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Littérature - Page 23

  • Virginia, Mrs W.

    Ni biographie classique ni monographie critique, La double vie de Virginia Woolf (2004) se veut une entrée à la fois vers la femme et vers l’écrivain. Geneviève Brisac et Agnès Desarthe ne cachent pas leur sympathie pour celle qui « ne cessa de penser sa place parmi les autres, une femme au milieu des autres femmes ». Elles ont lu et relu ses romans, essais, lettres, nouvelles et son Journal pour en nourrir ce portrait de Virginia Woolf et amener leurs lecteurs à l’œuvre elle-même. Elles ont à cœur de dégager sa personnalité des qualificatifs péjoratifs – puritaine, dépressive, bourgeoise, narcissique – et de mettre en valeur l’artiste drôle, perspicace, imprévisible, sensuelle, travailleuse, plus proche de nous que certains ne l’imaginent..

    Une esquisse du passé évoque St Ives, en Cornouailles, où la famille Stephen passait ses vacances : « Si j’étais peintre, je rendrais ces premières impressions en jaune pâle, argent et vert. » (V. W.) - « Mais non, commentent ses biographes, elle est écrivain, c’est-à-dire qu’elle croit possible de faire ressentir des émotions à un lecteur en lui décrivant des choses impossibles à peindre, des gens impossibles à comprendre, des faits impossibles à expliquer, des souvenirs oubliés. » Le paradis de l’enfance prend fin en 1895, quand elle a treize ans. Julia, sa mère, meurt. Virginia en sera obsédée jusqu’à l’âge de quarante-quatre ans, où elle s'inspire d'elle pour la lumineuse figure de Mrs. Ramsay dans La promenade au phare.

    Virginia Woolf par Roger Fry.JPG

    Quant à son père, elle note dans son Journal en 1928 : « Père aurait eu quatre-vingt-seize ans. Quatre-vingt-seize ans. Mais Dieu merci, il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toute la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais pas écrit, pas un seul livre. Inconcevable. » Intellectuel remarquable, Leslie Stephen était un parfait homme du monde en public, mais un tyran égocentrique pour les siens.

    « Bloomsbury, ce sont avant tout les jeudis de Bloomsbury, ou la vie légère et palpitante des sœurs Stephen après la mort de leur père en 1904 et jusqu’au mariage de Vanessa avec ledit Clive Bell, en 1907. » Une vie d’étudiants – sa
    sœur et elle n’ont pas eu accès aux études, il en sera question dans Une chambre à soi –, grâce aux amis de leur frère Thoby : Roger Fry, Duncan Grant, Morgan Forster, Maynard Keynes, et puis Leonard Woolf, qui épouse Virginia en 1912. « Dix ans plus tôt, elle avait confié à son amie Emma Vaughan : « La seule chose qui compte en ce monde, c’est la musique – la musique, les livres et un ou deux tableaux. » »

    La Hogarth Press, œuvre commune de Virginia qui écrit et de Leonard qui lit, leur
    sera « un irremplaçable instrument de liberté ». Sans les pressions d’un éditeur extérieur, stimulée par les encouragements de son mari, Virginia Woolf peut voler de ses propres ailes vers une nouvelle forme romanesque qui brise avec les convenances du roman victorien. En poète, elle cherche à restituer l’impression, la vision. Lily Briscoe, la peintre de La promenade au phare, l’exprime ainsi : « Si seulement elle pouvait les assembler, les coucher par écrit dans quelque phrase, alors elle aurait atteint la vérité des choses. »

    Mrs Woolf se promène, rend visite, reçoit, correspond. « Otez-moi l’amour que j’ai pour les amis, l’urgence dévorante qui m’attire vers la vie humaine, ce qu’elle a d’attirant et de mystérieux, et je ne serai plus qu’une fibre incolore que l’on pourrait jeter comme n’importe quelle déjection. » (Lettre à Ethel Smyth) « Pourquoi restons-nous muets comme des carpes, paralysés par la stupeur, alors qu’il n’y a rien de plus important au monde que notre commun besoin d’affection et d’admiration ? » (Lettre à Philip Morrell)

    Geneviève Brisac et Agnès Desarthe s’attardent sur les œuvres majeures, Mrs Dalloway, Les Vagues, sur les lectures incessantes – Proust, « le grand interlocuteur ». Bien sûr, aussi sur les essais, Une chambre à soi et Trois guinées, où elle examine la condition des femmes et leurs rapports avec les hommes pour qui elles sont, « depuis des millénaires, d’indispensables miroirs grossissants », pourvoyeuses d’énergie vitale.

