Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 413

  • Comment vivre

    Olivier Adam, dans Des Vents contraires (2009), montre la solitude qui sépare, même au sein d’une famille qui s’aime. A l’abri de rien (2007) annonçait déjà ce thème dans un autre contexte, et ce roman nous prend à nouveau à la gorge, tant l’auteur réussit, dans une langue familière un peu trop dans l’air du temps, se dit-on d’abord, et tout compte fait en parfaite osmose avec son sujet, à dire la pauvreté des vies humaines engluées dans la routine, la consommation, l’ennui.

    Spilliaert L'intruse.jpg

    Spilliaert, L’intruse

    Une femme se tient « seule dans la cuisine, le nez collé à la fenêtre où il n’y a rien. » Ce rien mille fois répété de maisons identiques aux murs crépis et volets qui s’écaillent, meublées de même – « Millions d’hommes et de femmes, invisibles et noyés, d’existences imperceptibles et fondues. La vie banale des lotissements modernes. » Après avoir perdu son boulot, Marie est devenue une de ces femmes qui attendent le retour des enfants, du mari « en accomplissant des tâches concrètes pour tuer le temps. »

    Des choses traînent un peu partout dans la maison, qu’elle range en dernière minute avant que Stéphane, chauffeur de bus scolaire, ne rentre : « Il appelle ça du désordre. Moi je pense que c’est surtout de la vie. » Sa vie ? Pas grand-chose : les petites annonces, « les gamins le bain les devoirs les repas la vaisselle, le linge et le ménage, les courses » et de plus en plus rarement, le cinéma, mais « la télé tous les soirs et basta ». Sa petite Lise qui l’arrête quand elle se met à chantonner machinalement, son Lucas qu’elle amène presque toujours en retard à son cours de tennis, son Stéphane qui lui demande si la journée a été bonne, puis explose parce qu’encore une fois, elle n’a pas pensé à s’occuper de ses chemises. « On s’aimait mais c’était planqué sous la graisse du quotidien et des emmerdes, une couche épaisse comme on en a tous. »

    Comment devient-elle cette bénévole qui sert des repas aux sans-abri ? Un soir, sur la plage derrière la barre d’HLM où elle a grandi et où elle fumait une cigarette pendant que Lucas était au tennis, elle a vu des policiers et leurs chiens traquer des réfugiés hors d’un chalet près de la mer. Puis il y a eu cette crevaison, la nuit, sous une pluie glaciale. Marie ne savait que faire. Un homme s’est approché dans la nuit, un de ces clandestins, il lui a changé la roue et répondu « Jallal » quand elle lui a demandé son nom pour le remercier.

    Chez eux, chez elle, Stéphane, Lucas et Lise ont tous les trois peur que « ça recommence », Marie est censée prendre des antidépresseurs mais elle fait semblant de les avaler. Elle ne prend plus plaisir à rien, sinon aux regards que ses enfants tournent vers elle, pleins d’amour. Quand elle avait dix-sept ans, sa sœur Clara, sa complice, est morte dans un accident en pleine nuit, à six dans une voiture contre un pylône. Elle se perd dans ses souvenirs.

    Parmi les hommes à qui une femme sans âge distribue des vêtements sous une tente dans le centre-ville, Marie reconnaît celui qui l’a aidée – « Ouais, ben si vous voulez vraiment le remercier, le mieux ce serait encore de nous filer un coup de main, parce que tous ces types ont sacrément besoin d’aide, croyez-moi », lui lance Isabelle, et c’est ainsi qu’elle entre dans cette équipe de bénévoles solidaires des réfugiés, malgré les interventions policières.

    Marie leur consacre dorénavant la plus grande part de son temps, encaisse les engueulades de son mari furieux qu’elle en oublie d’aller chercher les enfants à l’école, que ses vieux vêtements disparaissent, qu’elle provoque des commérages. Seule Isabelle la considère comme « une fille bien ». Et Marie, à les aider, se sent enfin « entière » et à sa place, « comme jamais ». Le soir, elle rejoint cette veuve sans enfant dans sa maison, où elle offre à quelques réfugiés le gîte et le couvert, l’usage de sa salle de bain, un peu de dignité et de convivialité.

    Quand elle y emmène Lise avec elle, un soir, c’est un Stéphane hors de lui qui fait irruption dans la pièce où elle est en train de danser avec Bechir, qu’elle compte accompagner au tribunal le lendemain. Son mari ne supporte plus ses absences, leurs enfants délaissés, et les insultes qui pleuvent aussi bien à son travail qu’à l’école, où leurs camarades répètent les propss entendus à la maison contre « celle qui couche avec les Kosovars ».

