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Littérature anglaise - Page 45

  • Une année sans lui

    Le rendez-vous avec un livre obéit souvent à des règles capricieuses : on ouvre celui-ci sans tarder, celui-là, on le réserve à certaines circonstances, à une certaine humeur. Ce que j’avais lu sur L’année de la pensée magique de Joan Didion (2005, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Demarty) m’avait décidée à la lire, mais quelle était la bonne saison pour entrer dans ce livre de deuil ? 

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    Photo de famille à Malibu, 1976

    C’est la catastrophe la plus redoutée : voir disparaître la personne avec qui on partage sa vie. « La vie change vite. La vie change dans l’instant. On s’apprête à dîner et la vie telle qu’on la connaît s’arrête. La question de l’apitoiement. » Ces phrases ouvrent le récit de Joan Didion, les premiers mots qu’elle a écrits après la mort de son mari, John Gregory Dunne, le 30 décembre 2003, vers neuf heures du soir, victime d’une attaque coronarienne, à la table où ils allaient dîner.

    Comment cela s’est-il passé ? Comment un instant « ordinaire » devient-il autre chose, qu’on n’a jamais connu ? Joan Didion veut rendre au plus près ce bouleversement dont on n’a aucune idée, quand bien même on l’a observé chez d’autres. Ce n’est pas du tout un livre de lamentations, de regrets, c’est une approche de l’indicible expérience de la perte, un effort de compréhension, un exercice nécessaire pour elle, une manière de reprendre sa vie en main : raconter une année sans lui.

    Quintana, leur fille, était depuis cinq jours aux soins intensifs pour une grippe sévère qui avait dégénéré brusquement en pneumonie. Ce mardi soir, ils venaient de rentrer de l’hôpital, John avait lu pendant qu’elle préparait le dîner, ils s’étaient assis à table. « John parlait – puis ne parla plus. »

    Joan Didion est à la recherche des moindres faits, paroles, gestes qui ont précédé et suivi la crise fatale, l’appel des secours, l’intervention médicale sur place, puis aux urgences. Etrange de ne plus pouvoir en discuter avec John. « Parce que nous étions tous deux écrivains et travaillions tous deux à la maison, nos journées étaient rythmées par le son de nos voix. » Alors, ce silence, quand elle est rentrée du New York Hospital…

    Pour sortir de la confusion, Joan Didion se documente : registre des concierges de l’immeuble, certificat de décès, rapport d’autopsie. Des souvenirs surgissent, qui semblent des présages, comme quand il lui avait demandé récemment de noter quelque chose pour lui puis ajouté : « Tu peux t’en servir si tu veux. » – « Que voulait-il dire ? Savait-il qu’il n’écrirait pas son livre ? »

    « L’affliction ne connaît pas la distance. L’affliction se manifeste par vagues, par de brusques élans, des appréhensions soudaines qui font fléchir les genoux, aveuglent le regard et annihilent le cours de la vie normale. » Une amie est venue ce soir-là, a donné des coups de téléphone, a proposé de rester, mais elle a refusé. « J’avais besoin d’être seule pour qu’il puisse revenir. Ainsi commença pour moi l’année de la pensée magique. »

    Joan Didion lit Freud, Melanie Klein, vide des étagères – « c’était ce qu’on faisait après la mort de quelqu’un » – bloque sur les chaussures – « il aurait besoin de chaussures, s’il revenait ». Les failles dans son raisonnement ne cessent de l’intriguer, même si en apparence, elle se comporte « de manière tout à fait rationnelle ».  L’incinération, reportée en attendant que sa fille soit capable de participer à la cérémonie, aura lieu presque trois mois après la mort de John, en mars.

    « Quand les temps sont difficiles, m’avait-on enseigné depuis toute petite, lis, apprends, révise, va aux textes. Savoir, c’était contrôler. » Les écrits sur le chagrin du deuil, si banal, ne sont pourtant pas si nombreux. Des poètes la réconfortent : « Rien ne me paraissait plus exact que ces poèmes et ces danses des ombres. » Elle lit des essais, des études « incontournables » sur le deuil « normal » ou « pathologique ». Elle réfléchit.

    Sa vision du monde a changé. Des discussions lui reviennent, qui aujourd’hui font sens de manière nouvelle, et aussi des remarques sur John, sur ses romans. Ses pensées reviennent inlassablement au soir du 30 décembre : le déroulé des faits ouvre à chaque fois de nouvelles prises de conscience sur ce qui s’est passé alors, en elle et autour d’elle.

    Joan Didion est devenue veuve, et la santé de sa fille n’a pas fini de chanceler gravement – comment vivre ? Elle évite certains endroits, mais les souvenirs surgissent à l’improviste et l’esprit s’y engouffre. Savoir, compréhension, récit, analyse, L’année de la pensée magique témoigne du combat d’une femme contre « l’apitoiement » et rend compte, avec une volonté constante de lucidité, de ce qui fait la vie de couple, de ce que fait la séparation, de ce que peuvent les mots.

