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Passions - Page 289

  • Trois portes

    Avenue Deschanel Claudel.jpgAvenue Deschanel Gide.jpgChaque fois que je passe devant ces immeubles de l’avenue Deschanel, juste avant le carrefour avec l’avenue Rogier, je regarde si elles sont encore là, ces portes « littéraires » qui célèbrent des écrivains français.

    Il y en avait sans doute une troisième sur le modèle de « Claudel » et de « Gide », mais elle a été remplacée par une porte ordinaire. « Loti » figure un peu plus loin, variation sur le thème.

    Je suis reconnaissante envers les copropriétés qui maintiennent ce petit patrimoine à l’entrée de leur immeuble.

    Une bonne nouvelle à partager avec vous que j’avais alertés : les réactions indignées à l’annonce de la suppression de l’avis conforme des Monuments & Sites dans le nouveau Code bruxellois ont amené les élus à le rétablir, sous certaines conditions.

    Avenue Deschanel Loti 2.jpg

  • L'avenue Rogier

    C’est dans une des avenues les plus connues de Schaerbeek que le rendez-vous de Patris était donné le 9 juillet (Estivales 2017). Yves Jacqmin attendait les amateurs du patrimoine et des promenades guidées sur le terre-plein de la place de la Patrie. (Pour information, quasi toutes les dates affichent complet et il ne reste plus qu’à espérer des désistements pour ceux qui sont sur liste d’attente.)

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    Place de la Patrie, Schaerbeek © SPRB-DMS

    Vers 1860, la commune a décidé de prolonger la rue Rogier qui reliait déjà la chaussée de Haecht au quartier Nord : l’avenue Rogier s’est ouverte en plusieurs phases, jusqu’à la place Meiser. Charles Rogier (1800-1885), homme politique plusieurs fois ministre de l’Etat belge, a de son vivant vu son nom donné à une rue puis une avenue, et aussi à la place Rogier. Enterré au cimetière de Saint-Josse ten Noode, il a sa statue place de la Liberté.

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    Au milieu, un entablement blanc typique de l'Art Déco en haut d'une façade, entre deux colonnes (place de la Patrie)

    La visite commence donc par le tronçon le plus récent : la place de la Patrie, prévue à l’origine pour une église finalement bâtie plus loin, est devenue un square ; en venant de la place Meiser, c’est la première étape sur le tracé de l’avenue Rogier, avant la place des Bienfaiteurs. Elle a été construite dans les années 1920, quand s’épanouissait l’Art Déco. La bourgeoisie privilégiait encore des styles plus anciens, comme en atteste une maison à proximité (ci-dessous), avec ses œils-de-bœuf sous le toit et un joli fer forgé au balcon central.

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    Vue partielle de l'avenue Chazal

    Nous traversons l’avenue Chazal qui monte vers la place Dailly, ce qui rappelle à notre guide l’hiver 60 qui rendait « fous » ses élèves quand la neige rendait l’ascension difficile pour le bus et occasionnait des retards. Devant une maison de Joseph Diongre, l’architecte de Flagey, qui a gardé ses sgraffites et quelques éléments art nouveau, pas ses châssis malheureusement, je me dis que cette façade comme beaucoup d’autres dans l’avenue Rogier mériterait d’être restaurée.

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    A droite, maison moderniste (avenue Rogier)

    De l’autre côté de cette large avenue large plantée d’arbres, où le tram circule au milieu, nous observons une maison moderniste de l’architecte Léon Guianotte (au 280, ci-dessus) à côté d’une façade de style beaux-arts. Du côté impair, un autre témoignage du modernisme présente un parement noir et blanc en carreaux de céramique (au 299). Du côté pair, le numéro 250 présente une belle loggia en bois ; la pierre bleue du rez-de-chaussée encadre une entrée inspirée par l’art nouveau dans sa phase stylisée.

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    Maison de style Beaux-Arts (la plus haute), avenue Rogier

    La diversité des styles architecturaux frappe comme presque partout dans Bruxelles. Ici un pignon en briques, vaguement médiéval, là de grandes baies vitrées – les maisons de style beaux-arts, inspirées du XVIIIe français, sont très bien éclairées. Le petit bois des fenêtres, dont les moulures jouaient avec la lumière, a souvent été remplacé par du PVC inesthétique, mais il suit tout de même les lignes originales.

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    271, avenue Rogier

    Plus loin, une confrontation radicale entre tradition et modernité : le mur de verre de la façade, au 271, inédit en 1968 pour une maison particulière, tranche avec les maisons voisines – les vitres ont déjà été modifiées depuis. A l’angle de la rue Victor Bourgeois, le propriétaire du 263 a réalisé en 1930 une extension moderne avec garage très différente de sa maison : châssis arrondis, crépi blanc... Aujourd’hui, les murs sont jaunes et portent depuis la fin du mois dernier une fresque sympathique signée Nean, dans le cadre du projet d’art urbain Mixity.