    La mort de son neveu Julian Bell à la guerre d’Espagne, en 1937, réveille le souvenir de son frère Thoby, emporté par une typhoïde en 1906. La guerre entre pour de bon dans la vie de Virginia Woolf. Les accès de dépression, d’épuisement, la peur de la folie, lui font abandonner la lutte en mars 1941. « Seule dans un monde hostile » dit Rhoda, l’une des voix qui se croisent dans Les Vagues.

  • Hors du temps

    « Car c’est une grande force, en vérité, que d’être hors du temps : de vivre dans les idées, dans le contact avec des auteurs de pays divers et de temps lointains, qui sont très différents et qui pourtant vous touchent, donc vous ressemblent. Cela fortifie, cela aide. Cela vous forme comme les voyages forment la jeunesse. Cela vous aide à jauger les « événements qui font l’histoire du monde » comme
    y aide la vue des ruines, des temples, des palais, dont au demeurant, chacun recherche avec passion la connaissance. »

    Jacqueline de Romilly, L'Enseignement en détresse

    Romilly, L'invention de l'histoire politique.jpg
  • Lire et relire

    « Tout ce qui nous entoure est certainement faux, mais nous-mêmes sommes bien vrais. » Voilà la première phrase que j’avais soulignée dans Paula ou l’éloge de la vérité en 1992,  l’année de sa traduction en français pour Actes Sud. Un article du Monde des Livres que je retrouve glissé sous la couverture, avait attiré mon attention sur ce romancier suédois : « Lindgren ou l’illusion du réel ».

    Que retient-on des livres qu’on n’a lus qu’une seule fois ? Je peux le dire exactement pour celui-ci et c’est la raison même pour laquelle je l’ai relu récemment. L’incipit, inoubliable,  ressemble à un conte de fées pour les amateurs de salles des ventes : un encadreur découvre, dès son entrée à l’exposition, une peinture extraordinaire, suspendue parmi d’autres. Il est fasciné au point de perdre l’air détaché qu’affichent par prudence et par ruse ceux qui envisagent d’acquérir un objet, se gardant d’attirer l’attention. Le dialogue muet qui commence entre la madone du tableau et lui, les paroles qu’il échange avec un petit homme chauve qui se montre lui aussi très intéressé, le souci immédiat de rassembler immédiatement la plus grosse somme d’argent possible en vue des enchères – puisque c’est d’un chef-d’œuvre qu’il s’agit -, le récit haletant de la vente elle-même, tout cela s’était greffé très précisément dans un coin de ma mémoire.

    50f5e839547b1bbfc18b6d2dd9ae7327.jpgQue souligne-t-on en lisant ? Il y a, j’imagine, autant de réponses à cette question que de lecteurs. Certains refusent de prêter leurs livres à cause de ces marques trop personnelles. Tout lecteur – ou lectrice puisque les femmes forment le gros des troupes – ne manque pas de remarquer, un jour ou l’autre, en retirant un livre de l’étagère où il était retourné au silence, à quel point le temps a passé. Le crayon s’est posé sous un mot, une phrase qu’aucun écho ne fait plus résonner. Ailleurs surgissent de simples repères, des lieux, des dates, … Bien sûr, des passages cochés pour leur résonance avec le titre du roman, sa thématique fondamentale sur le vrai et le faux. Parfois la musique d’une phrase, la force d’une image.

    Mais quelques années après, on n’est plus du tout celui ou celle qui a souligné cela. L’œil s’attarde ailleurs, voit d’autres choses. Moins obnubilée par l’intrigue, la lecture suit un autre cours et va, peut-être pour la première fois, à la rencontre du texte.

     

  • Le mouvement de la vie

    Le Boulevard périphérique d’Henry Bauchau (Actes sud, 2008) commence dans le métro. Le narrateur pense à Paule, sa belle-fille qu’il va visiter à l’hôpital où on la soigne pour un cancer. En même temps surgit le souvenir de son ami Stéphane, assassiné en 1944, et donc éternellement dans la force de ses vingt-sept ans.

