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culture - Page 472

  • En Méditerranée / 1

    En 1968, Albert Skira sollicite Fernand Braudel (1902-1985) pour une collection d’albums sur le passé de la Méditerranée, et demande à ce spécialiste du monde méditerranéen à lépoque de Philippe II d’écrire aussi le premier de la série, sur la Préhistoire et l’Antiquité.  Le projet initial étant tombé à leau, Les Mémoires de la Méditerranée ne paraissent quen 1998, trente ans plus tard. Le texte de Braudel est publié sans modifications, accompagné de notes de Jean Guilaine et Pierre Rouillard en bas de page (de brèves mises à jour dues à l’avancement des recherches). Je vous propose de passer cette semaine en compagnie de Braudel dans cet immense espace-temps. Jai souvent parcouru les allées du parc paysager qui porte son nom aux Sablettes (La Seyne sur mer) et cest avec curiosité que jai ouvert cet essai un peu intimidant pour qui nest pas historien.

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    Le premier chapitre, « Voir la mer », décrit la formation de la « mer Intérieure », « masse résiduelle des eaux de la Téthys, qui remonte presque aux origines du globe ». Rappelant une géologie « tourmentée », des tremblements de terre, des éruptions volcaniques, l’historien décrit un espace méditerranéen « dévoré par les montagnes » : « Les voilà, jusqu’aux rivages, abusives, pressées les unes contre les autres, ossature et toile de fond inévitables des paysages. Elles gênent la circulation, torturent les routes, limitent l’espace réservé aux campagnes heureuses, aux villes, au blé, à la vigne, même aux oliviers, l’altitude arrivant toujours à avoir raison de l’activité des hommes. » Excepté le très long littoral qui va du Sahel tunisien jusqu’au delta du Nil, voire jusqu’aux montagnes du Liban.

    La douceur et la facilité supposées de la vie méditerranéenne sont un leurre, insiste l’historien , dû au charme du paysage. Les terres à cultiver sont rares, les montagnes peu fertiles, l’eau des pluies mal répartie. Le climat n’aide pas, lorsqu’il faut récolter « au gros des chaleurs ».  Ce qui sauve la Méditerranée, c’est « son étroite ouverture sur l’océan » au détroit de Gibraltar : fermé, il transformerait la mer en lac saumâtre ; plus large, il nuirait à « la tiédeur exceptionnelle des hivers ». Pour les pêcheurs des temps anciens, l’univers méditerranéen a longtemps vécu « divisé en espaces autonomes, mal soudés ensemble »  « il y a dix, vingt, cent Méditerranées et chacune d’elles est divisée à son tour. » Sur terre, il y a des ressemblances, mais on ne travaille ni de la même façon, ni avec les mêmes outils, le Nord n’est pas le Sud, l’Ouest n’est pas l’Est. 

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    Il est plus facile de s’orienter dans l’espace familier de la Méditerranée – Venise, Provence, Sicile, Malte, Istanbul – qu’à travers le temps. Jusqu’où remonter ? « La grande césure, ce n’est pas avant et après la chute de Rome (…) mais avant et après l’agriculture et l’écriture. » Soit Préhistoire et histoire, mais ce n’est pas si simple, agriculture et écriture étant « loin d’apparaître au même moment. » L’archéologie renseigne sur les premiers outils, les premiers hommes : « Tout chantier de fouilles livre une succession de niveaux archéologiques d’âge différent, chacun avec ses vestiges humains. L’idéal est de pousser la fouille jusqu’au sol vierge, jusqu’à la première occupation du site. Quinze mètres, c’est ainsi en Crète, à Cnossos, la distance entre le VIIe millénaire – début du Néolithique et, semble-t-il, de l’occupation humaine de l’île – et l’époque actuelle. »

