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Littérature - Page 260

  • Dans le jardin

    Woolf Journal d'adolescence.jpg« Dimanche 23 mai [1897].

    Matinée passée dans le jardin. Ce désert est, par nos soins, en passe de devenir un lieu tout à fait superbe. Il y a un grand massif rond que l’on aperçoit de la fenêtre du salon & un autre, tout en longueur, derrière lui, contre le mur. Ces deux-là ont été généreusement plantés de pensées, de lobélies et de pois de senteur. Prévoyons d’acheter des semences pour recouvrir de gazon les endroits dégarnis, autour de nos massifs. Sommes passées voir Stella en coup de vent l’après-midi avant de retourner jardiner. Père était à Cambridge. Après dîner, Gérald est parti faire une randonnée nocturne à bicyclette avec, comme à l’accoutumée, les Lewis & les Gray, à la découverte des églises catholiques du Bow.

    Ai commencé les Notes d’une vie littéraire de Miss Mitford, livre de chevet qui a supplanté La Lettre écarlate de mon très cher et bien-aimé Hawthorne. »

    Virginia Woolf, Journal d’adolescence

  • Premières plumes / 1

    Cet été, je relis le Journal de Virginia Woolf (1182-1941). Et d’abord son Journal d’adolescence 1897-1909 (The Early Journals, traduit de l’anglais par Marie-Ange Dutartre), qui précède sur l’étagère de ma bibliothèque les sept tomes de son Journal dans la collection rose du Nouveau Cabinet Cosmopolite (Stock). Aujourd’hui le Journal intégral est édité en un seul volume. (Ce livre-ci qui date de 1993 s’est complètement disloqué à la relecture, hélas.)

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    Virginia Woolf en 1902, photographiée par George Charles Beresford

    Dans la préface, Mitchell A. Leaska présente ces cahiers que Virginia Stephen a commencé à tenir la veille de ses quinze ans, à peine remise de la mort de sa mère (en 1895) et de sa première crise de démence survenue le lendemain – il y aura d’autres deuils à affronter durant ces douze années. Sa sœur aînée et son jeune frère s’y mettent aussi : « Nous avons tous commencé à consigner les événements de cette nouvelle année – Nessa, Adrian et moi. » (3 janvier 1897)

    Promenades, courses, visites, sorties, lectures, « Miss Jan », comme elle se désigne parfois, tient le registre des activités familiales, y compris les repas et le thé. S’il est tentant de chercher dans ces écrits les prémices de sa vocation littéraire, c’est d’abord une immersion dans le mode de vie d’une famille. Vanessa va à son cours de dessin, s’entraîne à valser avec son frère Thoby. Virginia emprunte des livres à son père, note le temps qu’il fait, son humeur, les bons et les mauvais moments.

    Les préparatifs du mariage de sa demi-sœur Stella vont bon train. (La mère de Virginia, veuve quand elle a épousé son père, Leslie Stephen, veuf lui aussi, avait trois enfants d’un premier mariage : George, Stella et Gérald Duckworth. Vanessa, Thoby, Virginia et Adrian Stephen avaient une autre demi-sœur handicapée mentale, Laura, née du premier mariage de leur père.)

    Musées, expositions, théâtre, concerts… Virginia note brièvement ses impressions, privilégie les faits : tante Minna leur offre un « bonheur-du-jour-en-chêne » ; Jack Hills, le fiancé de Stella, doit se reposer durant trois semaines d’une opération. Pour l’anniversaire de Virginia, son père lui offre La Vie de Scott en « 10 magnifiques petits livres reliés cuir, bleu et brun avec dorures, en gros caractères – absolument luxueux. C’est le plus beau cadeau qu’on m’ait jamais fait. »

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    Julia Stephen (la mère de Virginia) et Stella Duckworth en 1894 © Smith College Libraries 

    « Nessa à son cours de dessin. Promenade en compagnie de père » : ainsi s’ouvrent de nombreuses pages de son Journal. Professeur, historien et écrivain, Leslie Stephen fait aussi la lecture à ses enfants et pousse Virginia à étudier (latin, histoire, grec…) ; contrairement à ses frères et soeur, elle ne reçoit pas d’éducation scolaire traditionnelle, mais dispose de l’énorme bibliothèque familiale.

    Les premières fleurs du printemps la réjouissent et elle en guette tous les signes – « je vais bientôt me convertir en pasteur de campagne et consigner les phénomènes observés dans Kensington Gardens que je communiquerai, en guise de défi, à d’autres gentlemen campagnards ». Stella et Jack se marient en avril ; les mondanités lui déplaisant, Virginia note : « Nous (Nessa et moi) avons résolu de rester calmes et de nous conduire avec la plus grande dignité, en faisant comme si le mariage de Stella ne nous concernait d’aucune façon. » Elle en parlera ensuite comme d’un « demi-rêve ou un cauchemar » !

    Peu de temps après son mariage, Stella tombe malade, « clouée au lit » par une péritonite. Elle ne va jamais s’en remettre pour de bon, et Virginia inquiète note les hauts et les bas. Quand Stella meurt, en juillet, le Journal qui battait déjà de l’aile devient irrégulier, les notes de plus en plus brèves.

    Autre chose prend forme alors, l’envie d’écrire une œuvre (son premier projet s’intitule « L’Eternelle Miss Jan »). Du coup, elle remplit son Journal après coup, le néglige : « Pluie. Nous sommes allés quelque part, j’imagine ; mais je ne sais plus où. » (27 août 1897) Pourtant, après avoir rangé ce premier cahier personnel – « un pan de vie assez crucial » – elle note entre parenthèses : « la première année que j’ai véritablement vécue ».

