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Récits de Sébastopol

A l’âge de 26 ans, Léon Tolstoï a participé à la défense de Sébastopol, la base navale russe, dont la chute a mis fin à la guerre de Crimée. Cette dernière expérience militaire lui a inspiré Les récits de Sébastopol (1855, traduits du russe par Louis Jousserandot). Il s’était précédemment battu dans le Caucase contre les rebelles ; il s’en souviendra plus tard dans Les Cosaques (1863).

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Franz Roubaud, Le siège de Sébastopol, 1904 (détail)

Sébastopol en décembre (1854) s’ouvre au lever du jour : « De la rade arrivent une brume et le froid. Il n’y a pas de neige, le sol est noir partout, mais la gelée matinale vous coupe le visage et craque sous les pas, et le murmure incessant et lointain de la mer, interrompu de temps à autre par les volées du canon à Sébastopol, rompt seul le silence du matin. » Le récit passe bientôt à la deuxième personne : « Il n’est pas possible qu’à la pensée que vous êtes, vous aussi, à Sébastopol, vous ne vous sentiez pas l’âme envahie d’un certain sentiment de vaillance et d’orgueil et que le sang ne coure pas plus vite dans vos veines… »

Le narrateur décrit des vaisseaux, la foule sur le quai – « des soldats en gris, des matelots en noir, des femmes aux vêtements bigarrés ». Des paysans vendent à boire et à manger près des affûts de canons, des chevaux, des chariots… « Vous cherchez vainement sur les visages des traces d’agitation, d’effarement, même de cet enthousiasme, de cette résolution des gens décidés à mourir ; vous ne voyez rien de pareil, mais des gens comme on en voit tous les jours, occupés tranquillement de leur besogne quotidienne (…). »

Il interroge un vieux soldat amputé d’une jambe : « La première chose à faire, Votre Noblesse, voyez-vous, c’est de n’y pas penser tant ; quand on n’y pense pas, ce n’est rien du tout. » Des blessés, des visages douloureux, des médecins « les bras sanglants jusqu’au coude », très vite, la guerre se présente « sous sa forme réelle, le sang, les souffrances, la mort… »

Sans s’attarder aux récits d’auberge, il préfère franchir une barricade et se rapproche d’une éminence où il y a beaucoup moins de monde et « plus du tout de femmes ». Sifflement d’un boulet ou d’un obus, bruit de canonnade, soldat qui patine dans la boue sur la pente, l’avancée est impressionnante et plus encore cet espace « libre, creusé de trous et boueux, environné de tous les côtés de gabions, de remblais, de souterrains, de plates-formes, de casemates où se dressent de gros canons de fonte et des boulets en piles régulières. »

Arrivé à la redoute Iazonov, il lui faut continuer pour atteindre le quatrième bastion. Il observe le calme apparent de marins qui jouent aux cartes à l’abri d’un parapet, l’enthousiasme de soldats qui ont tiré le canon avec adresse. Puis un sifflement de bombe, les gémissements après l’explosion, la voix des mourants – l’horreur de la guerre.

Six mois plus tard, en mai 1855, « des milliers d’êtres ont été froissés dans leur amour-propre, des milliers ont été satisfaits dans leur orgueil, des milliers se sont reposés dans les embrassements de la mort. » La différence entre les aristocrates et les autres se ressent de toutes les manières : vêtements, confort, langage, prérogatives… Le prince Galtsine : « J’avoue que je ne puis croire qu’avec du linge non blanchi et sans s’être lavé les mains, on soit capable de courage. On sait bien qu’on ne peut pas avoir cette belle bravoure de gentilhomme. » Ce qui se verra démenti.

Quel défi de soigner, de panser qui peut guérir, de laisser derrière soi qui ne guérira pas… Soldat ou officier, chacun a sa manière d’avoir peur sans le laisser voir, de la tromper. Dans l’horreur glacée, on se demande qui sera tué, où l’on sera touché… Bombes, civières, corps ensanglantés, Tolstoï raconte la guerre sans détourner les yeux. Il s’en souviendra en écrivant Guerre et Paix.

