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Société - Page 98

  • Abeilles noires

    (Pendant une marche forcée, terrassée par une hépatite, Ingrid Betancourt n’arrive plus à avancer avec les autres. On la transporte à dos d’homme, on la laisse à terre de temps à autre.) 

    Ingrid B. Renaud.jpg 
    La chanson de Renaud
    http://www.dailymotion.com/video/xso5n_clip-dans-la-jungle_music

    « J’étais couchée par terre. Des abeilles noires, attirées par la sueur, prirent d’assaut mes vêtements et me couvrirent tout entière. Je crus mourir de peur. Terrassée de fatigue et d’épouvante, je perdis connaissance. Dans mon inconscience ou dans mon sommeil, j’entendais le bourdonnement de ces milliers d’insectes que je transformai en l’image d’un poids lourd avançant à toute allure pour m’écraser. Je me réveillai en sursaut, et ouvris les yeux sur la nuée d’insectes. Je me levai en hurlant, ce qui les excita davantage. Elles étaient partout : emmêlées dans mes cheveux, à l’intérieur de mes sous-vêtements, accrochées aux chaussettes au fond de mes bottes, cherchant à rentrer par mes narines et mes yeux. J’étais comme folle, essayant de leur échapper, donnant des coups dans le vide, battant des pieds et des mains de toutes mes forces, sans réussir à les faire fuir. J’en tuai un grand nombre, en assommai beaucoup. Le sol en était jonché, et elles ne m’avaient pas piquée. Epuisée, je finis par me résigner à cohabiter avec elles, et m’effondrai à nouveau, abattue par la fièvre et par la chaleur.

     

    Par la suite, la compagnie des abeilles noires devint habituelle. Mon odeur les attirait à des kilomètres à la ronde et, quand Brian me laissait quelque part, elles finissaient toujours par me retrouver. Elles transformaient l’horrible odeur qui m’imprégnait en parfum. En emportant le sel, elles laissaient le miel sur mes vêtements. C’était comme une halte dans une station de nettoyage. J’avais aussi l’espoir que leur présence massive inhiberait d’autres bestioles moins conviviales, et que leur compagnie me permettrait de m’assoupir en attendant que l’on vienne me rechercher. »

     

    Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin

  • Ingrid B. raconte

    Même le silence a une fin (2010) : le beau titre qu’Ingrid Betancourt a donné au récit de ses six ans et demi de captivité dans la jungle colombienne, séquestrée par les FARC, elle l’a emprunté à Pablo Neruda. 700 pages qui permettent d’appréhender concrètement la vie, la survie de la célèbre otage délivrée par l’armée colombienne le 2 juillet 2008, mais aussi de ses compagnons de captivité. Et de mieux connaître celle dont le visage est devenu une icône médiatique – son salut et son malheur à la fois.

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    Le Monde.fr

    Enchaînée mais libre : la formule semble excessive. Pourtant, la force de caractère d’Ingrid Betancourt force le respect. Elle puise dans tout ce qu’elle a reçu de son éducation, de sa famille franco-colombienne, pour se reconstruire sans cesse malgré la saleté, la violence, la fatigue, les pièges, la maladie. Même le silence a une fin est un récit et un autoportrait où elle tâche d’éviter l’autocomplaisance, consciente de ses défauts, de ses erreurs, mais aussi de sa volonté d’apprendre de la situation dans laquelle elle se trouve. Soucieuse de garder sa dignité, même si elle connaît le prix à payer pour ceux qui ne se soumettent pas au bon vouloir des « commandants ».

     

    Le livre s’ouvre sur une tentative d’évasion. Ingrid B. ne cesse d’essayer d’échapper à ses gardiens, avec la complicité de l’un ou l’autre de ses compagnons prisonniers des FARC. Observer les gardes, leurs habitudes, préparer un petit bagage de survie, planifier sa fuite, cela occupe les heures, les journées, les nuits. Au moment propice, la peur sera si forte que seules les consignes mémorisées lui permettront d’agir à bon escient. Malgré les échecs, les brimades, quand elle en a la force, l’occasion, elle recommence.

