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Littérature - Page 367

  • Sans les livres

    « Sans les livres, nous n’héritons de rien : nous ne faisons que naître. Avec les livres ce n’est pas un monde, c’est le monde qui vous est offert : don que font les morts à ceux qui viennent après eux. »

    Danièle Sallenave, Le don des morts  

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  • Avec les livres

    Dans son essai « sur la littérature », Le don des morts (1991), Danièle Sallenave, contre « une nouvelle façon de vivre ensemble, de penser, de se distraire, dont les livres ne sont plus le centre », dit l’expérience essentielle d’une vie avec les livres. Dans les villes, les espaces commerciaux ont remplacé la place publique, l’agora. Quelle reste alors la place de la littérature dans notre monde où « la trompeuse revendication d’un accès commun au « culturel » fait oublier ce qu’était la culture », où les livres s’opposent à l’esprit du temps ? 

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    A partir d’une photo de deux femmes en tablier à fleurs avec deux enfants près d’une barrière, Sallenave imagine leur vie. (Sa description de « ce monde qui parle peu et ne lit pas » m’a mise mal à l’aise – si l’on parle davantage dans d’autres milieux, il n’est pas sûr qu’on y lise toujours.) Elle définit « la vie ordinaire » par cette absence qu’elle dénonce : « dans une société, une culture, une civilisation où les livres existent, où ils sont depuis des siècles le legs des générations disparues, le don que nous font les morts pour nous aider à vivre, ne pas connaître l’œuvre de la pensée dans les livres est un manque, un tourment, une privation incomparables. »

    Au-delà de ce préambule un peu lourd d’un essai passionnant, Danièle Sallenave analyse le partage des livres : « avec les livres, ce sont d’autres hommes qui nous offrent le moyen d’être homme, c’est-à-dire soi-même, véritablement, dans la communauté partagée. » Son éloge de la lecture part de cette conviction : c’est la présence ou l’absence des livres dans la vie quotidienne qui sépare le plus radicalement les hommes, et non l’argent ni la réussite sociale.

    Le Don des morts explore l’expérience vitale de la lecture : « Le livre est l’autre nom du procès d’humanisation de l’homme : il dit qu’on ne naît pas homme, qu’on le devient. » – « Le livre fait accéder à l’objectivité et à l’universalité du sens, un livre est une référence commune, qui crée un lien entre tous ceux qui l’ont lu. » – « C’est par la mélancolie qu’on entre dans la littérature. C’est par la littérature qu’on sort de la mélancolie. »

    Sa propre expérience de la vie ordinaire qu’elle a fuie – elle en décrit par ailleurs la beauté – a conduit Danièle Sallenave à sa vocation de lectrice, par laquelle sa vie a pris sens. « C’est dans les livres que « la vie » prend figure. » On peut se reconnaître dans ses souvenirs d’enfance : « pas de jour qui ne se soit ouvert sur un livre ; de nuit où je sois entrée sans le secours des livres ». Les livres sont alors un refuge, mais aussi un appel.

    « On a donc à la fois tort et raison de dire qu’on s’évade lorsqu’on lit. Car on s’évade alors du monde non pour le quitter, mais pour le rejoindre. » Apprentissage de la réalité, des autres, de soi – « j’aimais que, saisis par des mots, le sentier et les fleurs, le chien qui passe et la rue qui s’endort se chargent de reflets et de remords. Pour que le monde soit, il me fallait qu’il fût décrit. »

    Sallenave – un rien Alceste dans l’enthousiasme ou la véhémence – souffre devant une société qui livre le plus grand nombre à la dictature des loisirs et de la télévision, le prive de la culture et des livres qui nous humanisent. Pendant longtemps, « être cultivé » était un privilège ; l’écrivaine s’insurge contre les intellectuels qui ont cru que le supprimer « passait par la dénégation de l’idée même de culture ».

