Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 197

  • Noire, blanche

    En lisant le roman de Joyce Carol Oates, Fille noire, fille blanche (2006, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 2009), drame de la culpabilité et de la honte, de la vérité et du mensonge, j’ai repensé à ce qu’a écrit la romancière américaine dans Paysage perdu : « La solitude fait de nous tellement plus que ce que nous sommes au milieu de gens qui prétendent nous connaître. »

    joyce carol oates,fille noire,fille blanche,roman,littérature anglaise,états-unis,jeunesse,famille,université,racisme,culture

    « J’ai décidé de commencer un texte sans titre. Ce sera une exploration, je pense. Une enquête sur la mort de Minette Swift, ma camarade de chambre à l’université, disparue il y a quinze ans cette semaine, à la veille de son dix-neuvième anniversaire, le 11 avril 1975. » Ainsi commence le préambule où la narratrice. Genna, ajoute : « j’étais celle qui aurait pu la sauver, et je ne l’ai pas fait. Et personne ne l’a jamais su. » Son père disait : « Certaines vérités sont des mensonges. »

    Lors d’une forte tempête à l’automne 1974, une fêlure, due à la chute d’une branche, apparaît dans la vitre au-dessus du bureau de Minette : Genna et elle partagent depuis peu une chambre à Haven Hall, une résidence qui accueille des étudiantes boursières. Minette est la fille d’un pasteur noir ; Genna celle d’un avocat blanc, descendant de la riche famille d’Elias Meade, le fondateur de leur université, Schuyler College.

    Genna qui n’a pas de bourse fait tout pour ne pas être perçue « comme une jeune Blanche gâtée et privilégiée. » Haven Hall est réputée réunir des jeunes femmes « de races, de religions, d’horizons ethniques et culturels différents », un modèle d’intégration. A Chadds Ford, leur « manoir français » célèbre pour son délabrement et ses vingt-cinq hectares, Genna Meade avait une grande chambre mais un mode de vie « spartiate » comme ses parents, Max et Veronica, et son frère Rickie qui a « rompu avec les idéaux des Meade pour étudier la finance à l’université de Pennsylvanie », indifférent aux questions sociales.

    « Dès le début, Minette fut une énigme pour moi. Un mystère et un éblouissement. Je me sentais gauche en sa présence, ne savais jamais quand elle était sérieuse et quand elle ne l’était pas. » Eduquée dans le rejet du christianisme, Genna est fascinée par l’affiche que Minette a collée près de son bureau, une grande croix dorée sur fond fluo et, en capitales rouge sang, « Je suis la voie la vérité et la vie ».

    Le 8 août 1974 a été une journée historique pour les Meade. Max, un activiste de gauche radical, criait après sa fille pour qu’elle vienne voir Nixon annoncer sa démission, la chute du président criminel, un miracle ! « Mad Max » au crâne rasé méprise la télévision, mais pour la circonstance, son père et Veronica (sa mère refuse depuis sept ans, depuis son retour après une longue absence, d’être appelée autrement) fêtent l’événement au whisky. « Et voici le détail choquant : Max se penchant brusquement en avant et crachant sur l’écran. »

    La première fois que Genna a vu Minette, sans la connaître, c’était lors de la journée d’accueil : Veronica tenait à ce qu’elles revisitent la demeure Elias Meade. « Le paradoxe des Meade était le suivant : ils comptaient parmi les familles fortunées de Philadelphie mais, parce que quakers, ils menaient une vie spartiate. Dès sa jeunesse, Elias Meade avait fait don de son argent, convaincu que L’argent est une bénédiction qui devient vite une malédiction. » D’où l’ameublement minimal, fonctionnel. Une pièce y était consacrée à Generva Meade, « féministe militante et éducatrice », l’arrière-grand-mère de Genna qui porte son prénom.

    Dès le début, ses attentions sont repoussées par Minette, qui ne s’entend avec personne. Elle est bientôt victime de divers incidents, comme la disparition de sa coûteuse anthologie de littérature américaine, ce qui fait naître un climat de suspicion. Genna s’étonne de la foi débordante et de la boulimie de Minette. Mais elle la défend toujours devant les autres qui la trouvent arrogante, bizarre.

    Depuis longtemps, Genna s’inquiète des comportements des autres, que ce soient ses propres parents, puis leurs protégés accueillis dans leur maison (l’un tente de se suicider). Son père, trop proche de ses clients, est surveillé par le FBI. Les confidences à demi-mot de sa mère à son sujet ne font qu’augmenter son angoisse quand Max disparaît pour de longues périodes.

