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écriture - Page 41

  • Tchekhov 1877-1892

    Lire la correspondance intégrale de Tchekhov en français reste un rêve inaccessible. En 1966 a paru un choix de lettres établi par Lida Vernant pour les Editeurs Français Réunis, sous le titre Correspondance 1877-1904. La première partie, à laquelle je limite ce billet, va de dix-sept à trente-deux ans. L’adolescent confie à un cousin : « En ce monde venimeux, il n’existe rien de plus précieux qu’une mère, c’est pourquoi tu obligeras grandement ton humble serviteur en consolant sa mère qui est à bout. » L’enfance à Taganrog auprès d’un père tyrannique a été pour lui une vraie souffrance.  

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    Photo de la famille Tchekhov en 1890 (Wikimedia commons)

     

    A Moscou, où il étudie la médecine, Tchekhov écrit pour des revues humoristiques, de quoi gagner un peu d’argent pour aider sa famille. Il fait déjà l’éloge « des petits textes qui n’ont l’air de rien » et proscrit « tout ce qui traîne en longueur ». L’écriture est un des thèmes privilégiés, qu’il commente ses écrits ou ceux des autres. Très tôt apparaît son obsession de l’objectivité : « Il faut renoncer à son impression personnelle qui provoque chez toute personne de bonne composition une béatitude douceâtre… La subjectivité est une chose terrible. » Plus tard, « La littérature n’a droit au nom d’art que si elle peint la vie telle qu’elle est en réalité. Sa raison d’être, c’est la vérité absolue dans son intégrité. »

     

    Sa carte de médecin en poche, à Voskressensk où il a passe l’été, le jeune homme s’émerveille de la nature : « De l’espace et une complète absence d’estivants. Les champignons, la pêche à la ligne et la clinique du Zemstvo. Un monastère poétique. Debout, pendant l’office du soir, dans la pénombre des galeries et des voûtes, j’invente des « mélodies séraphiques » (allusion à Pouchkine). J’ai beaucoup de sujets, mais je ne suis pas vraiment en état d’écrire… » Tchekhov adore la vie à la campagne. Un an plus tard, à son frère cadet : « En mai, le poisson mord à la perfection, surtout les carassins et les tanches, bref les poissons d’étang ». A Babkino, à six heures du matin, « Toute la maison dort… Un silence extraordinaire… Juste le pépiement des oiseaux et un grattement derrière la tenture. (…) J’écris, et tout le temps je regarde par la fenêtre. Devant mes yeux s’étend un paysage d’une douceur et d’un charme exceptionnels, la petite rivière, au loin la forêt, Safontevo, un petit bout de la maison des Kisselev… »

     

    Son « salaire littéraire » lui est indispensable, or le Dr Tchekhov manque de temps pour écrire. En 1886, première lettre à Souvorine, pour le remercier d’un jugement flatteur. C’est le début de sa collaboration avec la revue Temps Nouveau dirigée par ce futur ami et éditeur. Mais c’est dans une lettre à l’écrivain Grigorovitch (28 mars 1886) qu’Anton Tchekhov dresse le tableau le plus fort de ce que signifie pour lui la littérature, sentant la nécessité de se libérer « du travail à la ligne »« Tout mon espoir est dans l’avenir. » Il a vingt-six ans (déjà il mentionne des crachements de sang). Comme il le dit à son frère, « ce qu’il faut, c’est travailler sans relâche, jour et nuit, lire sans cesse, étudier, avoir de la volonté… » Or, écrit avec humour le célibataire, « Outre la médecine, ma femme légitime, j’ai aussi la littérature, ma maîtresse, mais je n’en parle pas, car hors la légalité, il n’est point de salut. » 

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    La Correspondance de Tchekhov est riche en impressions de voyage, il raconte bien : la soupe aux choux frais sur un quai de gare, Taganrog où les gens ne vivent que pour « manger, boire, se reproduire, mais d’autres intérêts pas le moindre (…), nulle part de journaux ni de livres… », les enseignes pleines de fautes d’orthographe. Lors d’un séjour à Théodosie chez Souvorine, dont il apprécie la femme « remuante, pétulante, fantaisiste et originale », il décrit les bords de la Mer Noire et la personnalité de son hôte avec qui il adore converser.

