Puisque je ne suis pas arrivée à présenter en un seul billet le premier tome du Journal de Virginia Woolf (400 pages), voici la suite. Elle qui avoue son « snobisme accablant » en certaines circonstances doit faire face aux réalités : le mauvais travail de l’apprentie à l’atelier d’impression, pourtant si gentille ; les coups de canon qui obligent toute la maisonnée à descendre se réfugier en pleine nuit dans le couloir de la cuisine.
Woolf, Virginia. Bell, Anne Olivier. (Edit.). THE DIARY OF VIRGINIA WOOLF. COMPLETE IN FIVE VOLUMES.
London: The Hogarth Press, 1977-1984. (Source : TBCL) (Dessins de Duncan Grant)
Un thé à Gordon Square avec Nessa, Clive et Mary (sa nouvelle compagne) est « une petite fête (…) animée et riche d’informations de la dernière heure ; d’un intérêt sincère pour toute forme d’art ; et pour les êtres aussi. » Une note en bas de page signale que Kitty Maxse, rencontrée en cherchant du charbon, épouse du propriétaire-rédacteur de la National Review, l’a inspirée « dans une certaine mesure » pour le personnage de Mrs Dalloway.
Si Virginia Woolf sait donner des coups de griffe, elle sait aussi reconnaître les qualités de ses amis, révèle ses critères d’appréciation : Lytton Strachey, « l’un des plus souples de (leurs) amis », « le moins figé par des conventions et autres emplâtres », possède au plus haut point « le don de s’exprimer ». Leonard et elle sont plutôt soulagés de passer Noël seuls à Asheham, où elle lit mieux qu’à Londres.
1918 fait entendre des « bruits de paix » tous les trois mois ; le rationnement, les restrictions se font de plus en plus sentir. Le Club 17 devient le point de chute à Londres des jeunes de Cambridge, des membres de Bloomsbury, de leurs connaissances : on y lit la presse dans un fauteuil, on y prend le thé, on s’y retrouve autour du feu, comme en famille. Portraits, ambiances, potins, mentalités opposées (Cambridge vs Oxford). Un texte de Mansfield la déçoit – « petit talent de plume ». Aux conférences de la Guilde des femmes, le niveau n’est pas haut, la voilà qui dépeint les spectatrices comme des « anémones de mer gris pâle » avant de reconnaître que leurs soucis au quotidien les rendent excusables.
Un peu après ses 36 ans, Virginia tombe malade, le médecin la trouve trop maigre, on lui arrache une dent, elle se sent grippée. Elle va se reposer deux semaines à Asheham et quand elle en revient, note son principal grief : « avoir été divorcée de (sa) plume, coupée de tout un fleuve de vie ». Elle se rend le 9 mars à un « rally » de suffragettes pour célébrer la récente extension du droit de vote aux femmes de plus de trente ans, s’y ennuie, déplore le manque d’éloquence, la « vaine agitation ». Sa grande affaire, en fait, c’est son roman (Nuit et Jour) qui devient très absorbant, elle a déjà dépassé les cent mille mots. Alors les visiteurs deviennent un fardeau.
Il y a de merveilleuses pages dans ce Journal de 1918 qui ne se résument pas : sur six pommes dans un tableau de Cézanne ; sur la passion de Katherine Mansfield pour l’écriture – « du vrai roc » ; sur le mois de mai « opulent, extasié, magnifique », les floraisons et la lecture dans le jardin d’Asheham ; sur Carrington, « remuante et active »…
Du nouveau cahier qu’elle commence à la fin de juillet, elle prédit que « s’il ne meurt pas pendant l’été, où les soirées n’incitent pas à écrire, il devrait prospérer en hiver. » Elle y note aussi des contrariétés : le charbon qui manque (vont-ils finir par vivre au Club 17 ?) ; les fiançailles de son amie Ka avec Arnold Forster où elle ne voit « qu’une union de convenances et de commodité » ; une fâcherie avec Clive qui l’accuse : « Lorsqu’on a une intimité avec toi, il faudrait cesser d’en avoir avec qui que ce soit d’autre. Tu parles des gens comme moi je peins des vases. »
Faisons un bond jusqu’en septembre, pour ce que Virginia appelle une « parfaite partie de plaisir » à Brighton : bouquinistes, bonbons, déjeuner, promenade, thé, vitrines, « des folies dans quelque papeterie » et retour. Leonard Woolf, après bien des tractations, est nommé rédacteur en chef de l’International Review. Il faudra attendre le onze novembre pour que soit proclamé enfin l’armistice et aussitôt, remarque-t-elle, un changement remarquable se produit dans les esprits : « Nous revoilà devenus une nation d’individus. »
Le Journal de Virginia Woolf est truffé d’impressions de lecture, en général brèves, comme un bout d’essai en vue de la critique à écrire. Mais le grand intérêt de cette version intégrale apparaît dès ce premier tome : c’est le Journal d’une femme pour qui tout ce qu’on vit et ressent est appelé à devenir phrases et textes – d’une femme-plume.
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