    Mais Marie est obnubilée par le sort de Bechir, en oublie l’anniversaire de Lise, continue même si elle est consciente de tirer sur une corde qui menace de craquer, de prendre de plus en plus de risques. Comment vivre ? « Ici à l’abri des maisons, et partout ailleurs en France, toutes les vies se ressemblent. » Marie cherche autre chose, pour rester vivante. Coûte que coûte.

    Dans un entretien, Olivier Adam s’explique sur A l'abri de rien, drame inspiré par les sans-papiers de Sangatte, et en particulier sur la voix de Marie au cœur du roman : « Plus j’avance, et plus c'est vers le féminin que je penche, plus j’ai le sentiment que c'est à travers ce « je » là que je suis le plus juste, au plus près de moi, de ma respiration et de ma folie. » Une phrase qui pourrait alimenter une réflexion sur la manière dont l'écrivain représente le féminin et le masculin dans son oeuvre.

  • Des signes

    « J’étais seule, debout, et le monde oscillait. Je suis une fugitive, je vagabonde, et dans ce lieu où je séjourne, je cherche des signes. »

    Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek

    Signes au Moeraske.jpg

    P.S. La Libre Blogs propose un lien vers Wikio. A titre d’expérience, je viens de l’activer pour quelque temps. J’espère observer ainsi, d’une part, si cet outil permet de toucher de nouveaux lecteurs et, d’autre part, si cela y améliore le signalement du blog, souvent fantaisiste comme plusieurs d’entre vous l’ont déjà remarqué.

     

    Tania

  • Dillard à la rivière

    Depuis que Pèlerinage à Tinker Creek (Prix Pulitzer, 1975) m’a été recommandé, j’en ai lu partout confirmation. Sortir de cette lecture n’est pas facile. Annie Dillard à la rivière nous emporte dans un tel flot d’observations, de pensées, d’éblouissements, que cette année passée au cœur des montagnes, au sortir d’une pneumonie, à trente ans à peine, semble une vie entière à contempler le monde, à interroger la vie.

    Couverture Tinker Creek.jpg


    En consacrant sa thèse à Walden ou La vie dans les bois de Thoreau, la romancière et essayiste américaine, aussi peintre et poète, avait déjà choisi son inspiration essentielle, la nature. Isak Dinesen avait une ferme en Afrique, Annie Dillard une maison sur une rive : « Je vis près d’une rivière qui s’appelle Tinker Creek, dans une vallée des Montagnes Bleues, en Virginie. » C’est là qu’elle approche le mystère de la création : « Les montagnes sont gigantesques, paisibles, elles vous absorbent. Il arrive que l’esprit s’exalte et s’installe au cœur d’une montagne, et la montagne le retient lové dans ses plis, sans le rejeter comme font certaines rivières. Les rivières, voilà le monde dans ce qu’il a d’excitant, le monde dans toute sa beauté ; moi, c’est là que je vis. Mais les montagnes, c’est là que j’habite. »

    Elle est avant tout regard, « tout est bon à regarder ». Reflets du ciel sur l’eau, bœufs, grenouilles, arbres, oiseaux, insectes. Annie Dillard décide d’y tenir « un journal météorologique de l’esprit » (Thoreau) : « raconter des histoires et décrire certains aspects de ce vallon du genre plutôt domestiqué, et d’explorer, toute tremblante de frayeur, certains recoins obscurs ».

    Loisir et labeur, exploration, chasse, le bonheur est à la portée de tout qui sait se consacrer à une activité : voir. « Il y a des tas de choses à voir, des cadeaux sans emballage, et des surprises gratuites. » Pour voir, écrit-elle, « il faut être amoureux, ou alors, bien informé des choses. » Aimer la lumière et l’ombre. « Observatrice sans scrupules », Annie Dillard reconnaît que c’est pour une grande part « affaire de verbalisation » ; voir, c’est aussi dire. « L’air que je respirais était comme de la lumière ; et la lumière que je voyais était comme de l’eau. J’étais la lèvre d’une fontaine que la rivière, éternellement, venait remplir ; j’étais l’éther, la feuille dans le zéphyr ; j’étais goutte de chair, j’étais plume, j’étais os. »

