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Culture - Page 152

  • L'Esprit de solitude

    Jacqueline Kelen a conquis un large public, en 2001, avec L’Esprit de solitude – une nourriture saine par ces temps qui nous confinent. Il ne faut pas nécessairement vivre seul pour entrer dans la voie qu’elle défend. L’essai s’ouvre sur une déclaration : « La solitude est un cadeau royal que nous repoussons parce qu’en cet état nous nous découvrons infiniment libres et que la liberté est ce à quoi nous sommes le moins prêts. »

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    Jean van Eyck, Le mariage des époux Arnolfini (détail)

    Magnifique prologue sur la solitude qui fait « tenir debout, avancer, créer ». Solitaire, Jacqueline Kelen l’est, « pour honorer la précarité humaine et ne pas démériter de l’Esprit ». Contre la société entêtée « à vouloir nier ou combattre la solitude – ce fléau, ce malheur – afin d’entretenir l’illusion d’un partage total et transparent entre humains, d’une communication étendue à la planète entière, allant de pair avec une solidarité sans faille. »

    C’est confondre la solitude avec l’isolement, c’est parler trop peu « de cette conduite de vie solitaire qui favorise la réflexion et affermit l’indépendance, de cette solitude belle et courageuse, riche et rayonnante, que pratiquèrent tant de sages, d’artistes, de saints et de philosophes. » On peut choisir la solitude : « Lorsqu’on vit seul, ce n’est pas manque de chance ni absence d’amour : c’est que justement jamais on ne se sent seul, que chaque instant déborde de possibles floraisons. »

    Relire, je l’observe à chaque fois, c’est redécouvrir les vibrations de la première lecture, s’arrêter aux passages cochés, en souligner d’autres auxquels on est plus sensible à présent. L’Esprit de solitude ne considère pas les situations douloureuses de l’isolement social, c’est une défense de « la vraie solitude – celle qui est à la fois remplie et légère, celle qui ouvre, rend disponible et relie ». « Habitare secum », habiter avec soi, « c’est le commencement de tout ». Ce peut être une épreuve, « invitation à se connaître, à surmonter le difficile […], dégager les couches qui obscurcissent notre véritable Moi. »

    Pour éclairer ce chemin de solitude, l’essayiste recourt aux mythes, distingue le « je » de l’égo et du moi. Elle constate avec justesse que « personne ne nous apprend à être seul » et que la famille ou l’école laissent trop peu de place au silence où l’enfant peut faire face à lui-même. « Or le solitaire n’est pas celui qui n’aime pas les autres mais celui qui apprécie certains autres, celui qui en tout fait preuve d’élection et cultive les affinités. […] Il préfère toujours la rencontre particulière à la dilution dans une collectivité. »

    « Le pacte de Mélusine » est un très beau récit pour illustrer le besoin de solitude dans la vie de couple. La jeune fille gracieuse que Raymondin rencontre à la Fontaine de Soif est une fée, il l’ignore. Mais il l’épouse en acceptant les conditions de Mélusine : ne pas s’enquérir de ses origines, lui laisser la journée du samedi pour elle seule. Le respectera-t-il ? En couple, il est essentiel « de se réserver de grands moments de solitude ou un lieu à part, afin de regarder l’autre différemment et le monde aussi. »

    La solitude est un chemin où l’on avance avec les années, une quête que racontent de nombreux textes fondateurs : l’Epopée de Gilgamesh, l’Odyssée, des récits bibliques, des mythes à travers lesquels Jacqueline Kelen nous conduit sur la voie de l’intériorité : « c’est le silence de soi, c’est une attention au monde, une gratitude aussi. » Le solitaire ne demande pas aux autres de le rendre heureux ni ne les accuse de ses propres insuffisances. Commentant l’histoire de Perceval, elle écrit : « moi seul puis poser la juste question ; moi seul puis m’étonner, m’émerveiller, chercher le sens ; nul ne peut le faire à ma place. »

    Penseurs, artistes, ermites, écrivains… On rencontre beaucoup de beaux exemples et d’explorations personnelles de la vie solitaire dans L’Esprit de solitude, des hommes et des femmes. Solitude érudite et fertile de Jacqueline Kelen : elle a écrit plus de septante ouvrages depuis 1987. Le dernier s’intitule Histoire de celui qui dépensa tout et ne perdit rien, sur la parabole du fils prodigue. Si vous avez un de ses autres titres à me recommander, je serai heureuse d’en prendre note.