  • Promeneur

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    « Etant donné qu’apparemment rien sur terre n’est jamais détruit, mais simplement démantelé et dispersé, ne pourrait-il en être de même pour la conscience de l’individu ? Où tout cela va-t-il donc quand nous mourons, tout ce que nous avons été ? Quand je songe à ceux que nous avons aimés et perdus, je m’identifie à un promeneur errant à la tombée de la nuit dans un parc peuplé de statues sans yeux. L’air autour de moi bruisse d’absences. »

    John Banville, La lumière des étoiles mortes

  • Lumière ancienne

    Marque-pages a plusieurs fois attiré notre attention sur John Banville et quand j’ai vu La lumière des étoiles mortes (Ancient Light, 2012, traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch) sur la table des nouveautés à la bibliothèque, je me suis décidée à faire connaissance avec ce romancier irlandais, né en 1945. 

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    Ce roman, couronné par le Prix Prince des Asturies 2014, est centré sur le travail de la mémoire – « Madame Mémoire est une grande et subtile hypocrite », prévient-on dès le début. Le récit s’ouvre sur une confidence : « Billy Gray était mon meilleur ami et je suis tombé amoureux de sa mère. » Voilà qui remonte à un demi-siècle : le narrateur avait alors quinze ans, elle trente-cinq.

    Ses premiers émois ? Vers ses dix-onze ans, le vent avait soulevé devant lui les jupes d’une cycliste, mais c’est la découverte des dessous de Celia Gray qui reste son souvenir le plus troublant, ce dont Alex Cleave, le narrateur, demande mentalement pardon à son épouse Lydia. Celle-ci monte dans le grenier où il écrit parce qu’on le demande au téléphone : on propose au vieux comédien un premier rôle au cinéma dans un film sur Axel Vander, un intellectuel controversé (au prénom anagramme du sien, le thème du double apparaît souvent chez Banville). 

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    Depuis la mort de Cass (dix ans plus tôt, Catherine, leur fille unique, s’est jetée du haut d’une falaise en Italie, à vingt-six ans – ils ignoraient qu’elle était enceinte), leur vie a beaucoup changé. Lydia a des crises de somnambulisme, ils dorment mal tous les deux, tiennent le coup devant les autres mais s’effondrent encore souvent dans l’intimité.

    Voilà donc les deux axes du roman : les délicieux souvenirs que garde Alex de ses rapports avec Mme Gray – inoubliable, sa première et brève vision d’elle nue, ou plutôt de son reflet fragmenté dans le miroir, aperçu du couloir où il passait – à l’insu de son ami Billy et de sa sœur Kitty, et ce défi nouveau, pour un comédien de théâtre, de jouer au cinéma avec une star, la jeune et belle Dawn Devonport. 

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    Les rendez-vous amoureux d’antan ont gravé leurs détails dans la mémoire d’Alex : le vieux break où Celia l’emmenait, la maison en ruine où ils se retrouvaient, leurs conversations. Mme Gray s’est mariée à dix-neuf ans avec un opticien dont l’adolescent est jaloux, elle ne parle pas souvent d’elle-même, sauf quand il exprime le désir de lui faire un enfant, ce qui la met en colère – elle lui confie avoir perdu le troisième enfant qu’elle portait.

    A présent un « vieux comédien grisonnant et décati, jadis idolâtré de ces dames », Alex Cleave (déjà présent dans Eclipse, un précédent roman, comme Axel Vander dans Impostures) ne cache pas son égocentrisme : « Moi et l’écran argenté maintenant, je sais que vous allez vouloir tout savoir à ce sujet. » John Banville le surprend souvent en flagrant délit de cabotinage. La « captivante » Dawn Devonport, à la fois fragile et masculine, a l’âge de sa fille suicidaire qui souffrait d’une maladie mentale ; et Dawn a perdu son père. Voilà qui va rapprocher les deux acteurs principaux pendant le tournage. 

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    Mais c’est Mme Gray qui reste « l’arbitre originel » dans les rapports du narrateur avec les femmes. Il aimerait tant savoir ce qu’elle est devenue, après le déménagement soudain qui a mis fin à leur relation, à ce splendide été qui se déploie sans cesse dans sa mémoire.

    A la recherche du temps passé, La lumière des étoiles mortes est un roman mélancolique où se mêlent passé et présent, dans le monologue intérieur d’un comédien penché sur ses souvenirs. John Banville excelle dans les descriptions et les portraits, son écriture épouse les vacillements sensuels de la mémoire entre faits et fantasmes d’un homme hanté par les femmes de sa vie. Ce roman, écrit André Clavel dans Le Temps, « a la délicatesse d’une sonate d’automne, où l’ombre gagne peu à peu ».