    « Prenons-y bien garde : ou bien la culture, les livres sont un privilège, et il faut l’abattre comme tous les autres ; ou c’est un bien, et il faut alors qu’il soit accessible au plus grand nombre. » Un clerc qui trahit, c’est « un homme des livres qui ne croit pas à leur valeur émancipatrice, et s’accommode de leur inégale répartition entre les hommes. »

    L’essayiste s’appuie sur des philosophes et sur des écrivains, cite Kafka : « Un livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée. » L’homme a besoin de loisirs, oui, mais aussi « du loisir » : pour se détourner du monde, suspendre ses activités, « ce que justement réalisent, chacun à leur manière, l’école pour l’enfant, les livres pour tout le monde. » – « la culture s’oppose non à la nature, mais à la barbarie. »

    Des impressions de voyage (à l’Est en particulier, évoqué par Dominique Fernandez lors de la réception de Sallenave à l’Académie française en 2012), des moments de contemplation, de belles images pour décrire « le bonheur de la phrase juste », jalonnent cette défense de la littérature et en particulier du roman, « lieu de la compréhension des actions et des passions des hommes », où chacun peut faire l’apprentissage de la liberté de penser. Du personnage littéraire et de la narration contre l’utopie « d’une littérature sans sujet et sans auteur ». De l’enseignement littéraire puisque « apprendre à lire des livres, c’est apprendre à voir le monde – et donc à le comprendre. » Danièle Sallenave dit « l’éternel présent des livres », don des morts qui nous aident à vivre.

  • Moment en or

    « Mais les jours où nous sentons que notre vie, tel un roman, a désormais atteint sa forme finale, nous sommes en mesure de distinguer, comme je le fais à présent, lequel de ces moments fut le plus heureux. Quant à expliquer pourquoi notre choix s’est précisément fixé sur cet instant parmi tous ceux que nous avons vécus, cela exige nécessairement de raconter notre vie et, fatalement, de la transformer en roman. Mais quand nous désignons le moment le plus heureux de notre existence, nous savons pertinemment qu’il appartient à un passé depuis longtemps révolu, et c’est la raison pour laquelle il nous fait souffrir. La seule chose qui puisse nous rendre cette souffrance tolérable, c’est de posséder un objet datant de ce moment en or. Ces vestiges conservent les souvenirs, les couleurs, la texture et les plaisirs visuels de ces instants de bonheur absolu, bien plus fidèlement que les personnes qui nous les ont fait vivre. »

    Orhan Pamuk, Le Musée de l’Innocence

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  • Un roman musée

    La dernière fois que je vous ai parlé d’Orhan Pamuk, j’avais signalé ce musée ouvert à Istanbul l’an dernier d’après Le musée de l’Innocence (2006, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy en 2011). J’ai refermé ce roman de huit cents pages en m’interrogeant : quelle mouche a piqué l’écrivain pour bâtir une histoire aussi kitsch et son « produit dérivé » en quelque sorte ?

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    C’est l’histoire d’un amour malheureux aux yeux des autres mais « le plus heureux » du point de vue de son narrateur, un jeune homme riche de trente ans qui va bientôt se fiancer devant la meilleure société stambouliote, à l’hôtel Hilton,  avec une jeune femme « que tout le monde trouvait parfaite ». Mais au « moment le plus heureux » de sa vie, le lundi 26 mai 1975, il vient d’embrasser l’épaule d’une cousine éloignée, dix-huit ans, qui l’a suivi dans sa garçonnière et y perd une boucle d’oreille au cours de leurs ébats.

    Füsun travaille comme vendeuse dans une boutique ; Kemal, qui avait « quasiment oublié son existence », a rencontré sa cousine en y achetant un sac pour sa fiancée. Parente pauvre, « la fille de Nesibe » s’est déshonorée en participant à un concours de beauté. Mais Sibel refuse le sac, une imitation selon elle, et en le rapportant au magasin, Kemal trouve encore plus de charme à la belle Füsun. Sous le prétexte de lui donner des cours de maths, il la retrouve dans l’appartement de l’immeuble Merhamet où sa mère dépose les choses dont elle n’a plus besoin : ils y vont régulièrement pendant un mois et demi et leur entente charnelle les enivre tous deux.

    Imbroglio sentimental : agissant comme si de rien n’était avec sa fiancée, Kemal est l’amant comblé de Füsun – on se doute que ce bonheur ne durera pas toujours. Liaison secrète et mensonges n’ont qu’un temps. Mais les détours de l’intrigue proposent une autre piste de lecture : tous les détails de la vie des Turcs dans l’Istanbul des années 70 et 80, leurs habitudes quotidiennes, leurs rituels, leurs codes. Kemal, après des études de management en Amérique, travaille comme son frère aîné dans l’entreprise paternelle « de distribution et d’export ».

