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Roman - Page 226

  • Déconcertant Japon

    La rencontre entre une aide-ménagère et un vieil homme dont la mémoire ne fonctionne que pour les quatre-vingts dernières minutes qu’il vient de vivre est le sujet original de La formule préférée du professeur de Yoko Ogawa (née en 1962). Pour se souvenir de l’indispensable, le vieillard attache sur lui de petits papiers aux notes concises, qu’il relit chaque matin. Comme c’est un mathématicien, sa conversation porte le plus souvent sur les nombres, en particulier ses préférés, les nombres premiers, si présents dans la vie quotidienne, quoi qu’on pense. Et ainsi vont les jours, entre mots et chiffres. L’aide-ménagère, attentionnée, apprend vite à communiquer sur ce mode inédit. Mais c’est l’irruption de son petit garçon de dix ans dans l’univers si méthodique du vieux professeur, qui insuffle au récit ses pages les plus tendres.  

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    Dans Les herbes du chemin de Sôseki, dernier roman qu’il acheva, malade, en 1915, aucune tendresse, en revanche. Kenzô est l’homme mal à l’aise : décontenancé de voir réapparaître dans sa vie celui qui l’a élevé durant son enfance, avant que sa famille ne le reprenne (ce pour quoi il avait reçu une somme d’argent pour solde de tout compte), il n’en parle pas à sa femme, avec qui ses rapports sont constamment tendus, distants. Seul le calme de son bureau lui convient, où il passe des heures à écrire, à corriger, à écrire encore. Mais les obligations familiales et le sens des convenances vont l’obliger à recevoir ce Shimada, dont les formules de politesse masquent mal l’objet réel de ses visites : lui soutirer de l’argent.

    Sans cesse, Kenzô s’apprête à refuser, puis finit par sortir le billet qui le rendra à sa chère solitude. Il n’est pas riche, contrairement à l’opinion que beaucoup ont de lui, mais il donne. Et s’il faut plus d’argent pour résoudre les problèmes domestiques, il travaille davantage et noircit page après page de son écriture de plus en plus serrée.

    Si la douceur s’instille dans le roman d’Ogawa, dans l’autre le malaise sature l’atmosphère. . « Les hommes, en fait de changement, ne font que décliner ; les paysages changent aussi, mais ils continuent à prospérer sous le soleil. »
    (Les herbes du chemin)

    Déconcertant Japon, où les rapports humains semblent parfois si codifiés qu’ils laissent peu de place à l’expression de l’intime, à la franchise, au langage du cœur.

    L’amertume paralysante d’un Kenzo si malhabile avec autrui comme avec lui-même, chez Sôseki, après la délicatesse du dialogue entre les générations dans La formule préférée du professeur, atteste de la diversité des romanciers japonais. Deux romans, deux visages, deux générations de cette littérature que je connais peu, mais qu’ils m’incitent à lire.

  • Lire et relire

    « Tout ce qui nous entoure est certainement faux, mais nous-mêmes sommes bien vrais. » Voilà la première phrase que j’avais soulignée dans Paula ou l’éloge de la vérité en 1992,  l’année de sa traduction en français pour Actes Sud. Un article du Monde des Livres que je retrouve glissé sous la couverture, avait attiré mon attention sur ce romancier suédois : « Lindgren ou l’illusion du réel ».

    Que retient-on des livres qu’on n’a lus qu’une seule fois ? Je peux le dire exactement pour celui-ci et c’est la raison même pour laquelle je l’ai relu récemment. L’incipit, inoubliable,  ressemble à un conte de fées pour les amateurs de salles des ventes : un encadreur découvre, dès son entrée à l’exposition, une peinture extraordinaire, suspendue parmi d’autres. Il est fasciné au point de perdre l’air détaché qu’affichent par prudence et par ruse ceux qui envisagent d’acquérir un objet, se gardant d’attirer l’attention. Le dialogue muet qui commence entre la madone du tableau et lui, les paroles qu’il échange avec un petit homme chauve qui se montre lui aussi très intéressé, le souci immédiat de rassembler immédiatement la plus grosse somme d’argent possible en vue des enchères – puisque c’est d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit -, le récit haletant de la vente elle-même, tout cela s’était greffé très précisément dans un coin de ma mémoire.

    50f5e839547b1bbfc18b6d2dd9ae7327.jpgQue souligne-t-on en lisant ? Il y a, j’imagine, autant de réponses à cette question que de lecteurs. Certains refusent de prêter leurs livres à cause de ces marques trop personnelles. Tout lecteur – ou lectrice puisque les femmes forment le gros des troupes – ne manque pas de remarquer, un jour ou l’autre, en retirant un livre de l’étagère où il était retourné au silence, à quel point le temps a passé. Le crayon s’est posé sous un mot, une phrase qu’aucun écho ne fait plus résonner. Ailleurs surgissent de simples repères, des lieux, des dates, … Bien sûr, des passages cochés pour leur résonance avec le titre du roman, sa thématique fondamentale sur le vrai et le faux. Parfois la musique d’une phrase, la force d’une image.

    Mais quelques années après, on n’est plus du tout celui ou celle qui a souligné cela. L’œil s’attarde ailleurs, voit d’autres choses. Moins obnubilée par l’intrigue, la lecture suit un autre cours et va, peut-être pour la première fois, à la rencontre du texte.

     

  • Le mouvement de la vie

    Le Boulevard périphérique d’Henry Bauchau (Actes sud, 2008) commence dans le métro. Le narrateur pense à Paule, sa belle-fille qu’il va visiter à l’hôpital où on la soigne pour un cancer. En même temps surgit le souvenir de son ami Stéphane, assassiné en 1944, et donc éternellement dans la force de ses vingt-sept ans.

    Jour après jour, nous suivons ces allées et venues, et aussi ce va-et-vient entre présent et passé. La malade est immobilisée, autour d’elle on se déplace. On vient à son chevet, on la quitte. Elle-même, pour continuer à vivre, dans le lit où elle est clouée, se prépare à un voyage en Suisse où elle compte s’installer quand elle sera guérie. Son mari, pris par son travail, se faufile dans les embouteillages et prend la direction de l’hôpital quand il le peut. Mais il y a aussi Win, le petit garçon, dont il doit assurer les trajets entre l’école, la maison, la chambre de sa mère.

    Difficultés de circulation, problèmes de voiture, aléas des transports en commun, escaliers à descendre, ascenseurs à emprunter, peur d’être en retard : 5b4fed4e49acd8ffb84e8a36b3819491.jpgle narrateur, malgré la fatigue, est fidèle aux rendez-vous avec Paule, qui tient tant à leurs conversations. L’a-t-il décidé ? Y est-il forcé ? Non, c’est un courant qui l’emporte, sans qu’il s’y oppose. Stéphane, l’ami qui l’a initié à l’alpinisme, se jouait de l’immobilité. C’était le maître du geste juste. Avec lui, l’élan du corps ouvrait sur une joie de vivre pleine et partagée. La guerre les a séparés. Quand il a appris la mort de Stéphane, dans des circonstances non éclaircies, il n’a eu de cesse d’en savoir plus, est reparti sur ses traces, sans se douter alors que c’est encore en mouvement, face à l’inéluctable, que ce premier de cordée avait lancé son dernier défi.

    Avec une superbe simplicité de ton, Bauchau  dit ce qui se meut entre les hommes, entre les femmes, entre les hommes et les femmes. Dans le mouvement de la vie.  « Ainsi nous vivons entourés, protégés par l’attention de quelques êtres qui nous sont peu à peu arrachés. »