    Déplacements de chasseurs, groupes nomades de pêcheurs et de cueilleurs, vestiges de parures, dérèglements du climat, présences animales et végétales, tout intéresse sur le chemin des origines, tout passionne Braudel qui insiste aussi sur les changements du niveau des mers: « Au-dessus du niveau actuel de la Méditerranée, d’anciennes plages marines marquent les hauts niveaux et rivages de jadis. Tous les clochers à mi-pente de la rivière génoise, sorte d’amphithéâtre sur la mer, indiquent de loin la ligne des anciennes plages, où les villages sont installés comme sur un balcon. »

    A l’homme de Néandertal succède l’homo sapiens  « autant dire nous-mêmes, avec les différences raciales qui nous distinguent aujourd’hui encore. Donc un humain déjà métissé, mélangé ». Les objets retrouvés, la finesse des outils, leur décor sont autant d’indices. L’art paléolithique naît ailleurs qu’en Méditerranée (en Europe centrale et en Russie), mais celle-ci innove par la première civilisation agraire, une « révolution » au ralenti, au fil des siècles, et d’abord au Proche-Orient.

    A l’appui, trois zones de recherches : « les vallées et versants occidentaux du Zagros, en bordure de la Mésopotamie ; la large frange méridionale de l’Anatolie ; la région syro-palestino-libanaise », autrement dit, le Croissant fertile. Les fouilles de 1962-1964 à Çatal Höyük (Anatolie) ont révélé un art précoce de la  céramique. C’était une ville avec des maisons rectangulaires de brique crue, sans portes ni vraies rues. L’entrée se faisait par une ouverture dans le toit plat atteint par une échelle, les murs aveugles et continus vers l’extérieur facilitaient la défense. L’agriculture y était très organisée, alliée à l’élevage et au commerce. On y pratiquait le tissage.

    Mais c’est l’art sacré qui fait l’intérêt exceptionnel de Çatal Höyük. » La déesse de la fécondité y apparaît « sous mille formes » : jeune fille, femme enceinte ou femme accouchant d’un taureau, symbole du dieu mâle. L’imagerie de la religion paléolithique est présente avec ses fresques murales représentant des animaux, des mains, des scènes de chasse, de danse, avec ses rites funéraires. Les femmes sont enterrées sous le banc principal de la maison, à la place d’honneur : c’est « une société où règnent les mères, les prêtresses et les déesses. » Braudel ne cache pas son enchantement pour cette ville ancienne, un des premiers microcosmes de « civilisation ».

  • Circuler

    « Les idées et les images sont faites pour circuler, être empruntées, revenir et disparaître. Elles n’appartiennent qu’à ceux qui un moment les chevauchent. »

    Joëlle Busca, Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte 

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    Détail de la couverture (incipit)


  • Un texte sur Barceló

    Lorsqu’après avoir visité une exposition, on en découvre le catalogue, aller de ses souvenirs aux mots, puis des mots aux images, donne souvent envie de retourner devant les œuvres, pour mieux les regarder. Lire Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte, un texte d’une trentaine de pages (suivi de quelques illustrations) de Joëlle Busca (La lettre volée, 2000), c’est entrer par le discours, de biais, dans lunivers dun artiste que je connais peu – dessins, peintures, sculptures – et qui est surtout matière. Je pense à la fameuse chapelle décorée par le peintre catalan dans la cathédrale de Palma de Majorque.

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    Chapelle Sant Père (cathédrale de Palma de Majorque) 

    « Il serait l’un des artistes les plus importants de la scène contemporaine »« il arrive avec la vague néo-expressionniste dans les années quatre-vingts », écrit la critique d’art pour le situer d’abord. Né aux Baléares en 1957, Barceló, nomade, se partage entre plusieurs ateliers à Paris, New York, Majorque, quand il n’est pas ailleurs, en Europe ou en Afrique, au Mali en particulier. L’artiste se veut « sous le joug de la nature », affronte les éléments naturels, pour lui-même comme pour ses œuvres.