  • Entrelacée

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    « Fin octobre, M.R. invita Kroll à dîner chez elle. 
    C’était la première fois qu’elle préparait à dîner pour un autre homme qu’Andre Litovik, et elle éprouva une sorte de plaisir subreptice à faire des courses dans les meilleurs magasins d’alimentation des environs, poussant son Caddie parmi d’autres femmes qui étaient vraisemblablement des épouses, des mères, des maîtresses – des femmes prises dans le drame de vies communes avec des hommes.
    Ce qu’elle avait peut-être envié par le passé. Une vie entrelacée à celle d’un autre, si imprévisible qu’elle fût. »

    Joyce Carol Oates, Mudwoman

     

  • Tirée de la boue

    Mudwoman : sous ce titre non traduit (« mud », boue), Joyce Carol Oates, « la peintre des âmes noires » (Le Point) déroule à nouveau un destin hors de l’ordinaire et terrifiant, celui de la petite Jedina Kraeck, laissée pour morte par sa mère, malade mentale obsédée par la Bible, et devenue M. R. Neukirchen, première femme présidente d’une université de l’Ivy League.

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    Pas vraiment une histoire de résilience, non. Mudwoman (2012, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban) tient souvent du cauchemar, malgré le parcours exemplaire de la petite « Mudgirl », que sa mère a poussée, après lui avoir coupé les cheveux, rasé le crâne jusqu’au sang, une nuit d’avril 1965, dans les marais boueux de la Black Snake River. 

    Dieu avait été mis au défi de sauver l’enfant, c’est le « Roi des corbeaux » qui a mené un trappeur simple d’esprit jusqu’à elle. Tirée de la boue, soignée, Janeda a été placée dans une famille d’accueil où elle devient Jewell, avant que se présentent Agatha et Konrad Neukirchen, inconsolables de la perte de leur petite Meredith Ruth de quatre ans. Ses parents adoptifs vont lui donner les mêmes prénoms, elle sera leur nouvelle « Merry ». Ce couple quaker l’élève dans l’amour des livres et la gentillesse – attitude toute nouvelle pour celle que sa mère maltraitait et qui n’a guère connu la tendresse dans sa famille d’accueil.  

     

    En octobre 2002, la Présidente Neukirchen se prépare à prononcer un discours au Congrès national de l’Association américaine des sociétés savantes. Elle a libéré son chauffeur qui l’a déposée bien en avance à l’hôtel d’Ithaca. Sa chambre n’étant pas encore disponible, elle cède à une impulsion : louer une voiture et rouler, rouler jusqu’à Carthage où elle a grandi – elle pense en avoir le temps et sinon, elle fera demi-tour pour rentrer à l’heure. 

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    « M.R. », comme elle se fait appeler, et comme elle signe ses articles, aime conduire, laisser filer ses pensées sur la route, se rappeler ses parents (qu’elle ne voit plus, bien qu’elle leur soit reconnaissante de l’éducation reçue), son amant intermittent, un homme marié, Andre Litovik, récapituler son parcours hors du commun. Mais elle n’a pas prévu d’être aussi bouleversée en passant sur le pont au-dessus de la Black Snake, ni de s’embourber plus loin dans le fossé d’une petite route impraticable d’où son téléphone ne capte aucun signal.

     

    Sur sa brillante trajectoire universitaire, cette absence au congrès pour cause d’accident de voiture est la première faille. Pourtant M.R. Neukirchen se tient sur ses gardes, elle sait qu’une partie de l’université était hostile à la nomination d’une femme à sa tête et guette ses faux pas. Mais elle prend des risques. Par compassion, en 2003, elle reçoit seule un étudiant victime d’une agression homophobe. Il lui fait une étrange impression. Elle comprend soudain qu’il enregistre leur conversation – ce pourrait bien être un coup monté par ce jeune ultraconservateur pour se poser en victime devant les médias. 

     

    Sous la plume ou le clavier de JCO, M.R. est une de ces âmes blessées, solitaires, tourmentées, pour qui chaque jour est une mise à l’épreuve. Au dehors, un masque de réussite, une volonté de fer. Une grande adresse à se protéger, une non moins grande maladresse à se laisser aimer. Cette philosophe dans la quarantaine s’étonne à chaque fois qu’on tente de se lier avec elle. Seul Andre fait exception (il ne quittera jamais sa femme). 

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    La romancière américaine nous entraîne dans les gouffres de l’anxiété et de la solitude à travers les péripéties dramatiques de ce « roman schizophrène » (Elle) qui nous captive parce que, même excessives, parfois surréelles, ces situations, ces rapports humains touchent notre propre expérience de la vie et des êtres. N’entendons-nous pas aussi une voix intérieure qui nous questionne dans nos moments de désarroi ? Ne nous réveillons-nous pas de cauchemars où nous sommes pris au piège ? « La personnalité humaine est énormément complexe. J’essaye de refléter cette complexité dans mon écriture – je ne voudrais pas simplifier la nature humaine, mais retranscrire son immense mystère », confie-t-elle dans un entretien.

     

    Avec des allers-retours entre 1965 et 2003, peu à peu, en dévoilant les conflits intérieurs de son héroïne, obsédée par son passé tragique, JCO nous rapproche de cette battante aux convictions idéalistes – elle a la guerre en horreur – que le pouvoir académique isole davantage encore, de cette femme aux rapports problématiques avec les autres : « Seule, M.R. vivait plus intensément que si elle avait vécu avec quelqu’un. Car la solitude est la grande fécondité de l’esprit, quand elle ne signe pas sa destruction. »