    Fille noire, fille blanche raconte le trouble de Genna face à Minette. Elle voudrait la persuader de voir en elle une alliée, mais sa camarade reste fondamentalement secrète. Si Genna se confie davantage, elle a aussi appris à cacher tout un pan de la vérité familiale. Son inquiétude sur les deux tableaux ira crescendo – on connaît l’art de Joyce Carol Oates pour accroître peu à peu la tension, fouiller « le labyrinthe secret des consciences » (Nathalie Crom, Télérama) La fin tragique et l’épilogue permettront de comprendre la réponse de Genna à son père : « Aucune vérité ne peut être mensonge. »

  • Relais

    Tolstoï Payot.jpg« Comme il s’était trouvé, il y avait un mois de cela, avec de jeunes camarades qui sortaient de l’école des cadets, il avait fait exprès de voyager le plus lentement possible, jugeant qu’il était aux derniers jours de sa vie ; à chaque relais, il étalait son lit, sa cantine et organisait des parties de préférence ; le registre des réclamations lui servait de passe-temps et il était très content quand on lui refusait des chevaux.

    Assurément, il aurait été un héros s’il avait pu se transporter directement de P. aux bastions, mais maintenant il avait à traverser de grandes souffrances morales, pour devenir l’homme calme et patient dans les travaux et à l’heure du danger, que nous sommes habitués à voir sous les traits de l’officier russe. L’enthousiasme aurait eu bien de la peine à renaître en lui. »

    Léon Tolstoï, Sébastopol en août

  • Récits de Sébastopol

    A l’âge de 26 ans, Léon Tolstoï a participé à la défense de Sébastopol, la base navale russe, dont la chute a mis fin à la guerre de Crimée. Cette dernière expérience militaire lui a inspiré Les récits de Sébastopol (1855, traduits du russe par Louis Jousserandot). Il s’était précédemment battu dans le Caucase contre les rebelles ; il s’en souviendra plus tard dans Les Cosaques (1863).

    tolstoï,récits de sébastopol,littérature russe,guerre de crimée,1854-1855,combat,souffrance,mort,peur,courage,culture
    Franz Roubaud, Le siège de Sébastopol, 1904 (détail)

    Sébastopol en décembre (1854) s’ouvre au lever du jour : « De la rade arrivent une brume et le froid. Il n’y a pas de neige, le sol est noir partout, mais la gelée matinale vous coupe le visage et craque sous les pas, et le murmure incessant et lointain de la mer, interrompu de temps à autre par les volées du canon à Sébastopol, rompt seul le silence du matin. » Le récit passe bientôt à la deuxième personne : « Il n’est pas possible qu’à la pensée que vous êtes, vous aussi, à Sébastopol, vous ne vous sentiez pas l’âme envahie d’un certain sentiment de vaillance et d’orgueil et que le sang ne coure pas plus vite dans vos veines… »

    Le narrateur décrit des vaisseaux, la foule sur le quai – « des soldats en gris, des matelots en noir, des femmes aux vêtements bigarrés ». Des paysans vendent à boire et à manger près des affûts de canons, des chevaux, des chariots… « Vous cherchez vainement sur les visages des traces d’agitation, d’effarement, même de cet enthousiasme, de cette résolution des gens décidés à mourir ; vous ne voyez rien de pareil, mais des gens comme on en voit tous les jours, occupés tranquillement de leur besogne quotidienne (…). »

    Il interroge un vieux soldat amputé d’une jambe : « La première chose à faire, Votre Noblesse, voyez-vous, c’est de n’y pas penser tant ; quand on n’y pense pas, ce n’est rien du tout. » Des blessés, des visages douloureux, des médecins « les bras sanglants jusqu’au coude », très vite, la guerre se présente « sous sa forme réelle, le sang, les souffrances, la mort… »

    Sans s’attarder aux récits d’auberge, il préfère franchir une barricade et se rapproche d’une éminence où il y a beaucoup moins de monde et « plus du tout de femmes ». Sifflement d’un boulet ou d’un obus, bruit de canonnade, soldat qui patine dans la boue sur la pente, l’avancée est impressionnante et plus encore cet espace « libre, creusé de trous et boueux, environné de tous les côtés de gabions, de remblais, de souterrains, de plates-formes, de casemates où se dressent de gros canons de fonte et des boulets en piles régulières. »

    Arrivé à la redoute Iazonov, il lui faut continuer pour atteindre le quatrième bastion. Il observe le calme apparent de marins qui jouent aux cartes à l’abri d’un parapet, l’enthousiasme de soldats qui ont tiré le canon avec adresse. Puis un sifflement de bombe, les gémissements après l’explosion, la voix des mourants – l’horreur de la guerre.

