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bonheur - Page 2

  • Vive

    JDV Lille.JPG« Vive dans son expression et fragile dans sa durée, la joie de vivre est fluctuante et subjective. Jouir de petits et de grands plaisirs, que l’on partage ou que l’on garde pour soi, ou jouir du simple fait d’être au monde… Bien qu’elle soit liée au tempérament – telle personne se réjouira plus facilement que telle autre –, elle peut se cultiver, comme le montre Montaigne dans ses Essais. »

    Marie-Emilie Fourneaux, La joie de vivre n’est pas une notion philosophique (Joie de Vivre, Hors-série de Beaux Arts Magazine, 2015.)

    La grande roue sur la Grand Place de Lille, 8/1/2016.

  • Joie de Vivre

    Le 17 janvier, dans une semaine, l’exposition « Joie de Vivre » fermera ses portes au Palais des Beaux-Arts de Lille – une sélection thématique qui traverse les siècles et qui remplit sa promesse : vraiment réjouissante ! J’ai passé à Lille une excellente journée vendredi dernier, le soleil en prime (dedans et dehors).

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    © Niki de Saint Phalle (1930-2002), Nana jaune, 1995
    Polyester peint, 220 x 110 x 300 cm - Collection particulière

    Une Nana jaune de Niki de Saint-Phalle accueille les visiteurs dans l’atrium où le titre de l’exposition s’affiche en néons graphiques, comme à l’entrée de ses différentes sections. Puis on emprunte un couloir de quatre mille étiquettes « La Vache qui rit » rassemblées par Wim Delvoye sous un titre emprunté à Darwin : de quoi s’amuser à observer l’évolution de l’emballage pour mieux emballer le consommateur – et tirer la langue au pop-art ?

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    © Mark Handforth (1969-), Rising Sun, 2003
    Installation murale, tubes fluo, câbles électriques, 700 x 1 200 cm
    Collection FRAC Poitou-Charentes

    Un immense soleil de néon (Rising sun, Mark Handforth) invite dans la première salle, « Sous le soleil ». Une grande toile d’Edward Munch, Hommes se baignant, montre des baigneurs nus, de face, et d’autre dans la mer : du jaune sur un dos, un torse, une épaule, une cuisse, sur la plage, et des vibrations solaires qui se mêlent à la fraîcheur de l’eau striée de vert et de bleu. Splendide !

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    Edvard Munch (1863-1944), Hommes se baignant, 1907-1908
    Huile sur toile, 206 x 227 cm, Helsinki, Ateneum Art Museum / Finnish National Gallery, Collection Antell

    Il y a de quoi nous retenir longuement ici : L’air du soir d’Henri-Edmond Cross (baigneuses et promeneuses) et d’autres œuvres dont ses célèbres Iles d’or ; L’Eau de Frantisek Kupka, la plus belle évocation du plaisir que l’on ressent en se baignant que j’aie jamais vue en peinture , et aussi Rythme, joie de vivre de Robert Delaunay, un grand format où les couleurs vives s’enroulent et nous emportent.

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    © František Kupka (1871-1957), L’Eau, 1906-1909
    Huile sur toile, 63 x 80 cm, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne / Centre de création industrielle
    Dépôt au musée des Beaux-Arts de Nancy, 1998, Don d’Eugénie Kupka en 1963

    Le bonheur est illustré d’abord par des scènes de jeux. Sur un bas-relief romain du IIe siècle, des garçons en tuniques courtes font rouler des balles à terre, des filles en jupes longues lancent des balles en l’air. En face, un charmant portrait par Chardin d’une fillette tenant d’une main sa raquette, de l’autre un volant à plumes – des couleurs et une harmonie inégalables (Petite fille jouant au volant).

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    Jean Siméon Chardin (1699 - 1779), Petite fille jouant au volant, 1737
    Huile sur toile, 83 x 66 cm - Florence, Galerie des Offices

    Un ensemble de quatre photographies d’Elger Esser montre deux enfants jouant les pieds dans l’eau près de rochers : un polyptique plein d’atmosphère et, à mes yeux, la seule photographie qui soit ici à la hauteur des tableaux exposés autour. Une scène délicieuse à observer : Le Maître peintre de Jan Verhas, où un enfant blond s’exerce à l’aquarelle sous les yeux d’autres enfants attentifs et souriants.

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    Albert Fourié (1854-1937), Un repas de noces à Yport, 1886
    Huile sur toile, 245 x 355 cm Rouen, musée des Beaux-Arts

    Puis ce sont des « parties de campagne » : Un repas de noces à Yport d’Albert Fourié montre en grand format de joyeux convives attablés à l’ombre d’un arbre. Le verger en haut, la nappe blanche en bas, vie et lumière. Quel plaisir de revoir plus loin Jour de fête de Kouznetsov (et quel contraste avec la sculpture placée en dessous, La sieste, un marbre de Denis Foyatier).