    Les nuits d’hiver, elle lit, elle écrit, récolte la moisson semée le reste de l’année. « Tout ce que l’été dissimule, l’hiver le révèle. » Il lui arrive souvent de songer aux Esquimaux, à leurs rites saisonniers. Neige, premières gelées. Comment se débrouillent les rats musqués, comment se nourrissent les oiseaux. Observation du temps : « Il y a dans ce monde sept ou huit catégories de phénomènes qui valent la peine qu’on en parle, et l’une d’entre elles, c’est le temps qu’il fait. »

    Dans sa maison où les araignées ont « libre accès », Annie Dillard raconte les mantes religieuses, dont elle a appris à découvrir les oothèques (fourreaux ou capsules sécrétées par la femelle au moment de la ponte et contenant les œufs). Elle veut aussi explorer le temps, tendre un filet et capter le « maintenant ». Le passage d’une saison à l’autre n’a qu’un rapport lointain avec le calendrier. Le présent est un éclair, « l’attrape qui pourra ». « Vivre, c’est bouger ; le temps est une rivière vivante soumise à des lumières changeantes. »

    Sous un sycomore, Dillard interroge la conscience de soi, cite des mystiques, médite sur la moyenne de 1356 créatures vivantes découvertes dans la couche superficielle du sol forestier. « Les arbres agitent les souvenirs ; l’eau vive les guérit. » Au printemps, le chant des oiseaux reste un mystère, on ne sait pas au juste pourquoi ils chantent, la revendication territoriale n’est pas une explication suffisante. « La beauté en soi est un langage pour lequel nous n’avons pas de clé ».

    Pèlerinage à Tinker Creek (traduit par Pierre Gault) est une chronique des jours, des saisons, alimentée par les souvenirs, l’expérience, la lecture. Sous un microscope, Annie Dillard s’intéresse au plancton, elle a ramené une tasse pleine d’eau de la mare aux canards. Elle voudrait « tout voir, tout comprendre » de « cette inextricable complexité du monde créé » : formes, mouvements, « texture du monde, avec ses filigranes et ses volutes ».

    On ne résume pas un tel livre. On embarque, on regarde par-dessus l’épaule d’une amoureuse de l’air, de la lumière et de l’eau. On apprend. On s’interroge. On prend conscience. On médite. La nature est pleine d’horreurs – « c’est toujours croque ou crève ». Tinker Creek est une vallée des merveilles où une femme va son chemin en regardant où elle met les pieds, en s’immobilisant tout près d’un serpent, « en vivant, en écrivant ». Un jour, elle retrouve sur un sentier un aquarium abandonné, songe à y installer un terrarium ; elle y mettrait un cadre, elle y cacherait un sou et dirait aux passants : « Regardez ! Regardez ! Voici un petit carré du monde. » Splendide.

  • Jeunesse

    « Tout dépend uniquement de cela, de la profondeur et de la sincérité avec lesquelles un homme  façonne la douleur de sa jeunesse. Ce sera sa mesure et sa richesse pour toute sa vie. Car, de toute sa vie, il n’a rien d’autre, n’acquiert rien d’autre, il n’apprend rien d’autre. Toute sa vie, il fait des expériences. Mais c’est seulement dans sa jeunesse que son âme se transforme. »

    Milena Jesenská, Jeunesse (Alena Wagnerová, Milena) 

    Minerve.jpg

    L'égide de Minerve
    http://www.ac-strasbourg.fr/

     
  • Milena

    « Milena à qui la vie ne cesse pourtant d’apprendre à son corps défendant qu’on ne peut jamais sauver quelqu’un que par sa présence, et par rien d’autre » : ce passage d’une lettre de Franz Kafka à Milena Jesenská (Lettres à Milena) pourrait servir d’épigraphe à Milena, une biographie signée Alena Wagnerova (2006, traduite de l’allemand par Jean Launay).

    Milena Jesenska.jpg

    Margaret Buber-Neumann, première biographe de Milena, l’a connue au camp de Ravensbrück, où elle est décédée. Alena Wagnerova, tchèque, a pu s’appuyer sur deux autres sources importantes : le témoignage de Jana Cerna (Honza), la fille de Milena, et la documentation rassemblée par Jaroslava Vondrackova, qui travaillait avec Milena à la rédaction de la page féminine de Narodni listy (journal national tchèque) et fréquentait les mêmes cercles qu’elle.

    Prague est sa ville. Dans un article, Milena Jesenská (1896-1944) se souvient du jour où, petite fille, elle a vu son père rester seul dans la rue auprès d’un blessé après que la police s’est interposée entre deux troupes de manifestants, Allemands contre Tchèques (« Sur l’art de rester debout »). Le Dr Jan Jesensky, cet homme « debout et secourable », dentiste renommé et professeur à l’université, devenu nationaliste à cause des injustices des Allemands envers les Tchèques, se montre très attentif à l’éducation de sa fille et très exigeant. Sa mère, dont la dot assure d’abord l’aisance financière de la famille, transmet à Milena « un sens très aigu des matières, des couleurs et des formes, et l’amour de la littérature, surtout russe ».