    Six mois plus tard, en mai 1855, « des milliers d’êtres ont été froissés dans leur amour-propre, des milliers ont été satisfaits dans leur orgueil, des milliers se sont reposés dans les embrassements de la mort. » La différence entre les aristocrates et les autres se ressent de toutes les manières : vêtements, confort, langage, prérogatives… Le prince Galtsine : « J’avoue que je ne puis croire qu’avec du linge non blanchi et sans s’être lavé les mains, on soit capable de courage. On sait bien qu’on ne peut pas avoir cette belle bravoure de gentilhomme. » Ce qui se verra démenti.

    Quel défi de soigner, de panser qui peut guérir, de laisser derrière soi qui ne guérira pas… Soldat ou officier, chacun a sa manière d’avoir peur sans le laisser voir, de la tromper. Dans l’horreur glacée, on se demande qui sera tué, où l’on sera touché… Bombes, civières, corps ensanglantés, Tolstoï raconte la guerre sans détourner les yeux. Il s’en souviendra en écrivant Guerre et Paix.

    Sébastopol en août, le plus long des trois récits, raconte la fin d’un siège de onze mois : « Sur toute la ligne des bastions de Sébastopol, où, pendant tant de mois, avait bouillonné une vie d’une extraordinaire énergie, qui avaient vu pendant tant de mois des héros se succéder dans la mort les uns après les autres, inspirer pendant tant de mois aux ennemis la terreur, la haine et finalement l’admiration, sur ces bastions, plus personne maintenant nulle part. Tout y était maintenant mort, farouche, terrible, mais non silencieux ; tout s’y écroulait encore. »

    Comme l’écrit Dirlandaise, ce dernier récit « est un véritable chef-d’œuvre. Tolstoï y met en scène deux frères qui se retrouvent à combattre dans l’enfer de Sébastopol et connaissent chacun un sort tragique. Volodia, le plus jeune, est particulièrement attachant. Il est tourmenté à l’idée d’être un lâche mais, lorsque l’heure vient de s’exposer au danger, il réalise que ses soldats le sont encore plus que lui, ce qui remonte son amour-propre et lui fait accomplir des actes défiant toute prudence, dans le but de se prouver à lui-même son courage et sa loyauté envers la patrie. »

  • Espérances

    simone van der vlugt,bleu de delft,roman,littérature néerlandaise,pays-bas,xviie,peinture sur céramique,culture« Le résultat est en effet à la hauteur de nos espérances : le bleu azur ressort magnifiquement sur le fond blanc, immaculé, les dragons rivalisent de mystère avec les personnages chinois, les fleurs et les anges. L’éclat de la glaçure supplémentaire donne véritablement vie à la scène. Je n’arrive pas à croire que je suis l’auteur de cette assiette. La fierté et la joie irradient mon visage.
    Le sourire aux lèvres, je regarde Evert, toujours penché sur les assiettes, à la limite de la prosternation. Il tourne alors la tête vers moi, radieux.
    Un sourire a également fait son apparition sur le visage de Frans. Quand mes yeux rencontrent les siens, j’y décèle pour la première fois du respect. »

    Simone van der Vlugt, Bleu de Delft

  • Bleu de Delft

    La femme en bleu lisant une lettre de Vermeer orne l’édition française de Bleu de Delft, un roman de Simone van der Vlugt (Nachtblauw, littéralement « bleu nuit », traduit du néerlandais par Guillaume de Neufbourg). Catrijn, son héroïne, y croise plusieurs maîtres de la peinture hollandaise au XVIIe siècle. Sur l’édition originale, de façon plus pertinente, ce sont des carreaux de la fameuse faïence dite « bleu de Delft ».

    van der Vlugt Nachtblauw.jpg

    En mars 1654, Catrijn ne porte pas le deuil de Govert, épousé un an plus tôt : ce veuf qui l’avait mise enceinte était alcoolique et violent. Leur enfant était mort-né. A vingt-cinq ans, elle a beaucoup à faire après les funérailles. Jacob, son valet de ferme, lui fait part des soupçons de son beau-frère à son égard. Même si cela peut encourager les rumeurs, elle est décidée à quitter le village. Bientôt, elle vend aux enchères le bétail et le mobilier de la ferme qu’ils louaient.

