nature et culture. La double artialisation » : Alain Roger emprunte ce terme à Montaigne – artialisation : transformation par l’art – pour définir, dans le premier chapitre, les concepts utiles à la compréhension de son traité. Pour lui, le paysage est culturel et non naturel : notre regard est influencé par la peinture, la littérature, le cinéma, la télévision, la publicité, etc. « Nous sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révélait tout ce qui, en nous, provient de l’art. Il en va ainsi du paysage, l’un des lieux privilégiés où l’on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique. Tel est l’objet de ce livre. »
Dans cette « opération artistique », il distingue deux manières d’intervenir sur l’objet naturel (« artialiser ») : « in situ » ou « in visu ». Comme on distingue la nudité (naturelle) et le Nu (artistique), il distingue le pays et le paysage, distinction lexicale qu’on retrouve dans la plupart des langues occidentales (land-landscape, land-landschap, pais-paisaje, paese-paesaggio, par exemple) : « un pays n’est pas, d’emblée, un paysage (…) il y a, de l’un à l’autre, toute l’élaboration de l’art. »
Thorembais-les-Béguines (VII.2017)
La théorie se mêle ici très rapidement à l’expérience littéraire ou artistique – Wilde, Proust, les impressionnistes ; le « génie du lieu » abordé à travers les mots de Barrès ou les tableaux de Cézanne qui ont créé la Sainte-Victoire ; « le Fuji, cette œuvre d’art, œuvre d’art ancestrale, création d’Hokusaï et de générations de peintres, éminents ou obscurs »…
Alain Roger remonte le temps pour étudier l’évolution du paysage dans la perception humaine : « Du jardin au land art ». La peinture de paysage naît en Occident au XVe siècle dans les villes du Nord (école flamande) et se développe ensuite aux Pays-Bas (XVIIe), en Angleterre (XVIIIe et XIXe), en France « enfin, au XIXe, avec l’école de Barbizon, puis les impressionnistes, ce chant du cygne de la peinture de paysage, qui va décliner quelques décennies après avoir été reconnue comme genre majeur. »
L’apparition de la fenêtre dans le tableau, où le paysage apparaît en miniature, minutieusement peint – le tableau dans le tableau – est une étape décisive dans l’avènement de la peinture de paysage. S’appuyant sur les grands maîtres anciens qui excellent dans cet art, l’auteur montre comment leur sujet évolue : la Campagne d’abord, « pays sage », puis, dès la fin du XVIIe siècle, ces pays « terribles » que sont la Montagne, la Mer, le Désert.
Alain Roger distingue le sentiment du beau et celui du sublime, le premier procurant du plaisir, le second « une sorte d’horreur délicieuse » (Burke), distinction reprise par Kant. J’ai sursauté en lisant ceci que je n’ai pas compris : « C’est pourquoi, tandis que les femmes ont le sentiment du beau, les hommes ont celui du sublime. »
Une vingtaine d’illustrations sont encartées au milieu de ce Court traité du paysage, pourvu de notes et d’un index des auteurs et artistes cités. « Voyage et paysage », « Paysage et environnement », « Maîtres et protecteurs de la nature » (avec une critique virulente du « contrat naturel » selon Michel Serres), l’auteur y aborde les différents aspects du paysage dans le passé et aujourd’hui, avant de terminer sur une note plus personnelle.
« Un paysage peut-il être érotique ? », se demande même Alain Roger, que rien ne destinait à écrire sur cette matière. Il explique dans l’épilogue comment il est devenu un « Raboliot » du paysage. En braconnant à la fois sur les terres des paysans, des esthètes et des écologistes, il a suscité avec son Court traité de nombreuses réactions : le débat reste ouvert.
Commentaires
Bonjour Tania, j'apprécie infiniment ton billet et ce livre me semble très intéressant. Les photos sont superbes.
Bel après-midi et mes amitiés.
Surprenant et fort intéressant...je reviendrai après y avoir plus réfléchi.
Je dirais qu'il y a une partie sentimentale aussi, attachée à nos enfances. Mais de là à penser que mon frère, par exemple, sublimerait le paysage de nos enfances plus que moi, hum...
Merci beaucoup, besos
voilà une phrase "notre regard est influencé par la peinture, la littérature, le cinéma, la télévision, la publicité, etc." qui me laisse perplexe parce que si c'est vrai, alors comment ma grand-mère (pour ne donner que cet exemple) voyait-elle le paysage? elle ne lisait pas de littérature, n'est pas allée voir de peintures dans les musées, a vécu sans télé jusqu'à un âge avancé etc...
je n'aime pas trop ce genre de supériorité de l'intellectuel d'aujourd'hui (ou alors j'ai très mal compris son propos ;-))
J'ai cliqué chez toi ce soir après avoir rédigé mon billet sur les "Paysages " et le land art de Richard Long. Son travail nous parle de nature et culture, du regard porté au travers aussi de la photographie.