  • Beaucoup

    philippe claudel,l'arbre du pays toraja,roman,littérature française,mort,vie,cinéma,culture« Je sais que nous devons vraiment d’être ce que nous sommes à nos parents, certes, à des maîtres d’école, des professeurs peut-être, mais je suis persuadé que nous devons beaucoup dans notre construction intime et affective aux artistes, qu’ils soient morts ou vivants d’ailleurs, et aux œuvres qu’ils ont produites et qui demeurent, malgré leur effacement, malgré le temps qui supprime les sourires, les visages et les corps. »

    Philippe Claudel, L’arbre du pays Toraja

  • Entre les deux

    Quand j’ai emprunté à la bibliothèque, avant le confinement, L’arbre du pays Toraja de Philippe Claudel, je ne pouvais me douter qu’il ferait partie, comme quelqu’un l’écrivait ici récemment, de ces livres qui « viennent toujours quand on a besoin d’eux ». J’ai lu d’une traite ce roman dont le titre renvoie à un rituel funéraire des Toraja, sur une île indonésienne.

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    Rik Wouters, Autoportrait, fusain

    Le narrateur, un cinéaste, se souvient de ce pays où, près d’un village, on lui a montré un arbre « particulier », « remarquable et majestueux » : « une sépulture réservée aux très jeunes enfants venant à mourir au cours des premiers mois », déposés dans une cavité sculptée à même le tronc, fermée par des branchages et des tissus. Au retour en France, il a l’intention de le raconter à Eugène, son producteur devenu son meilleur ami, mais en écoutant les messages sur son répondeur, il entend celui-ci lui dire : « Tu vas rire, j’ai un vilain cancer. »

    Depuis quelques années, il a l’impression que la mort s’approche, sans la craindre vraiment pour lui-même, mais bien pour ses proches. Dans leur brasserie préférée où ils se retrouvent le soir même, il raconte son voyage à Eugène, sans lui parler des rituels. Celui-ci l’a rassuré – « tout a été pris à temps », sa fille médecin y a veillé –, et ils ont trinqué « à Dieu, au millefeuille, à [eux], à la vie. » Eugène est mort moins d’un an plus tard, peu après qu’il lui avait tout de même « raconté l’arbre du pays Toraja ».

    Cela dit, le narrateur laisse « glisser les plans un à un », s’attarde sur L’invention de Morel, un roman de Casares qu’Eugène lui avait offert, sur le scénario qui l’occupe, à partir du suicide d’un camarade d’adolescence qui s’est suicidé à dix-neuf ans, dont le titre sera « Pas mon genre », d’après la conclusion d’Un amour de Swann.

    « Le remords, le temps, la mort, le souvenir ne sont que les différents masques d’une expérience qui n’a pas de nom dans la langue, et qu’on pourrait au plus simple désigner par l’expression usage de la vie. Quand on y pense, toute notre existence tient dans l’expérimentation que nous en faisons. Nous ne cessons de nous construire face à l’écoulement du temps, inventant des stratagèmes, des machines, des sentiments, des leurres pour essayer de nous jouer un peu de lui, de le trahir, de le redoubler, de l’étendre ou de l’accélérer, de le suspendre ou de le dissoudre comme un sucre au fond d’une tasse. »

    L’arbre du pays Toraja est une rumination sur cet « entre les deux » qu’est la pensée de la mort dans notre vie – « Nous autres vivants sommes emplis par les rumeurs de nos fantômes » – et le récit d’un homme qui vit seul dans un immeuble, entre deux femmes : une voisine qu’il observe de sa « fenêtre sur cour », dont il fera la connaissance, et Florence dont il a divorcé « en douceur », qu’il fréquente encore régulièrement. A tout cela se mêle l’amour du cinéma, qui imprègne sa vision des choses et son amitié pour Eugène.

