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Culture - Page 579

  • Privilège

    « C'est le privilège du dimanche de nous réconcilier avec notre temps intérieur, celui de nos rythmes propres et de notre sensibilité : le temps retrouvé que connaissent bien les peintres du dimanche (ce n'est pas simplement parce qu'ils ont plus de temps qu'ils peignent ce jour-là mais bien parce que ce temps est d'une qualité différente). Dimanche ménage ce temps où je me retrouve moi-même, où je me remets au diapason, où je m'accorde. Avec moi-même, avec la nature, avec les autres. C'est un jour spirituel, où il y a soudain plus de place, plus d'espace pour la multitude des dimensions qui nous habitent - que la semaine souvent atrophie. »

     

    Jean-François Duval, Un port à l'aube de chaque lundi (Autrement, mai 1999)

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  • Course folle

    « Ca s’ouvrait en variations infinies : rubans de nuages mauves, douche de lumière et rideau de pluie diagonale et jaune, rien ne manquait à l’appel. Au loin, le mélange de bleu intense et de blanc lumineux n’en avait plus pour longtemps, ça cavalait à quatre-vingts kilomètres-heure et sur le sable, de larges bandeaux d’ombre fuyaient vers les pointes, puis le soleil repeignait tout en un clin d’œil, c’était quelque chose de voir avancer la lumière, de suivre sa course folle. A nos pieds, la mer tanguait sec, les cormorans s’en foutaient on les voyait plonger sous la surface et remonter quelques secondes plus tard, le cou tendu vers le ciel, où glissaient de minuscules poissons argentés. L’heure tournait, il a fallu s’arracher à tout ça, la voiture nous attendait à l’ombre d’un grand pin, les roues avant enfoncées dans le sable meuble. »

    Olivier Adam, Des vents contraires  

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  • Rester vivants

    Des vents contraires, le titre choisi par Olivier Adam pour son dernier roman (2009), en annonce et le ton et le temps. Les adieux de Manon à l’école (quatre ans), le silence de Clément (neuf ans), et c’est le départ pour la Bretagne avec leur père qui quitte la maison où ils avaient emménagé, Sarah et lui, cinq ans plus tôt. Leur arrivée dans la maison de ses parents en Bretagne n’est pas folichonne – c’est le père, Paul Anderen, qui raconte – même s’il se réjouit. « Elle ressemblait à ce que j’aurais voulu faire de mon cerveau : des murs blancs, des sols et des plafonds clairs, des fenêtres par où entrait une lumière de verre. » 

    La mer, une photo d'Aifelle (30 mai 2009).jpg
    La mer, une vue d’Aifelle sur « Le goût des livres » (30 mai 2009),
    un blog lumineux où j’aime me balader entre les photos et les mots.

     

    Ce sera bientôt le deuxième Noël sans Sarah, disparue sans plus donner signe de vie. « En attendant, les petits étaient calmes et sereins, de temps à autre un éclair de joie illuminait leurs visages, le paysage agissait sur eux comme un baume » et lui s’obstine, « au milieu de ces jours dévastés », à lire le journal, à « maintenir un
    lien avec le monde ».
    Son frère Alex, qui a repris l’auto-école fondée par leur père (leurs parents sont morts dans un accident de voiture), l’engage pour donner des leçons. Un boulot de dépannage, vu qu’il n’a plus rien publié depuis trois ans.

     

    Sa première élève, Justine, vit mal ses dix-huit ans dans un immeuble où lui-même a vécu ses dix premières années entre un père taxi et une mère « discrète et monochrome ». Son enfance, il la commente ainsi : « Le concret nous cimente, le quotidien nous lie, l’espace nous colle les uns aux autres, et on s’aime d’un amour étrange, inconditionnel, d’une tendresse injustifiable et profonde, qui ne prend pourtant sa source qu’aux lisières. » Après la mort du père de Justine, sa mère a rencontré « Johnny », un ami qui s’est occupé d’elles, et que la fille ne supporte plus.

     

    La voisine avec qui Anderen a fait connaissance, une infirmière comme Sarah, se rapproche bientôt de lui, elle vit seule. Son fils marin lui envoie des cartes postales. De son côté, le frère de Paul lui confie ses craintes : sa femme voit un autre homme. Alex et Naline, minés par « la tristesse d’une vie sans enfants », sont ravis de s’occuper de Manon et Clément de temps à autre. Ce qui les ronge Paul et les petits, c’est de ne pas savoir où est Sarah, ni même si elle est encore vivante. Quand elle a disparu, Paul s’est étonné de ce que personne autour de lui ne soit surpris, son départ paraissant à ses connaissances « un acte inéluctable et prévisible ». Paul Anderen, sans travail fixe, passe pour un caractère « impossible », prêt à se disputer avec tout le monde et buvant trop.