    Milena supporte mal l’autorité de son père, progressiste dans son travail, mais « patriarche conservateur » à la maison. « Têtue et rebelle », elle est consciente de faire partie d’une élite au lycée Minerva, premier lycée de filles en Autriche-Hongrie, s’y montre « réservée et chaleureuse ». Douée pour écrire, elle correspond à l’encre violette avec son professeur préféré, tandis que sa mère s’éteint, atteinte d’une maladie incurable. Milena, dix-sept ans, en est marquée, sans perdre son goût et sa volonté de vivre, et en gardera une attitude le plus souvent compatissante à l’égard des autres.

    Avec ses amies, la jeune fille veut tout expérimenter, se joue des convenances, puise sans compter dans l’argent de son père pour réaliser les souhaits des uns et des autres, jusqu’à s’endetter. Elle est connue pour ses frasques – sans doute pour attirer l’attention de son père et aussi exprimer sa révolte contre lui – et sa réputation en pâtit. Son père l’inscrit en médecine, ce n’est pas pour elle. Après deux semestres, elle se tourne vers la musique, mais manque de motivation pour les études.

    « L’élément où elle se sent véritablement chez elle, ce sont les rues et les cafés, où se font les échanges humains par le dialogue et la discussion. » Au café Arco, par exemple, fréquenté par les intellectuels juifs. Elle y rencontre Ernst Polak, traducteur, de dix ans son aîné. Son grand amour. Pour lui,  la littérature et les idées passent avant tout. Jesensky tentera en vain de mettre fin à cette relation : ils se marient et s’installent à Vienne.

    A Prague, Milena était quelqu’un, à Vienne elle est « la femme de … » Polak lui fait comprendre très vite qu’il ne va pas changer pour elle sa façon de vivre. A nouveau, c’est dans les rues qu’elle se ressource : « la Vienne des petites gens, cochers, coursiers, bonnes… » L’effondrement de l’Autriche en octobre 1918 et la naissance de la République tchèque l’exaltent, bien que la vie quotidienne en soit compliquée. Le couple manque d’argent. Milena donne des leçons de tchèque, traduit, porte les bagages à la gare, sert comme dame de compagnie, rédige des articles…

    Milena écrit à Kafka qu’elle voudrait traduire sa prose en tchèque. C’est le début de leur fameuse correspondance, la « joie secrète » de Milena. Après trois mois d’échanges, ils se rencontrent, Kafka rompt ses fiançailles avec Julie Wohryzek. Mais leur relation mène à une impasse. Milena respecte sa rigueur morale, sa quête d’absolu, de vérité et de pureté, pour elle un idéal impossible à atteindre.

    Wagnerova suit le travail journalistique de Milena, de plus en plus affirmé, et aussi sa vie de couple « à distance », chacun habitant désormais une moitié de la maison, le chat allant de l’une à l’autre. Après leur rupture, Milena rentre à Prague en 1925 : elle incarne la femme moderne, émancipée, participe à la vague d’optimisme d’après-guerre. « Soleil, air, espace, mouvement, tels sont les mots magiques qui expriment les besoins vitaux de l’homme moderne » pour les nouveaux architectes comme Jaromir Krejcar qu’elle épouse en 1927.

    Enceinte de Honza, en plein bonheur, Milena est frappée par une première attaque d’arthrite, dont un genou ne se remettra jamais, elle boitera. « Malheureuse n’est pas le mot juste, fichue, voilà comme je me sens et comme je suis en effet », écrit-elle à Jaroslava. La morphine l’aide à revenir à la vie, mais crée une nouvelle dépendance. De gauche, elle se rallie au parti communiste « avec l’idée de pouvoir faire encore quelque chose d’utile en ce monde ».

    Nouveau divorce, rupture avec le Parti, désintoxication, Alena Wagnerova suit les différents fils de la vie d’une femme passionnée, entière, active, engagée,qui refuse de quitter Prague malgré le danger nazi, trop occupée à aider les autres. En novembre 1939, la Gestapo l’arrête, l’emprisonne. Malgré l’acquittement prononcé au procès de Dresde, elle est transférée à Ravensbrück. Elle y sera jusqu’à la fin une femme « debout ».