    Jour après jour, nous suivons ces allées et venues, et aussi ce va-et-vient entre présent et passé. La malade est immobilisée, autour d’elle on se déplace. On vient à son chevet, on la quitte. Elle-même, pour continuer à vivre, dans le lit où elle est clouée, se prépare à un voyage en Suisse où elle compte s’installer quand elle sera guérie. Son mari, pris par son travail, se faufile dans les embouteillages et prend la direction de l’hôpital quand il le peut. Mais il y a aussi Win, le petit garçon, dont il doit assurer les trajets entre l’école, la maison, la chambre de sa mère.

    Difficultés de circulation, problèmes de voiture, aléas des transports en commun, escaliers à descendre, ascenseurs à emprunter, peur d’être en retard : 5b4fed4e49acd8ffb84e8a36b3819491.jpgle narrateur, malgré la fatigue, est fidèle aux rendez-vous avec Paule, qui tient tant à leurs conversations. L’a-t-il décidé ? Y est-il forcé ? Non, c’est un courant qui l’emporte, sans qu’il s’y oppose. Stéphane, l’ami qui l’a initié à l’alpinisme, se jouait de l’immobilité. C’était le maître du geste juste. Avec lui, l’élan du corps ouvrait sur une joie de vivre pleine et partagée. La guerre les a séparés. Quand il a appris la mort de Stéphane, dans des circonstances non éclaircies, il n’a eu de cesse d’en savoir plus, est reparti sur ses traces, sans se douter alors que c’est encore en mouvement, face à l’inéluctable, que ce premier de cordée avait lancé son dernier défi.

    Avec une superbe simplicité de ton, Bauchau  dit ce qui se meut entre les hommes, entre les femmes, entre les hommes et les femmes. Dans le mouvement de la vie.  « Ainsi nous vivons entourés, protégés par l’attention de quelques êtres qui nous sont peu à peu arrachés. »

  • Hamlet ou le refus des faux-semblants

    Ce qui me frappe en relisant La tragédie d’Hamlet, Prince de Danemark (traduction de F.-V. Hugo), c’est que Shakespeare y installe d’emblée la bataille du doute et de la certitude. La pièce s’ouvre sur les conventionnels « Qui est là ? » - « Qui êtes vous vous-même ? » des officiers de la garde sur les remparts d’Elseneur. On peut voir dans ces questions l’énigme essentielle de l’œuvre. L’étrange réponse d’Horatio aux sentinelles - « Est-ce Horatio qui est là ? » - « Quelque chose de lui. » - y fait écho.

    Mais ce sont les premiers mots d’Hamlet lui-même qui révèlent son axe de conduite : le refus des faux-semblants.  Sa première réplique est un aparté. Le roi vient de s’adresser à lui : « Eh bien ! Hamlet, mon cousin et mon fils… » et Hamlet de corriger, à part, les termes choisis par son oncle, devenu son beau-père : « Un peu plus que cousin et un peu moins que fils. » Pour raisonner ce fils, trop affecté par la mort de son père, la reine lui rappelle que « c’est la règle commune : tout ce qui vit doit mourir, emporté dans l’éternité. » Elle lui demande pourquoi cette loi lui semble étrange. Hamlet, aussitôt, rectifie : « Elle me semble, Madame ! Non : elle est. Je ne connais pas les semblants. »

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    Voilà un fils ébranlé au-delà de toute mesure par la mort de son père et le remariage de sa mère, et qui se soucie en permanence de l’exactitude des mots. A Horatio, qui le salue d’un courtois « votre humble serviteur », Hamlet précise : « Monsieur mon ami, c’est le nom que nous échangerons. »      Il refuse de même qu’Horatio se traite ironiquement de vagabond, il n’en est pas un. Lorsque celui-ci évoque le père d’Hamlet, « un magnifique roi », Hamlet, à nouveau, cherche la formule appropriée : « C’était un homme : voilà ce qu’il faut dire. »

    Dire les choses telles qu’elles sont. Refuser les apparences trompeuses. Dès le premier acte, Shakespeare plonge Hamlet dans la quête amère de la vérité. Au dernier acte, Hamlet blessé souffle encore : « Il y a une trahison : qu’on la découvre ! » Dans cette tragédie où la vengeance finit par s’accomplir, la bataille des mots contre les faux-semblants n’est pas la moindre.