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    urbana_project Mixity Wall #3 / Nean - Bruxelles « ville intergénérationnelle » (détails

    En descendant vers la place des Bienfaiteurs, rond-point en pente qui coupe lavenue à mi-parcours, un habitué des Estivales me fait remarquer, en me montrant la perspective, que le premier creux de l’avenue Rogier, plus bas, correspond à la vallée du Maelbeek. Puis on remonte vers la chaussée de Haecht avant de redescendre, dans la rue Rogier, vers ce qui fut la vallée de la Senne.

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    Vue de la place des Bienfaiteurs vers l'avenue Deschanel (en bas) puis la chaussée de Haecht (en haut)

    Au centre de cette grande place inaugurée en 1907, un « Monument aux Bienfaiteurs des Pauvres » de Godefroid Devreese est agrémenté d’une fontaine et de bassins auxquels ont collaboré Henri Jacobs et l’architecte paysagiste du parc Josaphat, Edmond Galoppin. Plus de cent ans plus tard, les arbrisseaux devenus de grands arbres dissimulent le piteux état de la fontaine – faute d’entretien, les bassins de cette place remarquable et pourtant classée ont un besoin urgent de restauration.

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    Monument des Bienfaiteurs (Godefroid Devreese) : « Cette allégorie de la Charité protégeant le vieillard et l’enfant
    est complétée d’une paysanne schaerbeekoise qui rassemble ses choux dans un panier.
    Le patrimoine communal possède les deux esquisses en plâtre de cette imposante fontaine. »

    Les maisons qui l’entourent datent des années 1908-1909 et présentent un mélange de styles propre à l’éclectisme bruxellois : pignons d’inspiration médiévale, courbes Art nouveau… Les bâtiments d’angle vers le bas de l’avenue (photo de la vue plus haut) sont à la fois semblables et différents, leurs coupoles d’origine – trop coûteuses à restaurer, parfois faute d’artisans qualifiés – ont été remplacées par des toitures plates.

     

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    Le Bienfaiteur, place des Bienfaiteurs, 25 (angle de la rue Frans Binjé)

    Une ancienne habitante de la place nous fait remarquer qu’Alain Resnais a tourné ici une séquence de « Je t’aime, je t’aime ». Elle se souvient d’un temps où les fontaines fonctionnaient encore. Le guide nous fait remarquer un hôtel dit « de rapport » annonçant les immeubles à appartements : sa façade en briques jaunes se termine par un pignon, elle dispose de trois portes (photo ci-dessous), celle du milieu dessert le haut, les latérales les appartements de chaque côté.

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    Trois portes d'un immeuble ou « hôtel » de rapport de style éclectique (architecte Louis Serrure), 1912
    place des Bienfaiteurs 26-27-28

    Nous verrons encore quelques bâtiments aux alentours avant de revenir sur la place – le snack-resto Le Bienfaiteur occupe le rez-de-chaussée d’une maison d’angle surmontée d’un renard, remarquable avec ses pierres bleues et ses balustres sous les fenêtres. En face, de l’autre côté de la place, le café Le vase d’argent (disparu) était connu des amateurs de jazz. Une petite communauté ou comité de quartier des environs sappelle « les Bienfêtards » !

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    A gauche, maison en briques jaunes à arcs brisés (architecte A. Dankelman), 1909 (rue Frans Binjé)

    Quand on descend vers l’avenue Deschanel où la promenade se termine – espérons qu’elle aussi fasse un jour l’objet d’une Estivale schaerbeekoise –, on peut admirer entre autres la belle poste de l’avenue Rogier (ancien hôtel de maître) ; une maison qui porte la mention « Anno 1908 » très hétéroclite avec ses carreaux de céramique ; un magasin dont la façade déborde de fantaisie décorative.

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    Poste de l'avenue Rogier (stores rouges)

    Nous voici presque à l’avenue Deschanel, nous nous arrêtons au pont du chemin de fer pour admirer ses beaux matériaux. Quand la station-service de l’avenue a été reconstruite, tout près, on a veillé à ce qu’elle ne dépare pas trop le grand carrefour des avenues Rogier et Eisenhower (hauteur réduite, murs de briques). Ces avenues ont conservé un beau patrimoine, mais il semble fragile.

  • Incalculable

    leskov,le voyageur enchanté,récit,littérature russe,russie,culture« Avez-vous quelquefois vu courir dans une dérayure entre deux champs le râle de genêt ou, comme on l’appelle chez nous à Orel, le dergatch ? Il étend ses ailes, mais, à la différence des autres oiseaux, il ne déploie pas sa queue et il laisse pendre ses pattes, comme si elles lui étaient inutiles, – on dirait vraiment que l’air l’emporte. Eh bien ! de même que le râle de genêt, ce nouveau cheval paraissait mû par une force autre que la sienne.

    Jamais de ma vie je n’avais vu une telle agilité. Cette bête était à mes yeux d’une valeur incalculable, et je me demandais quels trésors il faudrait avoir pour l’acheter ; il n’y avait, me semblait-il, qu’un fils de roi qui pût en faire l’acquisition. Aussi étais-je à mille lieues de supposer que ce cheval m’appartiendrait.