    « Ainsi vont nos vies, qui se décident parfois un peu trop vite, et qui nous laissent nous débrouiller ensuite avec nos regrets et nos remords. » Au long des deux cents pages de L’arbre du pays Toraja, Philippe Claudel nous met à l’écoute des confidences d’un homme attentif aux corps, aux postures, aux mouvements, en même temps qu’aux méandres en lui de de la mémoire et de la vie.

  • Plein air

    Boch Anna Côte de Bretagne.jpg« Anna Boch rend les grandes côtes sauvages de Bretagne avec une grande justesse de tons, les enveloppant dans le plein air et les imprégnant de la mélancolie qui leur est propre. »

    Extrait d’une critique publiée dans Les XX et La Libre Esthétique, 100 ans après, catalogue d’exposition, Bruxelles, MRBAB

    Anna Boch, Côte de Bretagne, 1902,
    huile sur toile, 108 x 146,5 cm, Bruxelles, MRBAB

  • Lumières d'Anna Boch

    Le catalogue de l’exposition consacrée à Anna Boch au Musée Royal de Mariemont en 2000 offre une présentation très complète de cette artiste belge, je l’ai rouvert pour vous.

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    En couverture du catalogue : Anna Boch, La cueillette (détail),
    vers 1910, Collection privée

    Anna Boch (1848-1936) a fait ses débuts de peintre auprès d’Isidore Verheyden, son maître et son ami, puis s’est associée aux XX, adoptant le pointillisme sous l’influence de Théo Van Rysselberghe, avant de poursuivre sa propre voie  qui la rapprochera des « luministes » autour d’Emile Claus. Elle a peint surtout des paysages, des jardins, des fleurs. Comme son frère Eugène Boch, peintre et ami de Van Gogh, elle a aussi été une mécène active et appréciée.

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    Damseaux, Emile de, « [Le château La Closière à La Louvière] », S.l., s.n., [ca 1868-1871], PHENIX (UMONS),
    consulté le 15/4/2020, http://biblio.umons.ac.be/public/bv/?p=3004

    Née dans une famille de la haute bourgeoisie, celle de la faïencerie Boch Frères-Keramis à La Louvière, Anna Boch a mené sa vie d’artiste tout en jouissant d’une grande aisance matérielle. Elle a vécu à La Closière, château extravagant que son père a fait construire par Poelaert (l’architecte du Palais de Justice de Bruxelles), où son cousin Octave Maus venait souvent en visite. Puis Anna Boch fait édifier son hôtel particulier à Bruxelles (rue de l’Abbaye à Ixelles). Elle avait une propriété à la Côte belge, s’est acheté une voiture (Minerva, 1907) pour voyager en Grèce, en Italie, dans le sud de la France et en Bretagne.

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    Anna Boch, Femme dans un paysage, 1890-1892,
    huile sur toile, 101 x 76 cm, Amsterdam, Stedelijk Museum

    On aime les belles choses dans ce milieu où les filles reçoivent par tradition une formation musicale et picturale. Lors des voyages en famille, son frère et elle emportent de quoi faire des croquis et des aquarelles. Ses plus anciennes œuvres datent de 1864, quand elle a seize ans. Son premier professeur à Bruxelles la déçoit, mais elle est ensuite l’élève d’Euphrosine Beernaert avec qui elle parcourt la Zélande et dont elle gardera une œuvre toute sa vie.

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    Anna Boch, Portrait d'Isidore Verheyden dans son atelier, 1883-1884,
    huile sur toile, 70 x 60 cm, collection privée

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    Isidore Verheyden, Portrait de mademoiselle Anna Boch, 1884,
    huile sur toile, 95 x 71 cm, Bruxelles, MRBAB

    Isidore Verheyden (1846-1905) l’aide à « saisir la nature en mouvement ou au repos » (Paul Colin). La palette d’Anna Boch s’éclaircit, ils travaillent ensemble en atelier et en plein air pendant une dizaine d’années (1876-1886). Ses premières œuvres exposées ont du succès ; en 1885, la même année qu’Ensor, elle est élue comme « vingtiste » à l’âge de 37 ans. Verheyden étant marié et père, Anna Boch « opta pour la solitude » (Cécile Dulière). Le jeune peintre néo-impressionniste Théo Van Rysselberghe, devenu son mentor, fait d’elle en 1892 un magnifique portrait.

