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Culture - Page 194

  • Supplice

    sulzer,la jeunesse est un pays étranger,récit,autobiographie,littérature allemande,enfance,jeunesse,homosexualité,écriture,culture« Nous avions beau savoir que nous n’échapperions pas au supplice, nous n’en restions pas moins aussi longtemps que possible dans l’eau du bain qui refroidissait. Cela ne servait pourtant qu’à retarder le martyre. La seule pensée des collants de laine, la perspective de glisser notre peau encore humide du bain dans une matière aussi rugueuse qu’un sac en jute poussiéreux, suffisait pour déclencher une envie de se gratter et un frisson de dégoût. A ce jour, j’ignore encore pourquoi le malaise que l’on ressentait en portant ces collants se dissipait au bout de quelques heures, si bien qu’on les remettait le lendemain, dimanche, sans grogner et même sans y penser, comme si cela allait de soi. Soit on s’y habituait (je refuse de le croire), soit la laine devenait plus souple et plus douce au contact de la peau. L’abandon de ces horribles collants ne vint pas d’une meilleure prise en compte du bien-être des enfants, mais de l’évolution du goût, qui finit par ne plus trouver aucun avantage à ces coutumes étranges. »

    Alain Claude Sulzer, La jeunesse est un pays étranger

    En couverture, une peinture de Michael Carson.

  • Un pays étranger

    Parfois, il suffit d’une couverture et d’un titre pour qu’un livre vienne à nous, comme avec La jeunesse est un pays étranger d’Alain Claude Sulzer (2017, traduit de l’allemand par Johannes Honigmann). En épigraphe, la citation qui a inspiré le titre, de L. P. Hartley : « The past is a foreign country. » Né en 1953, cet écrivain suisse dont je n’avais encore rien lu a reçu le prix Médicis étranger 2008 pour son premier roman traduit en français, Un garçon parfait.

    Sulzer couverture originale.jpgVoici, dix ans plus tard, La jeunesse est un pays étranger. Ni un roman, ni un récit autobiographique, comme il le précise dans la dernière des chroniques qui le constituent, mais l’auteur en est bien le personnage principal : « Il se compose de lacunes et de souvenirs, de non-dits et de dits, et aussi, je le précise, de choses passées sous silence. » Une citation à rapprocher de ce qu’il déclarait dans un entretien au Temps : « Je déteste ce que font certains auteurs américains, qui expliquent absolument tout ce qu’ils savent d’un personnage. »

    A travers des chapitres de quelques pages (j’ai imaginé dès le début qu’il pourrait s’agir de textes publiés dans la presse et certains l’ont été, en effet), Alain Claude Sulzer explore son passé – sa jeunesse – en dirigeant le projecteur tantôt vers son milieu, tantôt vers lui-même. Cela ne se limite pas pour autant à un exercice de mémoire. Il écrit pour donner forme au souvenir : portrait, récit, expérience, chaque chapitre se lit comme une nouvelle.

    L’éducation reçue de ses parents a été plutôt favorable à l’émergence d’une personnalité libre. Sa mère, une infirmière partie travailler au Portugal où elle s’était même fiancée, avait épousé, une fois revenue en Suisse, un patient rencontré dans une clinique psychiatrique près de Berne. Elle était originaire de Suisse romande, lui de Suisse alémanique. Alain Claude Sulzer a grandi à la lisière de deux cultures, entre le français de sa mère qui s’est obstinée à ne pas apprendre l’allemand et la langue de son père, devenue la sienne.

    « La maison de mon père n’était pas la maison de ma mère. » Son architecture moderne lui avait valu d’être photographiée pour une revue, mais le toit plat leur a causé des problèmes « pendant des décennies ». Sa mère avait en horreur la moquette d’un « noir de jais » où le moindre grain de poussière se voyait, ainsi que le papier peint à motifs noirs sur fond blanc des murs. L’orange, couleur préférée de sa mère avec le rouge, finit par y triompher. (Cela m’a rappelé la manière dont Isabelle Carré parlait du grand appartement où elle a grandi.)

    La jeunesse est un pays étranger revisite le mode de vie des années 1960 et 1970 à Riehen, près de Bâle : ce qu’ils écoutaient à la radio, ce qu’ils mangeaient, les voitures, l’école, les vacances, les magazines pour enfants… Sulzer mentionne souvent les mots dont on se servait chez lui, en français ou en allemand. A cause d’un problème de dos, vu qu’il refuse le sport et la gymnastique, il est inscrit au cours de ballet, au milieu d’une ribambelle de filles, ce qui ne le gêne pas.

    Autant les bâtonnets de couleur utilisés pour apprendre le calcul (la méthode des réglettes Cuisenaire, un Belge) lui répugnent, autant l’apprentissage de l’écriture « liée » l’enchante, même si son écriture finit par devenir « insolite » – « Mon écriture tout à fait personnelle était la représentante solidaire de mon originalité. » Très tôt, écrire lui apparaît comme une façon d’être au monde ; il en fera son métier.

