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Culture - Page 148

  • On frappe à la porte

    buzzati,toutes ses nouvelles,1942,littérature italienne,culture,nouvelles« Mme Maria Gron pénétra dans la grande pièce du rez-de-chaussée de la villa, avec son nécessaire de travail. Elle jeta un regard circulaire, pour constater que tout se trouvait comme à l’accoutumée, déposa son nécessaire sur une table, s’approcha d’un vase empli de roses, dont elle huma le parfum. Stefano, son mari, Federico son fils – qu’on appelait Fredi – se trouvaient tous les deux assis près de la cheminée, Giorgina sa fille lisait tandis que le docteur Eugenio Martora, un vieil ami de la famille, fumait un cigare.
    Elles sont toutes fanées, elles sont finies, murmura-t-elle en se parlant à elle-même, et elle passa une main sur les fleurs pour les caresser. Quelques pétales se détachèrent et tombèrent aussitôt. »

    Ainsi commence la nouvelle de Buzzati Et pourtant, on frappe à la porte. Je ne vous en ai pas parlé dans le billet précédent, elle me trotte en tête. On y découvre comment une famille bourgeoise à la vie bien réglée, conventionnelle, Mme Gron surtout, la maîtresse de maison, refuse de se laisser déranger par l’inattendu. Ce récit résonne étrangement en ces temps qui ne le sont pas moins.

    Le Théâtre de l’Etrange en avait tiré une excellente adaptation radiophonique (42:38), à écouter ici.

    © Charles Van Roose (1883-1960), Bouquet de roses au guéridon

  • Buzzati 1942

    Quand je découvre la présentation d’un recueil de nouvelles, je me demande souvent pourquoi j’en lis peu. Juste avant la réouverture de la bibliothèque, j’avais sorti de la mienne un recueil de Buzzati, Toutes ses nouvelles, tome I, 1942-1966, où Michel Breitman a rassemblé par ordre chronologique « des nouvelles déjà publiées en français, du vivant et avec l’aval de Dino Buzzati ».

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    J’ai relu celles de 1942 et cela m’a donné quelques éléments de réponse. L’une des neuf nouvelles de cette première section s’était gravée dans ma mémoire, lue à l’hôpital à la veille d’une opération, il y a longtemps – je la garde pour la fin. Je m’étais dit que le récit bref siérait à ce genre de séjour et qu’avec ce gros volume de sept cents pages, j’aurais de quoi tenir un moment.

    La première, Les sept messagers, est une histoire de voyage ou de temps, c’est peut-être la même chose. Un homme de trente ans décide d’explorer le royaume de son père ; plus de huit ans plus tard « d’une route ininterrompue », il n’est pas encore parvenu aux frontières du royaume, plus vaste, plus varié qu’il ne l’imaginait. Parmi les cavaliers de son escorte, il en a choisi sept au départ pour communiquer avec les siens et leur a donné de nouveaux prénoms pour les envoyer dans le bon ordre, commençant par A, B, C, D, E, F et G. Mais plus il s’éloigne, plus l’aller et le retour des messagers prennent du temps. Où cela finira-t-il ?

    Dans L’attaque du grand convoi, un brigand sorti de prison retrouve ses compagnons dans la montagne. Ils ne reconnaissent pas immédiatement leur chef, qui comprend que son temps est révolu et va s’installer dans une baraque en forêt qui lui servait de refuge. C’est là qu’un jeune de dix-sept ans le rejoint, désireux de faire un grand coup avec lui et sa bande. Retrouver les siens n’apporte pas toujours le bonheur espéré, c’est ce que raconte aussi Le manteau, avec le retour d’un soldat dans sa famille : il fait la joie de sa mère, mais pourquoi son fils ne veut-il pas retirer son manteau ?

    La vie, chez Dino Buzzati, est une longue attente, un voyage vers la désillusion. Nombreuses sont ses nouvelles, comme Vieux phacochère ou La mise à mort du dragon, plus fantastique, qui rapprochent vertigineusement la vie et la mort. Dans Une ombre au Sud, un voyageur repère une silhouette qui reparaît et disparaît continuellement sur son chemin ; il la cherche du regard d’abord, puis cherche à la fuir. Chercher ce qu’il faudrait fuir, c’est ce qui se passe aussi dans Une chose qui commence par un L.