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    Miquel Barceló devant une œuvre (2010) © CaixaForum Madrid

    Un thème permanent : la mort, « muette ou proclamée, toujours présente ». Busca décèle dans ses peintures « de piété mélancolique, de désolation paysagère, de ruine dévote »  des « in situ de natures mortes ». Barceló aime inclure l’objet dans l’œuvre, incorporé ou moulé, travailler la surface où il intègre « carcasses, branchages, poissons séchés piqués au formol, choux, papayes… » Si les caractéristiques classiques de la nature morte sont absentes de sa peinture, elle se relie pourtant aux maîtres espagnols de la vanité par « la précision inouïe des détails », « l’isolement spectaculaire des objets et des fruits », « la rigueur de la spatialisation ».

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    Livre sur Il Cristo della Vucciria

    Les plus grands peintres ont illustré le genre de la nature morte, considéré comme mineur : Chardin, Cézanne, Picasso, ou encore Warhol et ses Peach Halves en boîte. « Rien n’est plus trompeur que ces épithètes de mort (nature morte) ou de tranquille (still life), le genre est au contraire bavard et remuant : il y demeure un souffle de vie qui se débat pour être encore et que sauve la peinture. » Barceló peint l’instant, fasciné par le « spectacle de la désintégration toujours triomphante ». Peindre la vie « jusqu’à la mort et au-delà, jusqu’à la décomposition », comme il l’a fait dans une église abandonnée de Palerme avec Il Cristo della Vucciria.

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    Vers 1987, Barceló choisit l’Afrique pour se régénérer, renouveler son imaginaire, se mettre en danger. C’est l’expérience du désert, de la sécheresse, du vide, de l’inconfort. « Il montre tout de ses périodes africaines, les lieux communs, les brouillons d’esquisses, les petits croquis, les aquarelles noyées, il entend ne rien jeter, à la manière africaine. » Il en ressort « une sorte de maniérisme qui se superpose à un matiérisme ». Depuis l’Afrique, Joëlle Busca voit dans le travail de l’artiste « un aspect d’inachevé, d’esquisse qui domine toute autre considération. »

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    Sous le plafond de la salle des Droits de l’homme (Palais des Nations, Genève, 2009)

    Si comme dans toute œuvre, il y a dans celle de Barceló des hauts et des bas, Joëlle Busca constate que l’artiste catalan ne cesse de mettre le spectateur « dans une position instable » et s’interroge : « Où cela va-t-il s’arrêter ? » Miquel Barceló – Le triomphe de la nature morte donne à penser sur l’art contemporain et l’engagement de l’artiste, dans son corps à corps avec la matière, avec le temps.

  • Méconnaissable

    « Je rentrai chez moi au beau milieu de l’après-midi : l’endroit était méconnaissable. De toute évidence, Carlotta avait fait un excellent travail si tant est que vous souhaitez un changement de look radical, et que vous affectionnez les tons pastel, les rideaux de mousseline et les coussins aux couleurs criardes. Cela n’était tout simplement pas moi. Ce n’était plus ma maison. Et jusqu’à mon fauteuil qui, recouvert de toile gris taupe, était devenu un étranger. »

    Angela Huth, De toutes les couleurs 

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  • Sans y toucher

    Loin de la vie de bohème, les personnages d’Angela Huth, dans De toutes les couleurs (Colouring in, 2004), tiennent à leurs habitudes. Isabel et Dan Grant forment un « couple sympa » sans histoire aux yeux de leur fille, Sylvie, comme de Gwen, leur femme de ménage. Isabel vient d’avoir quarante ans et n’aime pas qu’on perturbe son « train-train quotidien ». Sylvie et Dan partis, elle monte à son atelier sans parler à qui que ce soit, elle n’y a pas de téléphone, pendant que Gwen commence à passer l’aspirateur en bas. 