    La vision accidentelle, quand il a douze, treize ans, d’un homme prenant sa douche, lui confirme son orientation sexuelle. Un ami l’accompagne à Paris lors d’une fugue : ils se sentaient différents des autres, voulaient devenir écrivains. Un autre ami, faute de place, le persuade de prendre chez lui un piano à queue qu’on lui offre, ce qui le ravit (lui-même aurait aimé devenir pianiste). Michael, un homme beaucoup plus âgé, célibataire, lui donne une clé de son appartement, en 1971.

    Sulzer évoque bien sûr aussi ses attaches familiales. Un des derniers textes s’intitule « Mon moi est un puzzle ». Un soir où ses parents sont absents, il s’empare d’une bouteille de gin pour accompagner sa première création sur la machine à écrire Olivetti de son père, une nuit d’ivresse totale. Le manuscrit sera refusé par l’éditeur, mais ce n’est pas pour le décourager.

    J’ai aimé le ton d’Alain Claude Sulzer pour aborder cette terre étrangère qu’est devenue pour lui sa jeunesse (comme, peut-être, à toute personne de plus de soixante ans). Un mélange d’authenticité et de détachement. Entre les faits vérifiables et ceux que sa mémoire a transformés, un fil de plus en plus visible le conduit à l’homme qu’il est devenu, un écrivain. Comme dans un autoportrait où s’ajoute au portrait une manière de peindre, ses souvenirs de jeunesse prennent vie, ici, par sa manière de les raconter.

  • Attribué à...

    Dutch Spring (19).JPGParmi les peintures de l’Ecole hollandaise à redécouvrir à l’occasion de « Dutch Spring », ce portrait d’un garçon : Le compteur d’argent, attribué à Willem van der Vliet (Delft, vers 1584 – 1642).

    Sur le site des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, on peut voir qu’il a anciennement été attribué à Louis Le Nain, Guido Reni, Fabritius, Nicolas La Fabrique : Ecole des Pays-Bas Septentrionaux.

    Qui nous contera l’histoire de ce compteur ?

    Willem van der Vliet (attribué à), Le compteur d'argent, MRBAB, Bruxelles

  • Printemps hollandais

    Sous le titre « Dutch Spring », les Musées royaux des Beaux-Arts invitent à revisiter leurs collections de l’Ecole hollandaise dans les salles rénovées du Musée Old Masters (ex-musée d’art ancien). On y est accueilli par une délicieuse enfant qui tend le bras vers un plat de cerises, avec un oiseau sur la main, une œuvre de Paulus Moreelse.

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    Paulus Moreelse, Portrait d'enfant, 1637, MRBAB, Bruxelles

    Portraits, paysages, scènes de genre, intérieurs, scènes de bataille sur terre ou sur mer, natures mortes, scènes bibliques ou mythologiques, fleurs, c’est un panorama de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, son âge d’or. Exceptionnellement, on peut y découvrir aussi, reconstitué, un grand portrait de famille par Frans Hals. Une exposition de dessins du XVIIIe siècle complète ce « Printemps hollandais » à Bruxelles.

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    Nicolaes Maes, Portraits de Laurent de Rasière et d'Aletta van Hontum, MRBAB, Bruxelles

    Au XVIIe siècle, plus encore qu’au XVIe, le portrait est à la mode. C’est probablement pour leur mariage que Laurent de Rasière et Aletta van Hontum ont commandé leur portrait à Nicolaes Maes, élève de Rembrandt : tous deux se tiennent sur une terrasse devant un paysage, la main droite levée pour tenir une étoffe. Le peintre excelle à rendre leur carnation différente, les ombres qui donnent du relief aux visages et aux mains, ainsi que les matières et couleurs de leurs beaux vêtements. Blason et devise figurent dans un angle supérieur. Souvent, les hommes sont en vêtements sombres, éclairés de dentelles ou de fraises, comme sur le portrait de Nicolaes van Bambeeck par Rembrandt que nous avions montré ici l’an dernier (Les promesses d’un visage).

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    Aert I van der Neer, Les plaisirs de l’hiver, MRBAB, Bruxelles

    S’il est un type de paysage hollandais célèbre, c’est bien le paysage d’hiver quand les eaux sont gelées. Un beau Paysage avec rivière de Jacob van Ruisdael est animé par des animaux, des bergers, des cavaliers en bas d’un chemin qui descend du village sur l’autre rive. Des frères Jan et Andries Both, partis peindre en Italie, un Paysage italien ajoute à l’agrément d’une scène vivante les douces couleurs du crépuscule.

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    Nicolaes Maes, Femme âgée assoupie, MRBAB, Bruxelles

    "La songeuse de Nicolaes Maes, où le tendre éclat du coloris trahit l'influence de Rembrandt"
    (Le musée d'art ancien - Bruxelles, Musea nostra, 1988)

    Pieter de Hooch, admiré pour ses scènes de genre, est représenté au centre de la salle suivante, mais ce qui m’y a le plus retenue, ce sont les deux magnifiques scènes de lecture accrochées sur le mur du fond : La lecture, attribuée à Cornelis Bisschop, et, de Nicolaes Maes encore, Femme âgée assoupie. La première lit, appuyée sur l’accoudoir, concentrée ; la seconde dort, une main sur le livre ouvert. Formidable présence de ces vieilles lectrices !