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    Théo Van Rysselberghe, Anna Boch dans son atelier, 1889-1893,
    huile sur toile, 95 x 68 cm, Springfield, USA, Fine Arts Museum

    Anna fait de beaux achats aux expositions des XX : La musique russe d’Ensor, où c’est peut-être elle au piano, avec le jeune Willy Finch qui l’écoute ; Le Pouldu de Gauguin ; La Vigne rouge de Van Gogh, une des rares toiles vendues de son vivant. Attirée par la démarche néo-impressionniste, elle acquiert en 1892 La Seine à la Grande Jatte de Seurat, en 1907 La Calanque de Signac (en revendant ses deux toiles de Van Gogh).

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    Anna Boch, La desserte (détail), 1889
    huile sur toile, 90 x 140 cm, collection privée

    Mais l’artiste n’aime pas le côté systématique du pointillisme et revient à sa peinture « plus sensuelle et plus spontanée, friande du « morceau » enlevé avec brio et de la symphonie chaude et vibrante » (Paul Colin). Elle peint des paysages lors de ses voyages, des toiles « d’un chromatisme puissant et harmonieux » (Thérèse Thomas). En 1904, elle rejoint le cercle « Vie et lumière » d’Emile Claus et Georges Buysse.

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    Anna Boch, Falaise à Sanary, s. d., 
    huile sur toile, 81 x 61 cm, Gand, Musée des Beaux-Arts

    En plus de ses participations régulières à La Libre Esthétique, Anna Boch organise deux premières expositions personnelles : au Cercle Artistique et Littéraire de Bruxelles en 1907, à la galerie Druet à Paris en 1908. Vues du Midi, coins de Belgique et de Hollande, jardins fleuris, champs de pavots, fermes, plages, voiliers au port… Un « plein succès ». J’aimerais vous montrer son Bouquet au Bénédicité (légué au musée des Beaux-Arts de Tournai), mais il est invisible sur la Toile. Ses œuvres ont toujours été très favorablement accueillies par le public.

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    Anna Boch, Femme lisant dans un massif de rhododendrons, s.d., collection privée

    Avant la première guerre mondiale, elle acquiert en 1911 une propriété à Ohain, dans le Brabant wallon, une retraite campagnarde avec un beau jardin et une grande pergola qui l’inspireront. Elle y peint sa filleule Ida-Anna, fille du fidèle couple de domestiques de sa grande maison d’Ixelles. Jusqu’à la fin de sa vie, elle continue à exposer, propose des paysages, des bouquets, des natures mortes, quelques personnages et portraits.

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    Anna Boch, Fillette au jardin. La Pergola, vers 1912, huile sur toile, 58,5 x 78,5 cm, Mettlach, Keramik Museum

    Il y aurait beaucoup à raconter sur les liens privilégiés d’Anna Boch avec l’art nouveau (elle fait appel à des artistes de renom pour ses demeures, comme Horta), avec la musique (à ses « lundis musicaux » bruxellois participent Eugène et Théo Isaÿe, Gabriel Fauré, Vincent d’Indy ou encore la cantatrice Marie-Anne Weber), avec la céramique (elle en a peint elle-même, a introduit Finch dans la manufacture familiale et, plus tard, fait engager Charles Catteau chez Boch Frères Keramis).

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    Juliette Samuel-Blum, Buste de Anna Boch, Bruxelles, MRBAB

    Son testament de 1935, repris à la fin de ce catalogue très riche, témoigne de ses affections, de sa générosité envers toutes sortes d’associations pour les artistes et les musiciens nécessiteux, les élèves pauvres, les hôpitaux, et de ses legs importants aux musées belges, notamment un Seurat, un Signac, un Gauguin et deux bustes aux MRBAB, de son orgue à l’église d’Ecaussines. Anna Boch, « la grande dame des XX », est inhumée au cimetière d’Ixelles.