Je suis très intéressée par le livre que tu présentes mais je reviendrai lire à tête reposée.
Nous sommes en effet, Bordeaux, toi et moi au cœur des interrogations de ce traité.
Merci.
Le beau et le sublime ! la phrase sur les femmes et les hommes est choquante et datée je trouve. Il faut certainement lire l'essai entièrement pour se faire une idée générale. C'est vrai que l'homme façonne le paysage, mais pas toujours dans le sens du beau.
@ Denise : Merci pour ton passage, Denise. La thèse de l'auteur surprend et donne à penser. La dernière de ces photos prises en balade est d'un ami. Nous comptions aller marcher aujourd'hui, mais la pluie et l'orage sont déjà là.
@ Colo : Oui, nous aimons certains paysages pour des raisons sentimentales, je suis d'accord.
@ Adrienne : Alain Roger explore surtout la perception esthétique du paysage. Je pense aussi que l'art modifie notre façon de regarder, le point de vue de l'artiste nous apprend souvent à regarder autrement. Je ne pense pas pour autant que la beauté soit réservée aux esthètes ou aux personnes cultivées (l'auteur non plus, il me semble, du moins pas explicitement, il montre comment l'intérêt pour le paysage s'est transformé au cours des siècles).
@ Maïté/Aliénor : J'irai lire ton nouveau billet, bien sûr. Ce Traité ouvre des pistes, tente une histoire de la perception.
@ Aifelle : Il faut que j'aille relire tout le chapitre pour remettre cette phrase dans son contexte, mais elle m'a choquée comme toi.
Alain Roger parle aussi de la façon dont l'homme façonne le paysage aujourd'hui et de la manière dont nous réagissons au changement. Son essai a le mérite d'explorer le sujet dans beaucoup de directions.
Je suis revenue lire ton billet et j'achèterai sûrement le livre d'Alain Roger car je m'intéresse de près au sujet.
La phrase discriminant les femmes est étonnante et je ne connais rien des idées de cet homme."Le beau" ou "le pas beau" est une notion fourre-tout dont on essaie de sortir lorsqu'on aborde l'art avec les enfants et qui n'a plus tellement de sens notamment avec l'art conceptuel actuel. Mais il est évident que les normes de l'art évoluent au fil des siècles et notre regard aussi. Pour répondre à Adrienne, même le regard des personnes n'ayant pas fait d'études poussées ou ne visitant pas les musées, ne regardant pas la télévision est façonné par l'éducation: que ce soit celle de l'enfance ou du passage par l'école(textes de prose choisis par l'enseignant, poésie, images...).
J'aime bien le concept"d'artialiser" qui me fait réfléchir.
Question: Pourquoi n'y a t-il pas de représentation de paysage dans l'art pariétal?Pourquoi faut-il attendre le XVème siècle?
Quant à tes photos, elles illustrent fort bien le sujet.
Qu'en tant qu'adulte notre notion du beau s'inspire (au moins inconsciemment de la culture) me semble logique. Mais que dire de l'émerveillement d'un enfant devant pré fleuri ou le scintillement au soleil d'un ruisseau.
La conception du beau par l'auteur semble essentiellement élitiste et matérialiste.
Un beau billet, intéressant en plus. Alors que je rentre de vacances où j'ai eu en face de moi un paysage "sublime" (je m'autorise à le qualifier ainsi, bien que je sois une femme...), je ne peux qu'être intriguée par cet essai.
Les photos se marient bien avec le texte. J'aime beaucoup la lumière de Rixensart !
@ Maïté/Aliénor : Cela me réjouit de te voir si intéressée par cette question et tu verras qu'à la lecture, bien d'autres surgissent sans qu'il soit possible d'y répondre de manière définitive. L'apparition tardive de la peinture de paysage est au coeur du livre. Je t'en souhaite déjà bonne lecture.
@ Fifi : Le reproche d'élitisme lui a été fait, mais il me semble que l'auteur est loin de réserver le sens de la beauté à une élite. Il ne parle d'ailleurs pas de la beauté en général. Son Traité est une approche du paysage à travers l'art (un extrait demain) et de la manière dont notre regard en est influencé.
@ Margotte : Merci, Margotte. Je n'ai pas encore pris le temps de relire le chapitre où j'ai pêché cette phrase sexiste, j'y reviendrai. Bon retour de vacances !
A toutes & tous, je signale un post-scriptum demain à propos du sentiment du beau et du sublime. A bientôt.
un beau billet qui m'incite à à nouveau acheter un livre ;)
Merci, Niki. Un Folio de référence dont tu feras ton miel, j'espère.