« Et si les arrière-petits-enfants des nihilistes avaient déménagé depuis belle lurette, quittant la boutique de bondieuseries empoussiérées qui nous tient lieu de conception du monde ? » Lycée Ernst-Bloch, Bonn, été 2002. Ada, quatorze ans, renvoyée de sa précédente école, y entre en seconde. Dès le préambule de La fille sans qualités (2004), Juli Zeh, romancière allemande, annonce la couleur : noire.
« Surdouée à l’éducation difficile », Ada n’est pas comme les autres. Très vite, elle passe pour la plus intelligente des filles du lycée et non une de ces « princesses » qui collectionnent les succès. Les professeurs la remarquent. Höfi, l’historien qui mène une guerre permanente à la bêtise, fait même les frais de ses reparties. Les élèves n’osent pas trop approcher Ada au début, d’ailleurs elle préfère se tenir à l’écart.
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Vivant avec sa mère dans un malentendu permanent – pour lire à l’aise, Ada s’enferme dans la salle de bain, seule pièce qu’elle puisse fermer à clé pour faire barrage aux questions maternelles –, elle se construit une nouvelle existence au lycée. Son premier copain, Olaf, l’entraîne dans un groupe de musiciens, les Oreilles. « Les autres élèves se tenaient à distance, un peu comme si Ada et les Oreilles étaient un bosquet de bouleaux plantés au centre d’un parc boueux. » Smutek, le professeur d’allemand, grand admirateur de L’homme sans qualités de Musil, projette de le faire lire à ses élèves, au moins des extraits. Depuis qu’il l’a vue courir, il cherche aussi à intégrer Ada au groupe de sport qu’il entraîne pendant son temps libre.
L’année suivante, dans la classe supérieure arrive Alev El Qamar, mi-égyptien, un quart français, et qui fascine tout le monde quand il parle. « La quête du sens est un narcissisme », « Le temps est la seule chose qui manque vraiment aux hommes », « Ne rien faire et ne rien vouloir est la seule façon d’honorer dignement le dieu du temps » : Alev a le sens de la formule. Enfin quelqu’un d’intéressant, se dit Ada.
Les professeurs aussi ont des problèmes et des états d’âme, à l’école, chez eux, comme Smutek et sa femme en désaccord à propos de leur Pologne natale. Il rêvait d’emmener son groupe d’élèves à Vienne, mais se heurte au directeur, déjà furieux qu’il ait obtenu sans lui la rénovation de la piste de sport. Ils se contentent donc de Dahlem, où la belle Mme Smutek est du voyage, Höfi aussi. A table, après une randonnée, les conversations tournent autour de la perte des valeurs, de la religion. Provocateur, Alev se situe carrément du côté du diable. Ada, elle, voit sa vie comme une course : « Je me mets parfois sur la bande blanche qui sépare les couloirs de la piste (…), j’ imagine que cette bande est une arête étroite, la crête allongée d’un massif montagneux, et qu’à ma gauche et à ma droite il y a un précipice profond de mille mètres. (…) La vie n’est rien d’autre qu’un déplacement permanent sur cette bande. »
Un soir, Ada sort courir dans la nuit. Près d’un étang gelé, elle surprend « une fée des glaces prenant son bain de minuit. » La glace a craqué sous les pas de Mme Smutek, qui n’arrive pas à s’extraire de l’eau. Ada la sauve et la ramène à l’auberge de jeunesse. C’est après ce premier événement dramatique qu’Alev, pour qui le diable est « No-thing », ni le bien ni le mal mais leur absence, lance à sa camarade une prophétie en trois points. Si elle se réalise, acceptera-t-elle de travailler avec lui ? « Quelque chose en elle avait décidé depuis longtemps de devenir ce qu’Alev souhaitait. Même si ce n’était rien. »
De retour au lycée, les deux complices dictent désormais leurs règles au cours de Smutek. Celui-ci, satisfait de leurs travaux brillants sur Musil, ressent néanmoins un malaise ; il sent que ces deux-là ont une idée derrière la tête. Alev convainc Ada de jouer avec lui, car « le jeu était l’unique domaine où l’homme pouvait trouver une vraie liberté ». Smutek, qui apprécie Ada sans doute plus qu’il ne faudrait, sera la victime de leur jeu pervers. Son collègue Höfi l’avait pourtant mis en garde contre cette « bande de nihilistes ». Professeurs et élèves entrent dans la tourmente.
Ce gros roman étonnant et cynique donne envie de relire le chef-d’œuvre de Musil, L’homme sans qualités (1930-1933). Les liens sont nombreux et pas uniquement formels, comme les longs titres donnés aux chapitres. Entrées en matière « météorologiques », mélange de réflexion et de narration, interrogation philosophique. Beaucoup de tension. Vous avez aimé le suspense du Maître des illusions de Donna Tartt ? Vous dévorerez La fille sans qualités avec la même fringale.