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    Frans Hals, Portrait de la famille Van Campen - Toledo (E.-U.), MRBAB (Bruxelles), Collection privée

    Et puis voici les fameux portraits de Frans Hals : la restauration du tableau des MRBAB, Trois enfants avec une voiture tirée par un bouc, a fait apparaître sous les repeints latéraux des éléments qui le relient d’un côté à un portrait de famille (musée américain) et de l’autre au portrait d’un garçon (collection privée européenne). Un diaporama permet de suivre sur un écran les étapes qui ont permis de rapprocher ces peintures (il en manque encore une au moins) découpées dans un grand portrait de la famille Van Campen et analyse la belle composition originale de Frans Hals.

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    Frans Hals, Trois enfants avec une voiture tirée par un bouc (détail), MRBAB, Bruxelles

    D’autres peintures de l’âge d’or hollandais sont accrochées sur la suite du parcours, impossibles à photographier. La lumière qui vient des fenêtres en face gêne un peu la vision, malgré les stores. Dans Sermon dans la Oude Kerk de Delft (Emanuel de Witte), je regarde les petits chiens admis à l’intérieur de l’église, les enfants, les bébés dont un au sein ; il s’en passe des choses pendant ce sermon. Où se tenir pour bien regarder Les pèlerins d’Emmaüs par Abraham Bloemaert ? Une « fenêtre » les montre en chemin dans un angle, au-dessus de la table où Jésus ressuscité, assis entre eux, rompt le pain, dans la lumière – une toile de style caravagesque.

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    Jan Davidsz. de Heem, Vase de fleurs, MRBAB, Bruxelles  

    Deux grands noms de la peinture hollandaise de fleurs à la fin du parcours : Jan Davidsz De Heem et Abraham Mignon. Les reflets dans le vase, les insectes sur la tablette, les papillons ou cette étrange rencontre dans un sous-bois d’un écureuil et d’un serpent, tandis qu’un couple d’oiseaux niche dans un creux du chêne – quelle beauté ! Rachel Ruysch a signé la troisième peinture de fleurs, avec des prunes fraîches, couvertes de pruine, au pied du grand bouquet.

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    Abraham van Strij, Vieil homme assis avec une canne, probablement antérieur à 1796
    © Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, photo J. Geleyns - Art Photography

    A l’étage au-dessus, une salle latérale aux murs rouges (rouge d’Andrinople ?) sert d’écrin à la troisième partie de « Dutch Spring », le « Cabinet des plus merveilleux dessins », 80 dessins du XVIIIe siècle exposés jusqu’au 19 mai : plume et encre, aquarelle et gouache, fusain, les techniques sont variées dans cette sélection parmi les 3600 œuvres de l’Ecole hollandaise que comporte la collection de Jean de Grez, un Hollandais venu de Breda à Bruxelles, donnée à l’État belge. Vous en trouverez quelques-uns illustrés sur le site des Musées royaux des Beaux-Arts, dont ce magnifique Vieillard assis, appuyé sur sa canne, d’Abraham Van Strij.

  • Eloignement

    Mann Poche 2.jpg« Hans Castorp intervint ici. Avec le courage de l’ingénuité, il se mêla à la conversation et observa en regardant en l’air :
    « Eloignement, contemplation ! Ce sont des mots qui signifient quelque chose, qu’on entend volontiers. Nous vivons ici dans un éloignement assez considérable, il faut le dire. Nous sommes étendus à cinq mille pieds d’altitude sur nos chaises longues particulièrement confortables, et nous regardons le monde et la créature, et nous nous faisons toutes sortes d’idées. Si j’y réfléchis et si je m’efforce de dire la vérité, le lit, je veux dire la chaise longue, m’a en dix mois plus avancé et m’a donné plus d’idées que le moulin en pays plat, pendant toutes ces années passées ; c’est indéniable. »
    Settembrini le regarda de ses yeux noirs au scintillement attristé.
    « Ingénieur, dit-il oppressé, Ingénieur ! »
    Et il prit Hans Castorp par le bras et le retint un peu, en quelque sorte pour le convaincre derrière le dos de l’autre, dans le privé.
    «
     Combien de fois vous ai-je dit que chacun devrait savoir ce qu’il est et penser comme il lui sied. L’affaire de l’Occidental c’est, en dépit de toutes les propositions du monde, la Raison, l’analyse, l’action et le Progrès, non pas le lit, où se vautre le moine. »
    Naphta avait écouté. Il parla en se retournant vers eux :
    « Le moine ? Ce sont les moines qui ont cultivé le sol européen ! C’est grâce à eux que l’Allemagne, la France et l’Italie ne sont plus des forêts vierges et des marécages, mais sont couvertes de blé, portent des fruits et produisent du vin. Les moines, monsieur, ont très bien travaillé. »

    Thomas Mann, La montagne magique

    En couverture du tome 2, Charles Aznavour dans le rôle de Naphta
    dans La Montagne magique, un film de Hans W. Geissendörfer (1982)