    Depuis toujours, elle rêve de vivre en ville, de se mettre à son compte comme « peintre sur céramique, par exemple » ; les meubles et les objets qu’elle décore sont appréciés, on lui en passe commande. Des amis d’Alkmaar lui ont parlé d’un notable à la recherche d’une domestique. Après avoir dit adieu à sa famille, elle embarque sur une barge.

    Sur place, pas de chance, son futur employeur vient de décéder. A l’auberge de ses amis, un de leurs clients fidèles, Mattias van Nulandt, entend leur conversation avec Catrijn qui désespère de trouver un emploi. Son frère cherche une intendante, à Amsterdam. C’est plus loin qu’elle n’imaginait d’aller, mais elle accepte et Mattias, trente ans, célibataire, lui écrit une lettre de recommandation. Mattias voyage beaucoup. D’emblée, ils sont attirés l’un par l’autre.

    Amsterdam est pour Catrijn le centre du monde : « Quelle effervescence ! Quelle vie ! » Beaucoup de marchands, des langues étrangères ; elle s’émerveille en marchant jusqu’au Keizersgracht où habite Adriaen van Nulandt. Le riche marchand l’engage et la présenté à son épouse, Brigitta, qui passe tout son temps à peindre. Griete, la jeune servante, ne peut mettre les pieds dans le salon de réception où Catrijn devra elle-même faire le ménage en prenant soin des deux grands vases de Chine blanc et bleu, en porcelaine très précieuse.

    L’épouse du maître a une santé fragile, on lui donne du laudanum. Elle souffre de ne pas maîtriser assez l’art de peindre, rien d’autre ne l’intéresse. Brigitta parle à Catrijn de Rembrandt van Rijn dont ils possèdent quelques toiles. Pour qu’elle soit moins malheureuse, Catrijn suggère à van Nulandt de lui faire donner quelques leçons à domicile.

    Heureuse d’une brève visite de Mattias chez son frère, Catrijn apprend par Brigitta qu’il aime beaucoup trop sa liberté pour épouser qui que ce soit, en plus de son goût pour les voyages. Grâce à lui, elle va pouvoir accompagner ses maîtres à l’atelier de Rembrandt. Le peintre remarque sa fascination pour la toile à laquelle il travaille et ils échangent quelques mots.

    C’est son élève Nicolas Maes qui se chargera de Brigitta. Il lui a suggéré de peindre un objet unique, avec peu de couleurs. Catrijn va lui chercher un vase de Chine, lui pile de la couleur bleue. Mais sa maîtresse tombe malade avant d’avoir achevé sa toile et doit s’aliter ; l’intendante ne peut résister à l’envie d’essayer ses pinceaux et ses couleurs : elle continue à peindre le vase et tout se complique quand le médecin, passant par l’atelier, remarque la toile et exprime son intention d’acheter la peinture « de madame van Nulandt » !

    L’héroïne de Bleu de Delft n’a pas froid aux yeux, on l’a compris. C’est alors que resurgit Jacob, son ancien valet au village, qui a besoin d’argent : il l’a vue « au-dessus de Govert, un oreiller entre les mains » et menace de tout révéler. Après lui avoir donné les cinquante florins qu’il réclame, Catrijn donne sa démission. Il lui faut partir pour que Jacob perde sa trace. Déçu, Adriaen van Nulandt la recommande à son autre frère, Evert, qui dirige une faïencerie à Delft et a pour ami Johannes Vermeer.

    C’est là que va se jouer le destin de Catrijn : engagée comme peintre sur céramique, elle pourra révéler ses dons. Attendra-t-elle Mattias, parti pour un an aux Indes, ou épousera-t-elle un autre prétendant ? Echappera-t-elle à Jacob et à son passé ? J’ai pensé en lisant ce roman à Miniaturiste de Jessie Burton (Amsterdam, les marchands, la vie domestique) et à La jeune fille à la perle de Tracy Chevalier (les peintres de Delft : Vermeer, Fabritius).

    simone van der vlugt,bleu de delft,roman,littérature néerlandaise,pays-bas,xviie,peinture sur céramique,culture
    Faïence de Delft au Rijksmuseum, Amsterdam (source)

    Simone van der Vlugt, romancière néerlandaise née en 1966, a écrit des romans pour la jeunesse et de nombreux romans historiques et « thrillers » à succès. L’intrigue romanesque de Bleu de Delft divertit en même temps qu’elle évoque joliment le monde de la céramique hollandaise qui va s’inspirer de la porcelaine de Chine, la naissance et le succès du fameux bleu de Delft.