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Littérature - Page 370

  • Pour Dominique Rolin

    « C’est la pluie, Dora est malade, beaucoup de fièvre, un peu de délire, le jeune médecin la drague avec humour. On reste sur les lits, la ville est inondée, on achète des bottes, on marche sur des tréteaux sur les quais, je glisse, je tombe, on rit. Tout est gris-noir, le vent souffle en tempête, on n’aurait jamais dû venir à Venise en cette saison, mais si, justement. J’écris dans un coin de la chambre, Dora dort ou fait semblant. « Tu ne t’ennuies pas ? – Question idiote. – Des corps mortels ne devraient jamais s’ennuyer. – Mais on est morts. – Et toujours là. – Tu te souviens de notre passage sur terre ? – Oui, c’était pas mal, un peu confus. – J’essaye de mettre de l’ordre. – Tu y arrives ? – Par moments, je crois. » (Philippe Sollers, Passion fixe, 2000)

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    Photo BibliObs

    Dominique Rolin et Philippe Sollers n’iront plus à Venise ensemble. Dominique Rolin est décédée le 15 mai dernier. Ce n’est pas la première fois. En 1982, dans Le gâteau des morts, elle racontait le malaise qui la frapperait le 5 août de l’an 2000, et son agonie avec Jim auprès d’elle – « Car le temps, le temps, le temps s’est arrêté depuis que Jim et moi existons l’un par l’autre. » (Le gâteau des morts)

    Il est peu de livres dédicacés dans ma bibliothèque, mais celui-là porte la signature de Dominique Rolin. Le 10 février 1982 (il y a trente ans, vous imaginez ? J’ignorais alors qui était le Jim qu’elle célébrera dans Trente ans d’amour fou (1988) et Journal amoureux (2000), ce qui nous fut révélé par Bernard Pivot dans un mémorable Bouillon de Culture), elle était l’invitée du Théâtre-Poème à Bruxelles, en compagnie de Marion Hänsel, Ginette Michaux, Jacques De Decker et Frans De Haes.

     

    Pierre Mertens a commenté Le gâteau des morts dans Le Soir : « On dirait que les mots les plus simples, restaurés, ravalés, rendus enfin à leur première jeunesse, lui appartiennent comme jamais. Elle les épèle avec amour, gourmandise, une jubilation secrète. Une insolite alacrité. L’effervescence cocasse qui précède la chute dans le néant. Dans le gâteau des morts (ou des mots ?) elle mord à belles dents… Elle mesure comment en elle le verbe s’est fait chair et de quelle façon la chair va retourner sous peu – non au néant – mais au verbe. Celui qu’elle inspirera encore à titre posthume. »

     

    La mort de l’autre, Rolin l’avait déjà portée souvent, souvent écrite. Dans Le Lit (1960), magnifique récit par Eva de la fin de son mari, Martin, une histoire d’amour et de mort inspirée par la maladie et la mort du sculpteur Bernard Milleret, avec qui l’écrivaine belge avait vécu dix ans. Dans L’Enragé, où elle fait raconter par Pieter Bruegel sa propre agonie, faisant défiler sa vie de peintre. Dans Dulle Griet qui commence par ces mots : « Je t’écris, donc je vis. »

     

    C’est dans Crime et châtiment de Dostoïevski qu’elle a choisi l’épigraphe du Gâteau des morts : « A ces occasions, ils emportaient toujours sur un plat enveloppé d’une serviette le gâteau des morts où la croix était figurée par des raisins secs. » Dans un entretien pour La Libre Belgique (10 mars 1982), Monique Verdussen, qui vient de lui rendre un très bel hommage – « Rolin, le dernier souffle », l’interrogeait sur ce roman. L’avait-elle écrit par provocation, par fascination ou par une sorte d’accord naturel ? « Plutôt un accord »,           avait-elle répondu avant d’ajouter : « Les morts d’enfants me révoltent ». A cette volonté d’inscrire sa mort « dans un cérémonial d’ordre et de beauté » (M. Verdussen) qu'elle disait enracinée dans son pays natal et surtout dans l’enfance, elle donnerait une suite en explorant « l’autre côté » dans La voyageuse (1988).