     

    D’abord convaincu qu’il n’a « rien à faire avec le théâtre », il y vient quand même : « Je mets fin à chaque acte comme je fais dans mes nouvelles : je mène l’acte tout tranquillement et doucement, mais à la fin, pan dans la gueule du spectateur ! » Ce sera Ivanov. Mais l’été à Soumy ramène une pensée obsédante chez celui qui considère que « Le commerce des muses n’a du bon qu’en hiver » : « abandonner la littérature qui me sort par les yeux, m’installer dans un village au bord du Psel et faire de la médecine. »

     

    Après la mort de son frère Nicolas, emporté par la tuberculose, Tchekhov décide d’entreprendre le fameux voyage à Sakhaline« Je veux simplement écrire cent ou deux cents pages et payer ainsi ma dette à la médecine, à l’égard de laquelle je me comporte, vous le savez, comme un vrai porc. » (Ses Lettres de voyage mériteraient tout un billet, je vous renvoie à celui de Dominique.) De Sakhaline « un véritable enfer », « une misère à hurler ! », il rapporte dix mille fiches et un tas de notes pour un ouvrage sur la condition des bagnards. 

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    L’étang de Melikhovo

    Beauté de Venise, lecture de Tolstoï, misère des journaux russes, aide aux victimes de la famine, campagne de prévention contre le choléra, les lettres de Tchekhov abordent tous les sujets qui lui tiennent à cœur. En 1892, il achète le domaine de Mélikhovo. C’est de là qu’il écrit à L. S. Mizinova, une amie institutrice qui se préparait à devenir chanteuse d’opéra : « Lika, ce n’est pas toi que j’aime d’un amour si ardent. J’aime en toi les souffrances passées et ma jeunesse perdue. » Signé « Votre Antoine ». Avec sa sœur Macha, il plante, il ensemence, crée un potager. Mais il s’ennuie aussi : « Vieillesse ou lassitude de vivre, je ne sais, mais je n’ai pas très envie de vivre. Pas envie de mourir non plus, mais vivre me paraît insipide. » Tchekhov a trente-deux ans.

  • Tempête

    « C’est de ça que je vis. C’est de ça que je vis : il s’agit d’éprouver encore que
    le langage est ce qui nous fait, que nous ne sommes que langage, que nous sommes dans une tempête de langue et de mots. Comme lui, comme lui. »

    Olivier Py (à propos du Roi Lear) in L'objet de...

    Le Roi Lear (détail), anonyme, XVIIIe siècle.jpg
  • Objets d'écrivains

    « Il suffit d’avancer pour vivre / D’aller droit devant soi / Vers tout ce que l’on aime… » Ce sont des vers d’Eluard que j’ai lus un de ces matins dans les Carnets de poésie de Guess Who, avec mélancolie. Il suffit d’avancer : mots cruels quand on piétine, quand le mouvement s’arrête, quand la voix s'absente. Un matin d’ailes coupées.

     

     

    Et puis, de clic en clic, me voilà sur le site d’Actes Sud et l’esprit s’envole. Joyeuse trouvaille sur la page d’accueil de l’éditeur : dix petits films diffusés il y a quelques mois sur Paris Première et la TNT, où dix écrivains « de la maison » présentent un objet fétiche, dans leur bibliothèque. La série s’intitule L’objet de… Dix fois deux minutes.

     

    Je les regarde dans le désordre, je les écoute. Je reprends, je note. Je savoure. Alberto Manguel n’a pas hésité à parler de son chien, qu’il flatte de la main et du regard, au pied d’une échelle de bibliothèque, dans la chaude lumière d’une lampe. Lucie, une chienne de presque cinq ans, est entrée dans sa vie après bien des chiens de lecture, quand il s’est installé dans le Poitou. Elle aime beaucoup la poésie, assure Manguel. Il lui récite le poème que Neruda a écrit pour son chien. Elle comprend plusieurs langues, elle aime bien le latin. Une chienne philologue.