     

    Se laver, faire ses besoins, tout oblige à demander l’autorisation. Les gardes ne se privent pas d’humilier leurs prisonniers, violent leur intimité. Il lui faut demander humblement au commandant qu’on lui retire sa chaîne. « Tout était contrôlé et surveillé. Personne ne pouvait avoir une initiative quelconque, donner un cadeau à quelqu’un ou le recevoir sans demander la permission. On pouvait vous refuser le droit de vous lever ou de vous asseoir, de manger ou de boire, de dormir ou d’aller aux chontos (trous dans le sol faisant office de toilettes collectives). »

     

    Vivre avec la menace de mort. Les FARC avaient dit qu’ils la tueraient si, un an jour pour jour après sa capture, on n’avait pas libéré les guérilleros détenus dans les prisons colombiennes. A chaque survol d’hélicoptères militaires, il faut vite quitter le campement, s’enfoncer dans la jungle, marcher coûte que coûte. Sans compter les tarentules, les serpents, les caïmans, les frelons et autres insectes mordeurs et piqueurs. A chaque déplacement, elle s’efforce de prendre des repères pour une fuite éventuelle.

     

    Survivre, c’est se méfier. Les gardes trop gentils sont ceux dont les coups bas font le plus souffrir. Un arrivage soudain de fruits, de fromage, de shampooing,  signifie la plupart du temps une mise en scène : les guerilleros améliorent l’ordinaire pour fabriquer « une preuve de survie ». Même entre captifs, la promiscuité exposant « au regard incessant d’autrui », la confiance est dangereuse, toute confidence peut être utilisée, la jalousie rend méchant. « Chaque jour apportait sa dose de douleur, d’aigreur, de dessèchement. Je nous voyais partir à la dérive. Il fallait être très fort pour ne pas se soulager des constantes humiliations des gardes en humiliant à son tour celle qui partageait votre sort. » Au début, Ingrid n’hésite pas à exprimer sa révolte devant des comportements indignes. Puis elle apprend la prudence : se taire, ne pas réagir aux insultes.

     

    Pour tenir, toute activité est bonne : la broderie, si l’on obtient du tissu et du fil ; le tissage de ceintures avec des fils de nylon, que lui enseigne un garçon d’une grande dextérité – un répit grâce à « la possibilité d’être active, de créer, d’inventer ». Et, bien sûr la lecture : de la Bible, quand elle en dispose, ou d’un dictionnaire encyclopédique, une des requêtes constantes d’Ingrid B., même si le poids d’un livre dans le sac à dos est toujours en surplus.

     

    C’est par un journal vieux de plus d’un mois qu’Ingrid B. apprend la mort de son père, un coup terrible. Les dates anniversaires sont difficiles à affronter, surtout les jours de naissance de ses enfants, Mélanie et Lorenzo, qui grandissent sans elle. Les prisonniers captent tant bien que mal, à la radio, les messages de leur famille. Elle y entend sa mère, quasi chaque jour. Les voix familières émeuvent parfois à tel point les otages qu’ils demandent à un autre de répéter les mots qu’ils n’ont pas retenus, happés par les intonations, la présence.

     

    Dans l’enfer de la jungle, dans un univers rétréci à l’extrême, une véritable amitié est une ressource incroyable. Luis Eladio Pérez, un ancien collègue au sénat, devient pour elle un frère, « Lucho », « mon Lucho ». Se parler, avoir des attentions l’un pour l’autre, se remonter le moral, échafauder un plan d’évasion ensemble – ils deviennent inséparables. Ils s’exposent ainsi à une nouvelle forme de torture : on leur interdit de se parler, on les sépare.