    Dans la société turque de cette époque, la femme se doit de rester vierge avant le mariage. Les jeunes les plus européanisés aimeraient plus d’audace et de modernité, mais les filles avec qui on couche ne sont pas celles avec qui on se marie. C’est au cinéma qu’ils découvrent d’abord comment on embrasse – l’univers des films est un autre thème du Musée de l’Innocence, avec ses distinctions entre films occidentaux et turcs, films d’art et mélodrames – Fûsun rêve de devenir actrice. La tension entre culture européenne et tradition est un leitmotiv.

    Istanbul est omniprésente dans ce roman, avec ses « rues, ponts, ruelles en pente et places », ses quartiers, ses restaurants, ses bars et, dans les années 80, ses manifestations et émeutes. Les paysages du Bosphore, le passage des bateaux, les terrasses… Du balcon de leur vaste appartement, Kemal et ses parents assistent volontiers aux cortèges de funérailles dans la cour de la mosquée voisine, « un spectacle à ne pas manquer ».

    Mais Le Musée de l’Innocence est en même temps un hymne aux objets qui peuplent la vie quotidienne des amoureux. Il y a du Perec – « La vie mode d’emploi », « Les choses », « Je me souviens »… – dans ce roman. Le chapitre 69, « Parfois », ne contient que des phrases contenant cet adverbe. L’attitude du narrateur évoque par ailleurs la recherche proustienne du Temps et du Bonheur, Kemal est un amoureux jaloux à la façon de Swann ou de l’amant d’Albertine.

    Tout au long du récit, le lecteur est renvoyé au futur Musée où tous les objets cités trouveront leur place, témoins d’un bonheur inoubliable, du plus précieux au plus banal (des barrettes à cheveux jusqu’aux mégots des cigarettes fumées par Füsun !), y compris ceux subtilisés chez les parents de Füsun auprès de qui Kemal va « s’asseoir » régulièrement (façon turque de « rendre visite »). L’accumulation fétichiste est ici « collection », le « musée sentimental » – 83 vitrines pour 83 chapitres – sera lui-même conçu sur le modèle des milliers de musées visités par lui dans le monde entier. « J'ai écrit le roman tout en collectionnant les objets que je décris dans le livre », a précisé l’auteur.

    « La consolation des objets » croît avec l’obsession du narrateur. Füsun disparaît. Kemal, jour après jour, l’attend : la présence des objets qu’elle touchait dans l’appartement, la manipulation des choses qu’elle aimait apaisent un peu sa souffrance. Il finit par se rendre chez sa tante pour avoir de ses nouvelles. Füsun a raté ses examens, elle a quitté son travail, et son père l’a emmenée loin pour qu’elle oublie son cousin ; lui devrait l’oublier aussi.

    Je vous laisse découvrir la suite – mélodramatique, avec la rupture des fiançailles et la réapparition de Füsun, mariée à un autre –, une longue errance mélancolique imbibée de raki, ruineuse pour la réputation du héros, éprouvante pour le lecteur impatient, semblable peut-être à ces films turcs « traitant de la vie et de ses tourments » que le public suit en décortiquant des graines de tournesol. Lisez la table des matières si vous voulez vous en faire une idée.

    Pamuk multiplie les mises en abyme : le père de Kemal a lui aussi entretenu une maîtresse en secret pendant onze ans. L’histoire de Nurcihan et Mehmet, que tout le monde voudrait voir mariés, est une sorte de réplique aux amours de Kemal et Sibel. Kemal devient le producteur d’un film intitulé « Vies brisées »...

    L’auteur apparaît pour la première fois dans le récit lors de la somptueuse fête des fiançailles entre Kemal et Sibel. Ce jour-là, Orhan Pamuk (issu d’une riche famille en partie désargentée et mal à l’aise face aux nouveaux riches) danse même avec Füsun. A la fin du roman, c’est à lui que le narrateur s’adresse pour lui demander de raconter son histoire, en guise de « catalogue » du futur Musée de l’Innocence, et de la conclure.