    Sept étages, la nouvelle dont j’avais gardé un souvenir si vif, débute ainsi : « Après une journée de voyage en train, Giuseppe Corte arriva, par un matin de mars, à la ville où se trouvait la fameuse maison de repos. Il avait un peu de fièvre, mais n’en voulut pas moins faire à pied le chemin qui menait de la gare à l’hôpital, en portant sa valise. » Atteint d’une forme « bénigne et débutante » de l’unique maladie traitée dans cet établissement, il est ravi de découvrir au septième et dernier étage une chambre très agréable, tranquille et accueillante.

    En interrogeant une infirmière, il apprend que les malades sont répartis « étage par étage en fonction de la gravité de leur cas ». Le septième est réservé aux malades légers, le premier aux moribonds. Impressionné par les témoignages de certains sur les étages inférieurs, Giuseppe Corte, bien que sa fièvre persiste, est décidé à ne pas quitter son étage. Mais quand une dizaine de jours plus tard, on lui demande de changer de chambre pour laisser la sienne à une dame qui arrive avec deux enfants et a besoin de trois chambres contiguës, il donne courtoisement son accord, avant de comprendre que cela implique de descendre temporairement au sixième étage…

    Publié dans la presse en 1937, Sept étages a fort frappé les esprits, la nouvelle a été adaptée pour le théâtre, sous le titre Un caso clinico, puis en français par Albert Camus. Dans l’introduction d’Un cas intéressant, celui-ci y voit un mélange original entre La mort d’Ivan Illitch et Knock. L’inquiétude du malade conjuguée avec la bonhomie rassurante des médecins donne un récit implacable.

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    La suite du recueil attendra, non seulement parce que j’ai ramené des livres de la bibliothèque, mais parce que mon problème est celui-ci. Michel Breitman, dans la préface, cite Gide : « La nouvelle est faite pour être lue d’une seule haleine ». Très juste. J’aime le tempo de la nouvelle, mais je n’aime pas enchaîner avec la suivante, puis encore la suivante, et ainsi changer de climat, quitter une atmosphère, un personnage pour un autre. Je préfère inscrire ma lecture dans la durée, la reprendre là où j’ai glissé un signet ; j’ai du plaisir à me rappeler ce qui précède, à attendre la suite, à reconnaître un univers qui m’accompagne même quand le livre est fermé, à retrouver un ton, une écriture singulière. J’aime laisser le récit s’inscrire dans mon propre temps. Et vous, comment lisez-vous ?

  • Douceur

    marie susini,je m'appelle anna livia,roman,littérature française,amour,inceste,solitude,culture« Personne dans les champs. Du haut de la colline, du plus loin qu’on pouvait voir. Pas une maison. Rien. Une branche de magnolia remuait doucement contre la vitre un peu verdie. Cette douceur s’insinuait partout, elle montait de la terre, sans raison, et sans raison elle retombait, avec le hurlement d’un chien venu du fond de la vallée, avec le son grêle d’une cloche lointaine apportée par le vent très léger. Soudain le printemps était là, venu sans bruit, comme ça, en une nuit. Il avait fait fleurir les champs autour de la maison. Sur toutes les choses, il avait fait planer dans sa douceur même une menace imprécise. »

    Marie Susini, Je m’appelle Anna Livia

    Constant Montald, Magnolia

  • Elle, Anna Livia

    Jeu de la mémoire ? Coïncidence ? Je m’appelle Anna Livia de Marie Susini, repris dans la bibliothèque, est une histoire d’amour « fou » entre une fille et son père. On ne le comprend pas tout de suite, qu’elle est son « Absolute Darling ». Après l’avoir relu, je reviens sur l’épigraphe d’Hofmannsthal et je la comprends mieux : « Le noyau mystérieux, le cœur des expériences, des actes obscurs, des douleurs obscures, n’est-ce point lorsque tu as commis ce que tu n’aurais pas dû, mais devais commettre […] ».

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    Noire est la couleur de ce roman de Marie Susini née en Corse, de la nuit qui tombe, des cyprès à l’horizon – « Autant qu’elle se souvienne, ils sont là depuis toujours. Quatorze. Jamais personne n’a pu dire si ce nombre a un secret ou même un sens, jamais personne n’a connu Castelvecchio sans la longue rangée de cyprès en bordure du ciel. » Pourquoi quatorze ? Qui les a plantés là et pourquoi ? C’étaient les sempiternelles questions d’Anna Livia et de son ami Francesco à Madalena, la servante, la mère du garçon, trop tôt disparu.