     

    Une telle confiance mutuelle permet de mieux supporter les tensions entre prisonniers – certains lui reprochent son attitude trop personnelle, ses insoumissions, ses appuis haut placés en France. Mais lorsque elle va mal, n’arrive plus à marcher, tombe en dépression, il y a toujours quelqu’un pour faire un geste, porter son sac, lui remonter le moral, être solidaire. Jour après jour, mois après mois, Ingrid Betancourt s’exerce à « ne rien demander, ne rien désirer ». Une chaîne au cou, attachée à un arbre ou à un pieu, humiliée, malade, elle couve en elle la plus précieuse des libertés, que jamais personne ne pourra lui ôter : « celle de décider qui je voulais être. »

     

    Si cette femme a résisté physiquement à ses abominables conditions de détention et a gardé l’espoir, c’est grâce à sa force mentale, à son intelligence, au soutien de ses proches et à la prière. L’expérience lui tient lieu d’apprentissage : « Des années auparavant, j’aurais tenu tête, j’aurais cherché à démonter ses arguments. Je me sentais comme un vieux chien. Je n’aboyais plus, ni assise, ni debout. J’observais. »

     

    Ingrid Betancourt a pris dix-huit mois pour écrire ce livre : « Pendant toutes ces années, j'ai éprouvé les plus grandes difficultés à supporter ce que je vivais. La seule façon d'y arriver était de donner un sens à tout cela. Je pensais qu'il fallait que je m'en sorte pour pouvoir témoigner. Je voudrais que mes réflexions servent à tous ceux qui vivent des moments difficiles, à ceux qui se posent des questions sur eux-mêmes. » (Document BibliObs)

     

    Dès son arrivée en France, cette femme a été l’objet d’une polémique sur tous les plans : sa vie privée, son engagement politique, sa foi, son caractère. On a reproché à son récit des indiscrétions, des règlements de compte, un manque de remise en question. Qui en jugera ? Cela n’ôte rien à la valeur de son témoignage, exceptionnel, celui d’une femme debout qui ose parler en son nom et a trouvé les mots pour dire l’humain et l’inhumain.

  • Pour la décroissance

    « La qualité de la vie ne dépend pas du PIB » : le sous-titre de La Décroissance heureuse cerne bien le propos de Maurizio Pallante, fondateur et président du Movimento per la decrescita felice. Dans sa préface à cet essai (traduit de l’italien par Nathalie Rose), Serge Latouche date la naissance de cette théorie de la décroissance de 2002, lors d’un colloque de l’Unesco intitulé « Défaire le développement, refaire le monde », bien qu’elle s’appuie sur des critiques et des utopies plus anciennes. Il rappelle un discours de Robert Kennedy à propos du Produit Intérieur Brut qui « mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. » 

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    Les médias, à tort, préfèrent les termes « croissance négative » ou « croissance zéro » à « décroissance ». En effet, « plus » est le mot magique : plus de pouvoir d’achat, plus de consommation, plus de marchandises. Le vocabulaire de la marchandisation s’est même introduit à l’école : en Italie, on parle même de « crédits » et de « dettes » scolaires. L’argent est devenu la mesure de tout.

     

    Autoproduire son yaourt, voilà l’image concrète d’où part l’exposé de Pallante. Le fabriquer soi-même signifie moins de commerce, moins de transports, moins d’emballages, et même, avec de meilleures bactéries, moins de purgatifs, donc moins de PIB, mais une qualité de vie supérieure. L’autoproduction de biens (cultiver son potager, préparer soi-même sa nourriture, ses confitures...) va au-delà du développement durable, qui vise à rendre les technologies moins polluantes, sans limiter la croissance.

     

    Le manifeste du Mouvement pour la décroissance heureuse s’oppose au « cambriolage » toujours plus fort des ressources (Roegen a montré l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini). Pour y adhérer, deux conditions : autoproduire son yaourt ou un autre bien primaire et offrir des services gratuits aux personnes. Voilà le programme.

     

    Impossible en effet de nier le lien de cause à effet entre la croissance du PIB et l’épuisement des ressources non renouvelables, l’accroissement exponentiel de la pollution, la dévastation des milieux naturels, la dégradation sociale. Mais chacun peut, dans sa propre vie, effectuer des choix en faveur de la décroissance.