     

    A la nouvelle école, l’institutrice de Manon, qui juge celle-ci hypersensible, déplaît d’emblée à Paul. Le jour où les policiers débarquent un matin pour l’interroger – le petit Thomas de la classe de Clément a disparu et on a vu Anderen parler avec son père en face de l’école quelques jours avant – le voilà désigné à nouveau comme un « paria ». Le père de Thomas a perdu la garde de son enfant, Paul le sait, il a sympathisé avec lui, c’est le déménageur qui leur a débarqué leurs affaires. La
    situation se complique lorsque Justine, son élève, disparaît à son tour. L’inspecteur Combe trouve que cela fait un peu trop de disparitions autour de Paul Anderen,
    même s’il semble le prendre en amitié.

     

    Cela fait beaucoup de situations irrésolues, dans un décor breton qu’Olivier Adam décrit avec force et poésie, quand Paul emmène ses enfants à la plage, quand il s’arrête en haut des falaises pour regarder les assauts de la mer, quand il se love dans le sable pour dormir tout son saoul. Un client au chômage, Bréhel, vit dans un mobil-home – « et pendant une seconde, je l’ai envié, je me suis imaginé là, seul dans
    la nuit presque insulaire, au creux de mon abri fragile, mon ébauche de maison, assailli par les marées, les oiseaux, la pluie, le silence et les bourrasques. »
    Des vents contraires
    est un récit tendu, vibrant, toujours au bord de l’implosion.
    « L’écriture a toujours été pour moi le contraire du retrait de la société, déclare l’auteur dans un entretien. L’écriture est plutôt une ‘sur-conscience’, une ‘sur-présence’ à la société. Je n’ai pas d’autres sujets que la société. Je cherche la justesse pour raconter comment on vit, ici et maintenant. »

     

    Les enfants Anderen ne vont pas bien, Paul devient fou de l’absence inexpliquée de Sarah. Les souvenirs réveillent ses angoisses, dont il se débarrasse en frappant jusqu’à l’épuisement sur un sac de boxe dans le garage ou en les engluant dans l’alcool. Le déménageur finit par le contacter, il le loge chez lui avec son fils même s’il sait que Combe les traque. Et puis il y a ce carnet de moleskine noir retrouvé dans la voiture de sa femme, face à la Seine, où elle notait les hauts et les bas de leur vie commune, à son insu.

    Ce qui sauve Paul dans la tempête, ce sont Manon et Clément – « Anderen », en néerlandais, signifie « les autres » – qu’il protège de son mieux, maladroitement, dans l’urgence. Même si ses décisions d’impulsif ne sont pas toujours prises à bon escient, elles expriment un amour sans faille, une tendresse violente et douce. Quand les questions qu’il se pose trouveront des réponses, pas forcément heureuses, il sera temps de reconstruire et de « rester vivants tous les trois ».

  • Offrande

    « Ce jour-là, en effet, le frêle arbuste était résolu à adresser la parole à l’arc-en-ciel, quand bien même il ne lui dirait qu’un mot. Oui, il avait un message à lui transmettre, un seul. Il voulait faire l’offrande à l’arc-en-ciel si beau et si lointain du sentiment qui l’animait, plus intense et plus mélancolique que les feux bleutés qui embrasent le ciel nocturne. »

    Kenji  Miyazawa, La vigne sauvage et l’arc-en-ciel in Le bureau des chats

    Arc-en-ciel tutoyé par une grue.JPG
  • Ecrire court

    Ils n’ont pas attendu l’injonction des professionnels de l’écriture – écrire court –, ces écrivains qui ont choisi la nouvelle ou le conte comme genre de prédilection. Certains s’y sont magistralement exprimés, comme Maupassant ou Tchekhov, d’autres s’y essaient de temps à autre. Kenji Miyazawa (1896-1933), comparé en quatrième de couverture avec Andersen, montre avec Le bureau des chats (1997) son art de conteur inspiré par les animaux, les plantes, les étoiles même. Agronome de formation, ce Japonais a abandonné l’enseignement pour écrire des histoires qui s’adressent à tous. Il ne sera connu du grand public qu’après sa mort.