    Dans La Renfermée, La Corse, un essai publié en 1981, Marie Susini écrit : « Là où est le danger, là croît aussi ce qui sauve [Hölderlin]. Jamais enfance ne fut plus recluse et sévère, plus austère que la mienne. Pourtant je ne voudrais pas d’autres souvenirs que ceux que j’ai, ceux qu’elle m’a laissés. Parce que mon enfance a été avant tout poétique, si l’on entend par là une manière de percevoir le monde et le temps. » (Cité sur Terres de femmes)

    Madalena, toujours habillée de noir, n’a jamais connu les dimanches où l’on va à l’église, endimanché. Ainsi font les gens ailleurs, pas ici où tous les jours sont pareils. « Chaque fin d’après-midi jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière la montagne, nous restions là dans la certitude d’un lendemain en tout point semblable à ce jour-là. » Mais une nuit, un cri qui n’avait rien d’humain a fait courir Madalena et son mari Josefino dans l’allée, « pris par la peur ensemble sans même savoir pourquoi ». Ils ont trouvé Anna Livia recroquevillée dans la chambre du père.

    Noire, la couleur de la mort, omniprésente. Après le suicide de son père, Anna Livia, renfoncée dans un fauteuil, perçoit une « clarté mouvante et fluide dans les rayons du soleil dansant » : une femme se tient dans l’encadrement de la porte, elle sourit. Anna Livia devine que c’est sa mère, « la reconnaissant aussitôt sans l’avoir jamais connue, jamais vue ». Celle-ci, « incrédule », la regarde, étonnée de la ressemblance entre la jeune fille et son père, murmure quelques mots sur le fait d’être partie, sans achever ses phrases, se raconte. Sa fille se tait, sans répondre au prénom que lui donne sa mère, Elisabeta.

    C’est Madalena qui avait rassuré Anna Livia le jour où elle a vu pour la première fois le sang tiède couler entre ses jambes : « C’est dans la nature », « Ça veut dire simplement que tu n’es plus une enfant. » Interrogé par la mère, Josefino lui raconte la nuit terrible du cri, Madalena épouvantée comme si elle avait compris avant même de savoir, en voyant la petite qui se balançait les yeux fermés. Ils n’avaient appelé personne, ni un prêtre, ni les autorités, « les choses étaient déjà assez compliquées comme ça. » – « Il l’aimait tant, Anna Livia », ajoute-t-il, celle qui est restée pour eux « la petite », même à seize ans.

    « Un rêve peut-être, le rêve de ce qui jamais n’avait pu être, un amour si souvent rêvé qu’il devient plus réel que s’il avait été vécu.
    Mais le corps garde fidèlement la mémoire de cette première blessure, et aussi de cette première plénitude où l’on a touché et le monde et le temps.
    C’était l’heure où, là-bas, les martinets commencent leurs rondes folles, ils tournent sans fin avec frénésie autour de la maison dans un tumulte de piaillements affolés et heureux, tout le ciel est plein de battements d’ailes. »

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    A l’opposé du style explicite, de la précision parfois clinique de Gabriel Tallent dans My Absolute Darling, Marie Susini, dans ce récit court et fragmenté, « son diamant noir » selon l’éditeur, opte pour la retenue, l’implicite, la poésie, le mystère. Je m’appelle Anna Livia raconte un amour interdit – « Tu es toute ma certitude », lui dit son père. Le couple de domestiques témoigne, joue le rôle du chœur dans une tragédie antique. Dans ce huis clos où la solitude est prégnante, Anna Livia n’est pas présentée comme une victime, c’est elle qui a pris l’initiative en se déshabillant devant son père. Il n’y survivra pas. Et elle ? 

     

  • Paysage

    montald,constant,peintre belge,exposition,1982,la médiatine,verhaeren,amitié,femmes artistes,symbolisme,eden,nature,beauté,paysage,harmonie,culture,baudelaire,poésie,littérature française[...] Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
    Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
    Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
    Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
    L’Emeute, tempêtant vainement à ma vitre,
    Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;
    Car je serai plongé dans cette volupté
    D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
    De tirer un soleil de mon cœur et de faire
    De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

    Charles Baudelaire, Paysage (Tableaux parisiens)

    Constant Montald, Bord de rivière, 1913