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    Gustave Crauk (1827-1905), Le Baiser, 1901
    Plâtre patiné, 79 x 70 x 62 cm - Lille, Palais des Beaux-Arts

    Le Baiser de Gustave Crauk, tendre étreinte entre une jeune mère et son enfant (le cartel attire l’attention sur les petites ailes de celui-ci, allusion à son décès), occupe le centre d’une salle sur le thème des « liens » familiaux ou amicaux. Même tendresse entre Silène et Bacchus enfant, un bronze du Louvre (d’après Lysippe). De Renoir, dont j’ai omis de signaler au début du parcours une belle étude (Torse, sous le soleil), voici Gabrielle et Jean, tout en douceur. Une Vierge à l’enfant d’après Rogier van der Weyden (XVe s.) montre Marie allaitant Jésus : ses vêtements d’un rose subtil ressortent sur le fond bleu du panneau entouré de guirlandes de fleurs et de fruits sur fond doré. 

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    Rogier van der Weyden (d’après), Vierge à l’Enfant, Fin du XVe
    Huile sur bois, 49 x 33 cm - Lille, Palais des Beaux-Arts
    (désolée pour les reflets)

    Dans une tout autre gamme, le rose et le bleu enchantent dans une grande toile de Maurice Denis, Soir de Septembre, aux couleurs irréelles et merveilleuses : il a peint sa famille, femmes et enfants, sur une plage étonnamment bleue où une mer émeraude étale son écume du même rose-orangé que le ciel du soir.

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    Maurice Denis (1870-1943), Soir de septembre, 1911
    Huile sur toile, 130 x 180 cm - Nantes, musée des Beaux-Arts

    Pour illustrer les deux salles consacrées aux « liesses » (bals, carnavals, fêtes, festins), je me limiterai à un peintre que je ne connaissais pas, Georges-Antoine Rochegrosse, et à son Bal des quat’z’arts descendant les Champs-Elysées : les étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Paris forment un joyeux cortège avec leurs modèles. Costumes anciens et exotiques, nus, musiciens, cavaliers, ombrelles – et même une chatte et ses petits, non loin d’une pie ! –, c’est un défilé rieur qui descend de l’Arc-de-Triomphe sous surveillance (un policier de dos, sous un réverbère). Un tableau très gai, composé en diagonale, avec le sol clair qui fait ressortir le chatoiement des étoffes et des couleurs.

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    Georges-Antoine Rochegrosse (1859-1938), Le Bal des Quat’zarts descendant les Champs-Élysées, 1894
    Huile sur toile, 153 x 215 cm - Paris, École nationale supérieure des beaux-arts

    Deux salles aussi pour les « corps joyeux » – course exaltée des baigneuses de Picasso avec le vent, l’affiche de l’exposition – et trois très belles sculptures sensuelles de Rodin : L’Ange déchu, Eternelle idole et Torse d’Adèle. (Plus loin aussi, de merveilleuses Mains d’amants en plâtre.) Une petite plaque d’ivoire ronde (« valve de boîte à miroir », XIVe) représente avec finesse, de part et d’autre d’un arbre, un couple visé par Cupidon juché sur une branche, et un couple en train de s’embrasser – l’éternelle histoire.

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    Anonyme (Paris), Valve de boîte à miroir : L’Amour et deux couples, Deuxième quart du XIVe siècle
    Ivoire, Diam. 9 cm - Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge

    Hans Peter Feldmann s’est amusé, en 2014, à copier le fameux portrait de Jeune fille au repos par François Boucher : même pose aguichante, mêmes effets de jambes et d’étoffes, mais avec quelques variantes dont la plus drôle est bien l’anachronique contraste de la peau restée blanche sous le bikini de la demoiselle !

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    François Boucher (1703-1770), Jeune fille au repos (Louise O’Murphy), 1751
    Huile sur toile, 59,5 x 73,5 cm - Cologne, Wallraf-Richartz-Museum

    © Hans Peter Feldmann (1941-), Sans titre, 2014
    Huile sur toile , 40 x 50 cm - Allemagne, collection de l’artiste

    « Rires » pour terminer : un sujet plutôt rare en peinture et en sculpture, et difficile, non ? J’ai aimé celui du Jeune garçon riant de Frans Hals et le fin sourire d’un ange sculpté du XIIIe siècle (Tête d’ange provenant de Saint-Louis de Poissy).

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    Anonyme (Poissy), Tête d’ange provenant de Saint-Louis de Poissy, Après 1297
    Calcaire, 19,5 x 18 x 16,5 cm. Paris, musée de Cluny – musée national du Moyen Âge

    Dans l’atrium, des scènes de films sont proposées en boucle, les titres sont repris dans le dossier de presse, ainsi que toutes les œuvres exposées. « Joie de Vivre » : un thème stimulant pour commencer l’année. J’ai apprécié l’aménagement des espaces d’exposition avec leurs seuils panoptiques (vue d’ensemble de chaque salle dès l’entrée) et aussi les citations proposées au bas des murs (peut-être un peu trop bas) sur une bande colorée. « Toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule. » (Clément Rosset)

  • Glaner

    « Pour garder dans sa mémoire le souvenir de quelques minutes heureuses, il faut chaque jour s’exercer à y penser, chaque jour les glaner, comme ces femmes ramassant pour se chauffer l’hiver un peu de bois mort qu’elles serrent au creux de leur tablier. »


    Françoise Lefèvre, Consigne des minutes heureuses

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    Franz Courtens, Ramasseuse de bois

     

     

  • Minutes heureuses

    « Vous êtes la marchande de la boutique des minutes heureuses ! » Cette parole de l’écrivain André Hardellet à Françoise Lefèvre est à la source d’un recueil de nouvelles intitulé Consigne des minutes heureuses (1998). Des nouvelles ? Plutôt une sorte de puzzle où l’auteur du Petit prince cannibale rassemble les pièces les plus claires de son paysage mental, décidée à écarter pour un temps les zones d’ombre, non pas pour se raconter mais pour dire comment elle aime, elle a aimé la vie.