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    http://orlane.artblog.fr/737392/masque-venitien/

    Dans le grenier, toute la matinée, Isabel confectionne des masques, les commandes ne manquent pas. Il suffit d’un message sur le répondeur pour l’agacer : Dan a invité Bert Bailey à dîner et ils tombent d’accord pour proposer à Carlotta, une amie d’enfance, trente-six ans et célibataire, de se joindre à eux. Dan se réjouit de revoir son vieil ami qui a travaillé à l’étranger, d’abord pour l’armée, puis pour une compagnie pétrolière, sans jamais se marier. Il vient de rentrer de New York pour se réinstaller à Londres. S’il gagne bien sa vie dans l’import-export, Dan cultive une autre passion dont il aime parler avec Bert : le théâtre. Sa première pièce a remporté un succès inattendu, mais depuis, il en a écrit plein d’autres dont personne ne veut.

    Pour faire entendre le point de vue de ces six personnages, Angela Huth leur donne la parole tour à tour, comme si chacun tenait une sorte de journal. Les impressions de Gwen, qui adore travailler chez les Grant – elle ne se sent nulle part ailleurs aussi bien que dans leur maison où elle travaille depuis neuf ans – donnent un aperçu extérieur de cette famille bourgeoise : une femme posée, aimable, parfois un peu dans la lune ; un homme digne et charmant, courtois ; une fille « bonne fille, mais lunatique et têtue comme une mule ».

    La mise en situation est assez lente, le temps de présenter les uns et les autres. Le bonheur serait-il de trouver une place, un endroit où l’on se sente bien ? Pour Isabel, c’est très clairement son atelier – « mes plumes, les perles, tous ces bouts de tissus sont toute la couleur qu’il me faut. » Pour Bert, heureux de retrouver l’Angleterre, ce n’est sans doute plus sa maison londonienne qui a grand besoin d’être rafraîchie. Carlotta lui propose ses services, elle a été décoratrice d’intérieur avant de se lancer dans le marketing. Elle l’agace, mais il n’ose refuser.

    Carlotta va-t-elle réussir à séduire Bert ? Cette question récurrente dans la première partie du roman va peu à peu s’insinuer dans les rapports entre les quatre amis. Carlotta sent qu’Isabel la discrète, la fidèle épouse, la femme secrète, ne lui dit pas tout à propos de ses contacts avec Bert. Quant à Dan, il n’est pas tout à fait insensible aux provocations de la tapageuse amie de son épouse bien-aimée.

    De toutes les couleurs suit surtout cette trame sentimentale. A l’opposé des ambiances feutrées, on découvre aussi les problèmes de Gwen, harcelée par un homme avec qui elle s’est liée un certain temps, et qu’elle craint à tout moment de retrouver sur ses pas. Il  l’espionne partout, se campe même parfois en face de la maison des Grant. Elle n’ose en parler à personne.

    « C’est une chose de vivre seul quand vous êtes dévoré par une passion telle que la peinture, l’écriture, la musique ou autre – mais c’est tout autre chose quand vous n’avez rien de particulier à faire », remarque Rosie, une vieille et sympathique artiste-peintre qui habite une « petite maison de silex et de briques » près des marais à Norfolk ; enfant, Bert jouait dans son jardin, qu’elle a considérablement embelli.

    Est-ce la structure fragmentée du roman ? la manière dont l’auteur aborde les émotions, sans y toucher vraiment ? Je suis restée à distance de ces chassés croisés amoureux, mêlés ici aux tournants de l’âge. A relire quelques-uns de ses titres – L’invitation à la vie conjugale (1991), Une folle passion (1994), Tendres silences (1999) –, on comprend qu’Angela Huth a choisi les affaires de cœur comme thème de prédilection.

    Mais voici le résumé de Pierre Maury, plus enthousiaste : « Cachotteries : le titre d'une pièce que Dan commence à écrire. Inspiré, pour une fois, par sa vie réelle. Car les six personnages du roman ont tous quelque chose à cacher aux autres. Alors qu'ils ne sont pas coupables. Autour de petites tentations sans importance, Angela Huth déstabilise des existences tranquilles. Les questions que chacun se pose prennent des dimensions inattendues. Et on observe cette danse du désir avec un sourire au coin des lèvres tant elle est plaisante. » (Le Soir, 27/10/2006)