    — Comment, il vous a appartenu ? interrompirent les auditeurs étonnés. »

    Nikolaï Leskov, Le voyageur enchanté

  • Le voyageur de Leskov

    Le « raconteur » de Nikolaï Leskov (1831-1895), dans Le voyage enchanté (traduit du russe par Victor Derély, précédé d’un bel article de Walter Benjamin), est un des passagers d’un steamer qui navigue sur le lac Ladoga. Après une halte technique dans le port de Koréla, la conversation tourne autour de cette « pauvre petite ville » quand intervient un voyageur, discret jusqu’alors, bien que de taille colossale : un homme dans la cinquantaine, « (…) dans toute l’acception du terme, un hercule ; son extérieur rappelait le héros naïf et débonnaire des légendes russes, le vieil Ilia Mourometz (…). »

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    Ilya Mouromets (1914) par Victor Vasnetsov

    Sous son allure simple et bonhomme et ses habits de moine novice, ils découvrent bientôt quelqu’un qui a « beaucoup vécu » et qui conteste l’opinion selon laquelle il n’y aurait jamais de pardon pour les suicidés « dans l’autre monde », vu qu’un « petit prêtre de campagne » s’occupe d’eux. Leur curiosité éveillée, les autres passagers lui réclament des explications – ce sera le premier récit qu’il leur fera.

    Les voyageurs veulent alors en savoir plus sur ce narrateur loquace et l’interrogent sur son passé. C’est un expert en chevaux, qui donnait des conseils avisés aux acheteurs sur la valeur réelle de leurs acquisitions, et voilà de nouvelles histoires à raconter : comment il s’y prenait, qui il a servi, et de fil en aiguille, les multiples aventures de sa vie.

    Ivan Sévérianovitch Flaguine est né serf du comte K… et à onze ans, il a commencé à travailler comme postillon – son père avait six chevaux kirghiz sous sa direction. Un jour, il provoque la chute mortelle d’un vieux moine ; celui-ci vient le visiter en songe pour lui prédire qu’il sera « plusieurs fois à la veille de périr » et qu’il ne périra pas – jusqu’à ce qu’il entre au monastère et exécute la promesse qu’avait fait sa mère de le donner à Dieu.

    En quelque deux cents pages du Voyageur enchanté (1873, aussi traduit sous le titre Le Vagabond ensorcelé), Nikolaï Leskov donne la parole à ce conteur doué, pressé de questions sur sa vie par ses compagnons de voyage que ses propos ne cessent de surprendre. Ivan Sévérianovitch leur décrit les gens, les milieux qu’il a fréquentés, la Russie profonde du dix-neuvième siècle.

    Selon Gorki, cité par Walter Benjamin, « Leskov est l’écrivain le plus profondément enraciné dans le peuple et le moins touché par quelque influence étrangère que ce soit. »

  • A moi

    Dillard poche.jpg« A la fin du printemps, je vis enfin une amibe. […] Avant même d’observer, je me ruai au rez-de-chaussée. Mes parents étaient encore à table et buvaient leur café. Eux aussi pouvaient, s’ils voulaient, voir la célèbre amibe. Je leur dis avec enthousiasme que tout était prêt, qu’ils devaient se dépêcher avant que la goutte ne sèche. C’était la chance de leur vie.

    Mon père, renversé dans sa chaise, avait étendu ses longues jambes. Ma mère, en pantalon bleu, les jambes croisées, fumait une Chesterfield. Mes sœurs avaient disparu. C’était une soirée chaude ; les fenêtres de la salle à manger s’ouvraient sur les rhododendrons en fleur.

    Dillard couverture originale.jpgMa mère me regarda chaleureusement. Elle me fit comprendre qu’elle était ravie que j’aie trouvé ce que je cherchais, mais qu’elle et mon père buvaient leur café et qu’ils ne descendraient pas au sous-sol.

    Elle ne me dit pas, mais je le compris sur-le-champ, qu’ils avaient leurs buts (le café ?) et que j’avais les miens. Elle ne me dit pas, mais j’en pris conscience à ce moment-là, que l’on entreprend ce que l’on entreprend par passion personnelle.

    Elle venait, en gros, de me remettre ma vie entre les mains. Les années qui suivirent, mes parents me complimentèrent pour mes dessins, mes poèmes ; ils me fournirent des livres, du matériel de dessin, des équipements de sport, ils m’écoutèrent raconter mes ennuis et mes enthousiasmes, ils surveillèrent mon emploi du temps, discutèrent avec moi, s’informèrent, mais jamais ils ne voulurent participer à mon activité de détective, parler de mes lectures, poser des questions sur mon travail en classe, mes devoirs ou mes examens, venir voir les salamandres que j’attrapais, m’écouter jouer du piano, assister à mes parties de hockey sur gazon, ni s’intéresser avec moi à ma collection d’insectes, ni à celle de timbres, de minéraux ou de poèmes. C’était à moi de remplir mes journées et mes nuits. »

    Annie Dillard, Une enfance américaine