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    Rodolphe Wytsman, Matinée d’automne 

    En ressuscitant La dernière promenade d’André Hardellet, qui avait le double de son âge quand elle avait trente ans, et qu’obsédait le temps qui lui restait (Donnez-moi le temps), Françoise Lefèvre écrit contre le deuil, le malheur, le chagrin, la ruine. Elle a décidé de recenser les « miracles quotidiens », de dire les joies qui l’habitent encore alors qu’elle est « entre deux âges, ni jeune ni assez âgée pour ne vivre que de (ses) souvenirs ».

     

    Chacune de ses nouvelles est dédiée à l'un de ses proches. Pour ses enfants, ses petits-enfants, ses amis, une femme qui cache sa mélancolie sous un sourire appris depuis longtemps pour ne pas peser, exprime son moi trop souvent masqué. Dans Les tresses d’Hermine, par exemple, elle se souvient de la vieille maison entourée de forêts où, un matin de brouillard, elle réveille sa fille de onze ans. Jeune violoncelliste, celle-ci n’aime pas l’école – « c’est trop long ». Tandis qu’elle tresse lentement les longs cheveux blonds de la fillette, c’est le quart d’heure des rêves, des rires, des souhaits absurdes, avant une longue journée de travail pour Hermine – école et musique – comme le veut ce monde où l’on apprend très tôt à devenir « endurante ».

     

    « Le premier miracle de la journée, le premier bienfait, c’est elle. C’est l’eau du matin. Elle coule sur votre visage, vos épaules. Elle chasse les mauvais rêves. On se sent régénérée par je ne sais quel baptême. Et les mots viennent. » (L’eau du matin) Les instants de solitude, Françoise Lefèvre les préfère depuis toujours. Guère sociable, elle se tient en général à distance du groupe. Silence, solitude, paix – voilà ce qui l’attire loin des conversations à voix haute. « L’écriture naissait du rêve. Et l’écriture c’est du silence. Une autre façon de parler. » Si tout lui semble avoir changé, c’est d’abord parce qu’elle-même a changé, que l’insouciance s’est perdue (Plus rien n’est comme avant).

     

    Sous cette quête des heures lumineuses, on le comprend très tôt, rôde une profonde mélancolie. Françoise Lefèvre chante l’aube, quand « les bruits de la vie éclaircissent enfin l’eau saumâtre des cauchemars. » (Volupté de se rendormir après une nuit d’insomnie) Elle le confie : « Je me demande à quelle source cachée je puise mes forces pour continuer de vivre, rire ou faire semblant ».

     

    Alors elle fait une liste de ce qu’elle a aimé, de ce qu’elle aime encore : l’odeur de la soupe aux poireaux, le camion à pizzas l’hiver, la cueillette des framboises, une lampe allumée, la première neige… « Reconnaître la joie où elle se trouve. » (Un amour invisible) Une panne du téléviseur, provoquant d’abord manque et furie, suscite bientôt un supplément de minutes heureuses, à l’abri de la fureur du monde. Ecouter les nouvelles à la radio s’avère bien suffisant pour en garder le pouls.

     

    Lorsqu’on a atteint les deux tiers de sa vie, qu’on apprend la fatigue, le détachement, « être à ce qu’on fait » importe, dans une attention constante à chaque geste, par exemple, pour préparer une tarte aux pommes. Garder un enfant fiévreux à la maison mais pas trop malade. Regarder fleurir une jacinthe bleue l’hiver à la cuisine. Suspendre le linge dehors, « en plein vent, en plein champ », entourée d’enfants avec qui jouer aux fantômes ou à cache-cache derrière les draps,. Les minutes heureuses de Françoise Lefèvre sont celles d’une mère et d’une grand-mère, et d’une femme d’écriture qui laisse affleurer les phrases, attentive à ne pas passer à côté de l’essentiel, à côté de la vie.

     

    Loin de l’allègre Célébration du quotidien de Colette Nys-Mazure, que m’avait rappelée son titre, Consigne des minutes heureuses recueille une joie de vivre le plus souvent évoquée au passé, conjuguée à l’enfance, empreinte de nostalgie. L’auteur reconnaît elle-même le « parfum testamentaire » de son entreprise. Malgré son art d’évoquer les joies simples, son envie d’écrire l’impalpable de la vie intérieure, il me semble que ce titre de Françoise Lefèvre est un trompe-l’œil sous lequel erre, plus puissante que tout, une « vive impression d’être en sursis ».