     

    Mais revenons à cet entretien de 1982 : « J’adore la nuit, mais je me lève tôt le matin parce que j’aime ça. J’adore le bonheur et j’adore la volonté du bonheur. Il y a des êtres qui disent : « Je n’ai pas eu de chance » et qui ne savent pas saisir le bonheur quand il passe. En même temps que cette faculté de bonheur, j’ai néanmoins une sorte de terreur continuelle vis-à-vis de moi-même : je ne m’aime pas du tout, je ne me suis jamais aimée. Je me suis toujours détestée physiquement. J’ai toujours eu l’épouvante de terminer comme une clocharde. D’où cet excès assez ridicule pour l’habillement, les bijoux, la parure. Encore une fois, ça vient de mon enfance. Quand j’étais petite, mon père me disait souvent : « Tu es laide, tu louches ». J’ai constamment le désir de donner une seconde peau à quelque chose que je n’aime pas. J’ai un œil impitoyable. » (« Quand Dominique Rolin partage « Le gâteau des morts », entretien avec Monique Verdussen, La Libre Belgique, 10/3/1982)

     

    Avant de relire en entier ce roman et les autres, en commençant sans doute par Les Marais (1942), le premier, j’aimerais partager avec vous, avec Dominique Rolin dont je garde un souvenir radieux, un morceau de ce gâteau-livre.

     

    « Le sens unique de ma vie se renverse avec éclat.

    Je tremble de joie, soulevée par une certitude que je peux qualifier de luxueuse. Moi qui déclarais, il y a quelques heures à peine : « Je ne veux pas mourir, je ne mourrai jamais », me voici projetée dans le rayon d’un revirement complet. Bien que la nuit soit hermétiquement silencieuse, le vent de la mort pénètre ici pour la première fois comme un cyclone. Un cyclone ardemment désiré sans qu’on sache rien de lui pourtant. Un cyclone qu’on supposait opaque. Aussi quelle stupeur est la mienne à la minute où son tourbillon m’emporte ! Je m’attendais à du lugubre, du pourri, du visqueux obscur, je redoutais un souffle empesté, des mains froides arrachant mes habits d’abord puis ma peau, des frôlements de chairs ignobles cassant mes gestes, bouchant mes trous, rongeant mes organes, j’imaginais des vers glissés dans l’étui de mes os les plus menus – et plus particulièrement ceux de ma main droite, ma main de travail, ma main d’amour, ma main de bonheur soudain détruite ! Et voilà que c’est tout le contraire qui se produit. Le vent de la mort, d’une somptueuse violence, m’avertit que l’ailleurs se prépare à entrer chez moi, un ailleurs spécial auquel j’aurai libre accès à condition de m’y fondre avec la même somptuosité, à condition de rejeter les vieux axiomes qui font de la mort un mensonge, une haine, une trahison majeure, à condition d’aborder d’instinct le vivifiant espace d’une réalité jusqu’ici repoussée…

    Oh, ma crétine, me dis-je tendrement à moi-même en réprimant le plus gourmand des rires. »

  • Tout est dit

    « Tout est dit. Écrire ne sert à rien. L’écrivain est l’être le moins utile de la terre. Il sert à tout puisqu’il ne sert à rien. Le monde ne peut rien pour lui. L’écrivain ne peut rien pour le monde. Les livres sont comme le vent. Un livre est la lumière du monde. Il rend les choses plus belles. Il est ce que l’homme, depuis la nuit des temps, fait de mieux. Le vent ne sert à rien. C’est comme la buée. C’est comme le vide. C’est comme le rêve. C’est comme la vie. L’écrivain aujourd’hui ne sert à rien. Il est indispensable comme le beau temps. »

     

    Patrick Roegiers, Ecrire ne sert à rien
    (La Libre Belgique/Lire, Etre écrivain aujourd'hui, 4/6/2012)

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  • Dix ans de Lire

    Pour fêter les dix ans de son cahier Lire, qui paraît tous les lundis, La Libre Belgique a eu la bonne idée de joindre à son édition papier du 4 juin dernier un supplément intitulé « Etre écrivain aujourd’hui ». Vingt écrivains belges y disent ce que cela signifie pour eux, de Jean-Baptiste Baronian à François Weyergans. Trois voix féminines, c’est peu. Et de grandes plumes nous manquent déjà, disparues récemment : Dominique Rolin et Jacqueline Harpman.