     

    Les autres ont choisi de vrais objets. Je ne les dévoilerai pas tous, je vous laisse le plaisir de la surprise. Et des contrastes. L’un, pour qui l’écriture doit passer par la main, brandit un stylo dont il aime le sang d’encre : « Une lettre n’est une lettre qu’à partir du moment où elle est écrite avec la main » L’autre, devant de grandes cases de bibliothèque étiquetées, raconte sa conversion à l’ordinateur portable.

     

    Devinez, devant les dix noms d’écrivains, qui fantasme sur une petite chaise en bois et en paille, miniature de ces chaises que les Napolitains sortent dans la rue pour assister dehors au spectacle de la vie. Qui a ramené d’une quincaillerie un jeu de clés anglaises dont la plus petite, baptisée « grande gueule », ne quitte plus sa poche. Qui, devant une bibliothèque où les tableaux tiennent compagnie aux livres, rêve encore et toujours du Roi Lear.

     

    Anne-Marie Garat, près d’un bouquet de roses, curieusement pas très à l’aise devant la caméra, montre l’intérieur d’une chambre noire « avec des replis de cuir et un œil de verre au fond qui est assez organique, assez érotique même ». Derrière elle, de longues horizontales, des rayonnages réguliers. Il n’y a jamais, on s’en rend bien compte ici, deux bibliothèques qui soient semblables.

     

    Le chat en bois de Claude Pujade-Renaud, cadeau d’une amie, évoque des disparus : deux chats de compagnie et un compagnon d’écriture, Daniel Zimmermann. « Pour moi l’animal, outre sa présence, représente un langage différent ». Ce chat creux, dont elle montre l’intérieur, lui inspire une belle réflexion sur l’écriture et le vide.

     

    Quant à Nancy Huston et à son ange, c’est pour moi – et j’en connais une autre qui
    va adorer – le bijou de cette collection. Il faut écouter la texture de cette voix, suivre
    le langage de ces mains, de ce visage frémissant. Une femme de passion évoque son amitié avec la Québécoise Suzanne Jacob, qui lui a offert cet objet très beau et très ancien. Quand elles se sont rencontrées pour la première fois, « je me suis vue, dit Nancy Huston, c’est-à-dire j’ai cru que Suzanne était moi, et je me suis demandé pourquoi je me pressais pour arriver, alors que j’étais déjà là. » Ce sera une relation mouvementée, comme pour l’eau et la pierre dans la rivière Harricana, comme pour l’écrivain dans la tension créatrice. « Les choses trouvent leur forme. Il faut être patient. »

  • Transformer

    « J’ai découvert que l’écriture, contrairement à la musique, aux langues, au sport et aux autres matières enseignées au lycée, rachète le réel, et d’une façon toute particulière. Prenez quelqu’un que personne n’aime, dans la réalité :
    si vous le transformez en personnage, vous pouvez le faire aimer beaucoup. »

     

    Milena Agus, Comme une funambule (Postface à Mal de pierres)

     

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  • Mal à l'enfance

    Nicole Versailles signe son blog Coumarine, elle en a fait le sujet de Tout d’un blog (2008). Ce sont les Petites paroles inutiles. La dernière épithète est à contre-emploi. L’animatrice d’ateliers d’écriture en Communauté française de Belgique écrit depuis toujours, comme on le découvre dans L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers (2008), un récit publié aux Editions Traces de vie. Et l’écriture permet de se décharger, souvent, de ce qui pèse trop.