     

    La première voie est celle de la « sobriété » : réduire l’utilisation de marchandises, refuser le consumérisme stupide encouragé par la publicité. La seconde consiste à favoriser l’autoproduction et les échanges non mercantiles, en sortant des comportements standardisés. Refaire une place au don et à la réciprocité en échangeant gratuitement du temps, du professionnalisme, des connaissances, de la disponibilité humaine. Pour créer des liens sociaux, l’essayiste rappelle trois règles non écrites : il faut donner, recevoir, rendre plus que ce qu’on a reçu.

     

    La décroissance heureuse distingue la pauvreté « relative » des sociétés opulentes et la pauvreté « absolue » des pays sous-développés. Les calculs qui les mesurent en fonction des revenus ne prennent pas en considération l’autoproduction, qui permet pourtant d’échapper à la pauvreté. Dans «Décroissance, travail et emploi », Pallante réfute les arguments des uns qui font de la décroissance un concept pour pays riches et des autres qui font de la croissance la condition d'un emploi pour tous. Aujourd’hui, l’emploi n’est défini que par rapport à la production de marchandises, mais cela ne recouvre pas tout le « travail » réalisé. La décroissance ne réduit pas forcément l’emploi, la croissance ne l’augmente pas toujours.

     

    L’expansion de l’agriculture intensive et des fertilisants chimiques, le passage d’une agriculture de subsistance à une agriculture mercantile, de la biodiversité aux monocultures, ont produit des effets pervers qui indiquent clairement les méfaits de la croissance à tout prix. Le retour au bio, qui le qualifierait de régression ?

     

    Une autre piste consiste à diminuer les consommations énergétiques par moins de gaspillage et plus d’efficacité. Ce ne sont pas les producteurs d’énergie qui s’en feront les promoteurs, ce n’est pas leur intérêt. Et les politiques ? A gauche et à droite, selon l’essayiste, on confond encore le progrès avec l’innovation. On traite de « conservateur » celui qui refuse de détruire l’ancien pour construire du nouveau, on valorise tout changement a priori, même s’il entraîne la dévastation du monde et une croissance problématique des déchets, au nom du progrès.

     

    A rebours des discours économiques et financiers dont les médias nous rebattent les oreilles plus que jamais, le mouvement de la décroissance heureuse nous interpelle et nous invite à revoir nos choix, à retrouver notre liberté. Les exemples concrets ne manquent pas, à commencer par l’abandon de l’eau en bouteilles de plastique au profit de l’eau du robinet, filtrée dans une carafe si nécessaire. Ne pas jeter sans cesse, faire durer les choses, les vêtements, les objets. Autoproduire, échanger davantage, en particulier des services aux personnes, cela semble plus facile à mettre en pratique à la campagne, mais dans les villes aussi on peut changer ses habitudes, acheter moins, abandonner ou partager sa voiture.

     

    Lisez La décroissance heureuse – un livre « à conseiller à tout le monde » (Martine Cornil sur la Première) – pour découvrir les démonstrations de Maurizio Pallante en détail – il ne faudrait évidemment pas réduire son analyse à un pot de yaourt maison. Sa critique du « faux bien-être de la société de consommation » et de l’individualisme, son plaidoyer en faveur des « biens relationnels » et du non-marchand ont le mérite de nourrir le débat sur l’avenir de nos sociétés malades du capitalisme ultralibéral. Arrêtons de penser qu'il faut acheter pour être heureux !

  • Conversation

    « Le genre de bien-être que fait éprouver une conversation animée ne consiste pas précisément dans le sujet de cette conversation ; les idées et les connaissances qu’on peut y développer n’en sont pas le principal intérêt ; c’est une certaine manière d’agir les uns sur les autres, de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi dans son travail, de manifester son esprit dans toutes les nuances par l’accent, le geste, le regard, enfin de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible. »

    Mme de Staël, De l’esprit de conversation (De l’Allemagne)

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