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    Une page pour chacun, par ordre alphabétique, un portrait photographique en noir et blanc : chaque auteur est présenté avec son dernier livre paru, la seule note de couleur. Plusieurs ont pris la pose devant leur bibliothèque, parfois en compagnie de leur chat (Francis Dannemark et Caroline Lamarche). D’autres ont préféré un bois, un jardin, une fenêtre, un mur, voire un fond noir, et Xavier Hanotte joue à se cacher derrière la couverture de son livre (où, il est vrai, son visage apparaît sur le bandeau).


    Entrons dans le vif du sujet. Comme l’écrit Geneviève Simon en éditorial, « Qu’importe le flacon, pourvu qu’il y ait livresse… » J’ai picoré par-ci par-là, pour vous qui aimez lire – et parfois aussi écrire. Le dossier n’est pas en ligne tel quel, mais je vous mets en lien quelques articles parus sur le site de La Libre. Baronian écrit « d’abord pour le plaisir » – « Mais je ne témoigne pas, je ne pérore pas, je n’acquiesce pas, je ne m’indigne pas, je ne me rebelle pas : je raconte. » La philosophe Véronique Bergen lui fait face avec seize définitions du verbe « écrire » : « Ne pas se résigner à l’état de choses donné, que ce dernier soit objectif ou subjectif, politique ou mental. (…) Se griser d’intempestif, vibrer à ce qui intensifie l’expérience. » (Ouvrir des possibles)


    François Emmanuel interroge : « Sous le bruit de fond permanent, comment faire entendre la voix des livres sans céder aux tentations de l’époque qui privilégie l’effet, l’événementiel, le journalistique ? Je pense souvent à cette belle phrase de Francis Chenot : « Ecrire non pas pour changer le monde mais pour que le monde ne nous change pas. » » A rapprocher de ce qu’écrivent plus loin Armel Job« Dans la vie, nous ne voyons que le dessus des choses, nous vivons dans un axe horizontal. Le roman plonge à la verticale. Il nous emmène sous la surface, dans les profondeurs, où tout est perplexité, paradoxe, énigme. Le roman jette à bas nos triviales certitudes »  et Colette Nys-Mazure « Etre écrivain, c’est tenter de saisir au-delà du visible l’invisible que nous négligeons, entraînés par la vie courante, usés par la routine. »

     

    Lire propose chaque semaine ses coups de cœur littéraires, au sens large : « de la BD aux essais, des romans au secteur jeunesse, des albums aux nouvelles » (Geneviève Simon). On peut retrouver ces critiques en ligne. J’aimerais, pour ma part, plus de place pour la grande littérature, mais La Libre a opté pour la diversité des genres et fait la part belle à l’illustration, sur huit pages agréablement présentées, il est vrai.

     

    Ecrire et lire, ça va ensemble. Francis Dannemark : « Ecrire, c’est une façon de vivre. C’est être ailleurs et ici en même temps. C’est vivre vite et lentement. C’est vivre des vies au lieu d’en vivre une seule. C’est prendre du recul pour être plus précisément au cœur des choses. Au fond, me direz-vous, écrire, c’est comme lire. En effet. » Mais pour Jean-Luc Outers, cela mène parfois à « s’échouer loin de soi » ; être écrivain, c’est « se faire à l’idée que cette partie de soi qui écrit est peut-être un autre ».