     

    Lettre à Eugénie, le sous-titre, renvoie à sa grand-mère maternelle qu’elle n’a pas connue, mais dont une photo retrouvée au grenier la fait rêver. Un portrait comme on en faisait à l’époque, en grand chapeau, accoudée sur le dos d’une chaise, un mouchoir de percale à la main, d’une nonchalance très étudiée. « Grande, racée, élégante, fière ». Morte à quarante-deux ans. La narratrice cherche les mots pour le dire, et quand elle ne les trouve pas, reprend : « Je recommence… »

     

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    Bébé birman akha / Photo Annabelle Baumal

    http://escapade-asie.blogspot.com/

     

    Il n’est pas facile de trouver les mots quand on a si mal à son enfance. Flash-back. Pendant la première guerre mondiale, Eugénie a dû se séparer de ses deux enfants envoyés en Suisse dans des familles d’accueil. Comme Suzanne, cette fillette de trois ans, sa mère, « Elle » – le personnage qui incarne ici l’auteur – a été un temps une enfant séparée de ses parents et de ses frères.

     

    La grand-mère morte si jeune, avant qu’Elle ne soit née, a pressenti son destin tragique. Lors d’un dimanche en famille à la campagne, au moment de monter dans la carriole à chevaux, en retard, ce qui énerve son mari, elle trébuche au moment où les chevaux s’ébranlent, est traînée à terre sous les yeux terrifiés des enfants. « Cette chute causera ma mort », voilà ce qu’elle dit alors et qu’entend Suzanne, confiera celle-ci à sa fille peu avant de mourir elle-même.

     

    Le grand-père se remarie huit mois après. L’homme « bourru et solitaire » somme les enfants d’obéir en tout à « l’étrangère » et de l’appeler « maman », ce que Suzanne refuse obstinément. Pire, il interdit d’évoquer la mère disparue, fait disparaître toute trace de sa première épouse. Sa fille en souffre, et puis sa petite-fille qui n’a jamais perçu de lui la moindre trace d’affection.

     

    Gros plan ensuite sur la mère, une mère non idéale, accablée par de fréquents maux
    de tête – Elle cherche à la comprendre. Suzanne a échappé au père et à la belle-mère en épousant Louis, le deuxième fils d’un couple qui a engendré sept garçons et en a aiguillé quatre vers la prêtrise. Bourgeoisie très catholique. Suzanne et Louis ont d’abord un fils, qui restera l’enfant unique presque huit ans durant, avant la naissance d’une petite fille pendant la deuxième guerre, c’est Elle, puis très vite d’un petit garçon. Elle aurait dû s’appeler Christiane, mais en allant déclarer sa naissance, son père a choisi Nicole. Le changement de prénom répond à celui du nom, en 1913, Vidor devenu Versailles, un nom bien français qui lui plaît.

     

    Mais si le fils aîné a écrit dans un classeur bleu de belles pages sur une enfance heureuse, Elle et le petit frère – j’ai pensé à Marguerite Duras et à ses frères, une
    autre fratrie déchirée dans l’amour exclusif d’une mère – connaissent trop tôt le sentiment d’abandon et la solitude. En particulier Elle, laissée un jour sans avertissement à la campagne pour guérir son asthme « au grand air », « au grand taire » écrit l’auteur. Six mois de chagrin. Le retour au bercail n’est pas forcément le bonheur. La mère est autoritaire. Il y a l’heure de sieste obligatoire après le dîner. Les « non » décourageants, les interdits. Le cahier de brouillon où l’enfant exprime son désarroi trouvé et condamné. Alors la petite fille construit ses défenses, se réfugie
    dans l’imaginaire. Une petite sœur jumelle, des origines inconnues – « Je suis d’ailleurs ». Comment survivre en attendant de vivre, d’être libre, d’être heureuse ?

     

    Le récit de Nicole Versailles vibre encore intensément de blessures intérieures jamais refermées. Elle lui a donné un très beau titre, L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers, dont on découvrira une des significations à la fin. On ne comprend pas pourquoi ce livre ne se trouve pas sur les tables des libraires, mais on peut le commander en ligne. Une recherche émouvante et courageuse.