Sébastopol en août, le plus long des trois récits, raconte la fin d’un siège de onze mois : « Sur toute la ligne des bastions de Sébastopol, où, pendant tant de mois, avait bouillonné une vie d’une extraordinaire énergie, qui avaient vu pendant tant de mois des héros se succéder dans la mort les uns après les autres, inspirer pendant tant de mois aux ennemis la terreur, la haine et finalement l’admiration, sur ces bastions, plus personne maintenant nulle part. Tout y était maintenant mort, farouche, terrible, mais non silencieux ; tout s’y écroulait encore. »

Comme l’écrit Dirlandaise, ce dernier récit « est un véritable chef-d’œuvre. Tolstoï y met en scène deux frères qui se retrouvent à combattre dans l’enfer de Sébastopol et connaissent chacun un sort tragique. Volodia, le plus jeune, est particulièrement attachant. Il est tourmenté à l’idée d’être un lâche mais, lorsque l’heure vient de s’exposer au danger, il réalise que ses soldats le sont encore plus que lui, ce qui remonte son amour-propre et lui fait accomplir des actes défiant toute prudence, dans le but de se prouver à lui-même son courage et sa loyauté envers la patrie. »

Commentaires

  • Des récits très forts qui m'ont plu même si je préfère le Tolstoï des grands romans, il a là fourbi ses armes pour la suite

  • Exactement, Dominique. Bonne après-midi.

  • Merci pour ce long article, Tania. je ne sais pas comment tu arrives à lire tant, à prendre le recul nécessaire, je t'admire! J'ai l'impression de rester en deça de ce que je pourrais et aimerais accomplir…….Je n'ai pas lu tout ça, Tolstoï oui, mais pas ceux- là, je les découvre grâce à toi!

  • Merci, Anne. Moi, je ne suis guère douée pour les travaux manuels où tu excelles. Une édition de poche sous les yeux m'a décidée à enfin découvrir ces récits du jeune Tolstoï.

  • Je vois que nous lisons le même auteur, Tania et je note avec grand plaisir cet ouvrage car j'ai bien l'intention de poursuivre cette lecture !

  • A bientôt alors, pour partager nos impressions sur ce grand écrivain.

  • comme dit Anne, chapeau pour tous ces excellents billets de lecture, fouillés, complets… oui, on admire!

  • Merci, Adrienne. J'ai tant de plaisir à les écrire.

  • Jamais rien lu de Tolstoï jeune, à faire un jour sûrement.
    Merci, bonne journée Tania.

  • Ces récits de guerre sont saisissants de réalisme et d'attention aux êtres humains tels qu'ils sont en société et dans leur for intérieur. Bonne fin de journée, Colo.

  • Préfiguration de "Guerre et Paix", il s'agit d'un livre d'épaisseur raisonnable, je le lirai si je le rencontre. Préfiguration aussi, peut-être, de la guerre 14-18 avec les tranchées.
    Dans les récits de guerre, on peut s'attarder beaucoup sur la peur d'être lâche qui peut faire des soldats des héros, c'est le courage qu'il faut saluer, je trouve important aussi de se pencher sur ceux qui ont bravé l'obligation de se battre.

  • Tolstoï montre l'un et l'autre et aussi comment l'idéal patriotique qui pousse de jeunes officiers à partir au front se heurte à des réalités moins nobles.

  • je ne connaissais pas du tout ce roman de tolstoï - je ne connais que "guerre et paix" et "anna karenine", mais celui-ci via le cinéma

  • Avant "Guerre et Paix", il a écrit surtout des nouvelles comme celles-ci et aussi sa trilogie autobiographique : "Enfance / Adolescence / Jeunesse".
    Après les romans que tu connais, il en a encore écrit un, "Résurrection", moins connu mais qui vaut aussi la peine (également adapté au cinéma).

  • Merci pour ce billet de lecture, chère Tania! Quoique jeune, Tolstoï y a démontré son grand talent pour la lecture des âmes humaines, Il a ainsi analysé des actions, des comportements et des motifs des hommes dans le cadre de la vie militaire.

  • Quelle joie de te rencontrer ici, très chère Olga , toi qui connais si bien le grand homme et écrivain que fut Tolstoï ! Bon dimanche.

  • Merci pour ce très joli billet et les extraits qui sont extrêmement forts. On a parfois tendance à considérer la guerre de Crimée comme le retour de la France sur la scène européenne, mais ce livre a le mérite de rappeler que c'est avant tout une guerre sanglante annonçant celles du XXème siècle.

  • L'assaut final des Français à Sébastopol est une des scènes que je garde en tête, et le sauve-qui-peut des Russes.

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