     

    Bernard Gheur rappelle à la réalité ceux qui rêvent d’être écrivains : « Beaucoup de travail, peu de gloire, de belles rencontres, parfois… Voilà, selon moi, le sort d’un écrivain d’aujourd’hui. » Caroline Lamarche déclare avoir répondu diversement à la question à chaque étape de sa vie : « Qu’est-ce qu’être écrivain aujourd’hui ? C’est, entre autres, inventer sa propre vie. »

     

    « On écrit, si peu que ce soit, pour faire reculer la brute. » La littérature et les livres, pour Pierre Mertens, ce n’est pas la même chose. Il s’insurge contre la futilité dont on fait trop souvent l’éloge, « alors qu’un écrivain « en temps de crise » se devrait d’échapper au frivole comme d’un asile de fous qui serait la proie des flammes. »

  • Civilisation

    William Morris Médaillon Red House.jpg« Je pensais que civilisation signifiait conquête de la paix, de l’ordre et de la liberté, bonne entente entre les hommes, amour de la vérité et haine de l’injustice, en résumé une bonne vie nourrie de ces valeurs, libérée de la lâcheté et de la peur, mais riche en événements. Voilà comment je définis la civilisation, et non par l’accumulation de sièges rembourrés et de coussins, de tapis et de gaz de ville, de viandes délicates et de boissons fines et, enfin, par des différences toujours plus aiguës entre les classes. »

     

    William Morris, « The Beauty of Life » (L’âge de l’ersatz)

     

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    Bonne nouvelle !

    L’exposition « (Extraits) Abstraits » de Gérard Edsme à la DCA Gallery est prolongée jusqu’au 30 juin.

    A voir ou à revoir, avec quelques nouvelles peintures.

     

    Ill. "Prélude" © Gérard Edsme

     

     

     

     

     

     

  • Contre l'ersatz

    Dans L’art et l’artisanat, que je vous ai présenté l’an dernier, William Morris (1834-1896) explique son engagement artistique. Dans L’âge de l’ersatz et autres textes contre la civilisation moderne, un choix de textes traduits et présentés par Olivier Barancy aux Editions de l’Encyclopédie des nuisances (Paris, 1996), il parle des liens nécessaires entre l’art et le travail. Pour Morris, « l’art est l’expression de la joie que l’homme tire de son travail ».

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    Autoportrait de William Morris, 1856, Victoria and Albert Museum.

    Morris était à l’occasion orateur en plein air (ce qui était alors interdit) et passait pour un agitateur, il a été arrêté à plusieurs reprises lors de manifestations. Le socialiste anglais a donné environ deux cents conférences dans tout le pays, dont quarante ont été publiées de son vivant. C’est davantage un tribun qu’un théoricien. Influencé par Ruskin, il estimait que l’aventure esthétique ne peut être séparée de l’engagement social.  

    L’auteur rejette l’architecture victorienne et la confusion entre civilisation et commodités bourgeoises accumulées sur le dos des travailleurs. Aussi considère-t-il l’époque moderne comme « le siècle des nuisances ». Le traducteur a traduit « makeshift » (pis-aller, expédient, substitut, succédané) par « ersatz » (un anachronisme puisque le mot ne s’est imposé en français et en anglais qu’avec la Première Guerre mondiale) parce que ce mot « possède en français une force critique qui correspond parfaitement au propos de Morris ». Il termine son avant-propos par cette citation de l’auteur : « Sans parler du désir de produire de belles choses, la passion dominante de ma vie a toujours été la haine de la civilisation moderne. »

    morris,l'âge de l'ersatz et autres textes contre la civilisation modern,essai,conférences,art,travail,architecture,ornementation,civilisation,barbarie,cultureLe recueil s’ouvre sur le manifeste de la Société pour la Protection des Monuments Anciens, créée à son initiative et toujours vivante aujourd’hui. Morris y rappelle comment on réparait autrefois les édifices sans craindre d’en modifier le style, ce qui menait à une diversité de styles intéressante, chaque époque y laissant son empreinte. Il ne supporte pas la « restauration » contemporaine qui détruit pour ajouter et aboutit à une mystification – résultat de l’affligeante absence de style propre au XIXe siècle. L’objectif de cette Société est donc de protéger les bâtiments anciens sans les restaurer ni les abandonner, mais en les réparant simplement, dans une « sollicitude constante ».