    A califourchon, une photo de Christinedb.jpg
    "A califourchon", une des très belles photos que Christine partage
    jour après jour sur son site  http://images.christinedb.fr/

    Les jumeaux du ciel, premier texte du recueil, raconte les aventures de deux minuscules planètes, « les petits palais de cristal habités par Chun et Pô, les frères jumeaux ». Toutes les nuits, ils accompagnent à la flûte la ronde des étoiles. Un jour, au lever du soleil, Chun propose à son frère d’aller du côté de la Fontaine de la plaine de l’ouest, où leurs jeux seront interrompus par l’arrivée du Corbeau, suivi du Scorpion. Ces derniers ne se supportent pas, la dispute éclate : le Corbeau fond sur le Scorpion qui lui enfonce dans la poitrine son dard empoisonné. Chun et Pô ont fort à faire pour aspirer le venin chez l’un, nettoyer la blessure chez l’autre. Le Corbeau réussit à s’envoler, mais le Scorpion traîne la queue et a besoin des jumeaux pour le raccompagner. Ceux-ci craignent de ne pas rentrer à temps pour la tombée de la nuit. Un Eclair bleu aux ordres du Roi vient les sauver de ce mauvais pas.

    Un soir de ciel nuageux, une comète, la Baleine du Ciel, leur propose un voyage auquel, certifie-t-elle, le Roi consent puisqu’ils n’ont pas à jouer de la flûte quand les nuages sont de la partie. « Les deux enfants saisirent avec vigueur la queue de la Comète. Celle-ci annonça en répandant dans l’air un jet de lumière bleutée : Cette fois, c’est le départ. Gi-gi-gi fû, gi-gi fû ! » Ravie de leur avoir joué un bon tour, la comète disparaît aussi vite et les voilà qui tombent à la renverse « dans le vide bleu-noir », traversent un nuage et s’enfoncent dans les eaux profondes de la mer.
    Ils auront beau dire aux étoiles de mer qu’ils sont, eux, de vraies étoiles, elles ne les croiront pas. Comment arriveront-ils à jouer de la flûte comme il se doit quand la nuit se lèvera ?

    L’univers poétique de Miyazawa, qu’il mette en scène araignée, limace et blaireau, vigne sauvage et arc-en-ciel ou encore faucon de nuit, combine une fine observation de la nature et, à la manière d’un fabuliste, une description des comportements humains ou sociaux. Le bien et le mal se trouvent partout, les naïfs sont pris au piège, les fourbes ricanent, mais tout rentre finalement dans l’ordre, c’est la loi du merveilleux. La langue du conteur est appréciée au Japon pour sa musicalité et sa créativité, il a inventé une multitude de noms de personnes, de lieux et surtout de magnifiques onomatopées. Non sans humour.

    Sous-titrée « Fantaisie autour d’une petite mairie », la nouvelle éponyme a pour décor le Sixième Bureau des chats, « dont la principale activité consistait à effectuer des recherches sur l’histoire de ces félins ainsi que sur la géographie. » Le matou noir chef de bureau se fait aider par quatre secrétaires dont le quatrième, Kama, est un chat bistre au  museau et aux oreilles « noirs de suie ». Cette sorte de chats « qui ont plutôt l’air de blaireaux » est détestée par les autres chats, et Kama l’est encore plus par ses collègues à cause de son efficacité et de sa rapidité à apporter les bonnes réponses. Quand il s’agit d’informer un chat de luxe qui se rend dans la région de Behring à la chasse aux souris de glacier – il veut savoir qui sont là-bas les personnages importants – Kama a vite fait de consulter ses registres, à la grande satisfaction de son supérieur : « Le chef, Tobaski, a une haute réputation de moralité. L’éclat de ses yeux est éblouissant, mais il a tendance à dire les choses avec un léger retard. Genzoski, personnage fortuné, a tendance à dire les choses avec un léger retard mais l’éclat de ses yeux est éblouissant. » C’en est trop pour les trois autres secrétaires, qui préparent leur vengeance.

    Je dédie ce billet aux habitants de Louvain-la-Neuve, cité universitaire qui n’a plus de véritable bureau de poste depuis le premier septembre, en espérant qu’il se trouvera un responsable – plus soucieux du service public que le Lion d’une entreprise de plus en plus privée – pour jouer le deus ex machina, à la manière du délicat Kenji Miyazawa.