    « Architecture et histoire » revient sur ce rejet d’une « version académique de l’original ». La patine des ans et du climat ne doit pas être effacée. Morris insiste sur la dimension collective de tout ouvrage architectural. La qualité d’un tel travail de coopération est déterminée par les conditions sociales. Au Moyen Age, les guildes protégeaient les artisans. Ceux-ci vendaient leurs produits localement, il existait même des lois contre les spéculateurs et les accapareurs, pour favoriser un rapport direct entre fabricant et utilisateur. A partir du XVIe siècle, la recherche croissante du profit va transformer les conditions de travail, on va fabriquer des biens pour la vente et non plus pour l’usage, et finalement, au XIXe, l’ouvrier d’abord « abaissé au rang de machine » en devient quasi l’esclave, dans une nouvelle « barbarie ».

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    Rear of Red House, Bexleyheath © David Kemp for Geograph Britain and Ireland

    Le but du socialisme pour Morris est de rendre les hommes heureux : « une vie pleine, libre, et la conscience de cette vie ». Dans « La Société de l’avenir », il explique sa vision d’une société sans luxe : on y mène une vie simple et naturelle ; on y enseigne, en plus de la lecture et de l’écriture, les arts manuels élémentaires – une société sans riche ni pauvre.

    Mais rien de frivole dans la décoration des objets utilitaires : il s’agit d’embellir et aussi de rendre le travail agréable. Une habitation est belle si elle est bien construite et adaptée aux besoins des hommes. Peinture et sculpture sont liées à l’architecture, mère de tous les arts et qui les contient tous. Morris s’insurge contre les maisons « utilitaires » bâties durant son siècle, et contre la fausse ornementation commerciale. Lutter pour débarrasser l’art de l’ersatz est pour lui une priorité. Il faut retrouver la tradition coopérative pour redevenir de bons ouvriers et artisans (« Les arts appliqués aujourd’hui », 1889).

     

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    Une vue intérieure de Red House, la maison de William Morris


    Un an plus tard, William Morris dresse le bilan de sept années de socialisme (« Seven years Ago and Now »). Pas encore de bénéfices concrets, mais les principes socialistes sont devenus des lieux communs. Le mouvement a connu des réussites et commis des erreurs, mais son point de vue sur la civilisation est mieux partagé. Morris ne croit pas ni au réformisme ni à l’émeute. Pour lui, il est essentiel d’abord de « former des socialistes », une prise de conscience massive est une nécessité préalable à l’action et au changement. (« Où en sommes-nous ? »)


    Le texte éponyme de ce recueil date de 1894 : « l’âge de l’ersatz », voilà comment il qualifie son époque, frustré devant « l’omniprésence des ersatz » que les gens achètent à la place de produits dont ils connaissent l’existence mais qui leur sont inaccessibles, comme le pain crayeux faute de bonne farine, la margarine au lieu du beurre, des vêtements hideux et des chaussures qui déforment pieds et jambes. Morris considère les voyages comme un ersatz de divertissement – « En toute sincérité, ce qui m’agrée le plus est un moment de calme, sans préoccupation immédiate, après lequel je me remets au travail l’esprit libre. »

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    Photo de William Morris sur Wikimedia Commons

    Maisons modernes mal agencées, villes indignes de ce nom, banalisation du paysage rural, son réquisitoire contre l’époque est impitoyable. Pour mettre fin à cette dérive, et à ce poison de la civilisation qu’est la pauvreté, le socialiste anglais prône la nécessité de « la meilleure éducation possible », quel qu’en soit le prix, la fin du gaspillage, la reconnaissance de tous comme des citoyens à part entière.

    Quelques annexes intéressantes témoignent du combat social de Morris. Il réagit par lettre aux articles parus dans différents journaux pour sauver une église abbatiale de la restauration (un mois avant de fonder la Société protectrice citée plus haut), signe une pétition contre le tunnel sous la Manche, dénonce la pollution d’un fossé, réclame la protection d’Oxford contre la destruction. Il défend la forêt de charmes d’Epping et même la cathédrale de Rouen contre les « dommages sérieux et durables » d’une restauration excessive. L’âge de l’ersatz ou les colères d’un homme engagé.