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    Pas de cahier pour 1898, mais en 1899, les vacances d’été passées dans le presbytère de Warboys poussent Virginia à rédiger un Journal différent – « dans le style comme dans la forme, son écriture apparaît plus objective et plus délibéré », note M. A. Leaska. Elle peint les paysages sous la lumière, « une vaste sphère d’azur » ; réfléchit sur le bonheur d’une vie campagnarde ; observe les gens. Son goût de l’activité intellectuelle s’affirme, et son plaisir à écrire : « je m’invente parfois un lecteur afin de varier les plaisirs quand j’écris ; ce qui m’oblige à enfiler mes beaux habits, ou ceux qui m’en tiennent lieu. »

    A partir de 1902, Virginia prend des leçons de grec avec Janet Case qui lui enseignait déjà le latin, elles seront amies pour la vie. Virginia préfère la plume de cygne à la plume d’oie, se lamente d’une plume défectueuse, se réjouit d’une plume neuve, mais a bien du mal à noter quoi que ce soit d’autre que les états de santé de son père quand celui-ci est atteint d’un cancer de l’estomac et opéré durant l’automne.

    Après coup, elle a doté son Journal de « Hyde Park Gate 1903 » d’une table des matières, les dates ayant disparu au profit des sujets abordés : une expédition, une tempête, un bal… « Le temps d’un soir, on décide d’être fou, de danser d’un cœur léger – de s’animer quand le rythme s’intensifie, devient intempestif – d’être plein d’insouciance & d’audace. Tant que les pas sont en mesure, qu’importe le reste – tant que tout le corps & l’esprit suivent le mouvement, qui pourrait y mettre fin ? » (Bal dans Queens Gate)

    (A suivre)

    Relire le Journal de Virginia Woolf – 1

  • Paradis sur terre

    melandri,francesca,plus haut que la mer,roman,littérature italienne,prison,violence,culture« Ce fut alors que Paolo se mit à enseigner à son fils à ne pas se contenter du monde tel qu’il était, à le vouloir plus juste. A lui parler du philosophe de Trèves qui avait imaginé une société dans laquelle chacun recevrait selon ses besoins, et à laquelle chacun contribuerait selon ses capacités. Un monde où un fils intelligent de paysans pourrait étudier et faire fructifier son propre talent. Tous y auraient gagné : l’individu et la société. Que peut-on vouloir de plus beau, de plus humain ?
    Ce serait le paradis sur terre. Sauf que maintenant, en son nom, comme déjà tant d’autres fois au cours de ce maudit siècle, son fils et ses camarades étaient en train de créer un enfer.
    Et c’était Paolo qui lui avait appris à le vouloir, ce paradis. »

    Francesca Melandri, Plus haut que la mer

  • Deux visiteurs

    En donnant pour titre à son roman Plus haut que la mer (traduit de l’italien par Danièle Valin), Francesca Melandri voile subtilement son sujet, la visite de Paolo à son fils et celle de Luisa à son mari en prison. Le fils de l’un a été condamné pour terrorisme, le mari de l’autre est un meurtrier. Ils font partie des condamnés de « toutes les prisons d’Italie » emmenés en hélicoptère dans une prison de haute sécurité, sur l’Ile. La dernière des citations mises en épigraphe est d’Euripide : « La mer lave tous les maux de l’homme. »

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    1979. « L’Ile n’était pas en pleine mer, mais c’était tout comme. » Seul le Détroit la sépare de la terre ferme, une grande île. Paolo y a débarqué du ferry avant de monter sur le bateau qui mène à l’Ile. Parmi les autres passagers, une femme qu’il avait remarquée sur le ferry ne quitte pas l’eau des yeux – Luisa voit la mer pour la première fois.

    Au début, l’un ou l’autre de leurs cinq enfants l’accompagnait, mais depuis la deuxième condamnation de leur père, c’est trop loin, trop difficile : la traite des vaches à deux heures du matin, un long voyage de presque vingt-quatre heures. « Compter, toujours compter. C’était plus fort qu’elle. Elle comptait tout le temps, surtout avant de dormir. » Elle s’interdit de compter les années de prison qui restent à son mari.

    Gardiens, détenus, visiteurs, Francesca Melandri multiplie les angles pour parler de la prison, attentive à la perception de chacun des personnages. Si la vision de l’eau et du ciel remplit Luisa d’un sentiment de paix, Paolo, lui, déteste revenir sur l’Ile : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Était-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? Oui, c’était possible. Et ça, c’était une duperie, une cruauté, une aberration. »

    Emilia, sa femme, aimait la mer. Leur fils a grandi au milieu de parfums semblables. Dans son portefeuille, Paolo conserve la photo découpée dans le journal de la petite fille d’un homme que son fils a tué d’une balle dans la tête – ce n’est pas le seul. Si sa femme vivait encore, elle trouverait sans doute aussi que la femme du bateau « a un visage honnête ».

    Par erreur, Luisa est montée dans un minibus avec d’autres passagers, mais c’est un fourgon qui prend les visiteurs pour « la Spéciale ». Il ne reste de place pour elle qu’à l’arrière, les jambes pendantes à l’extérieur, exposée à la poussière. Paolo demande alors au chauffeur d’arrêter, échange sa place avec la sienne.

    Eberluée de découvrir une espèce de « maison coloniale mexicaine » en guise de prison, Luisa se voit confisquer les raviolis qu’elle a préparés pour son mari, il y en a trop pour les ouvrir tous, mais pas les saucissons fumés, éventrés pour vérification. Paolo a apporté un poulet rôti. Puis c’est la fouille complète des visiteurs, avant de les laisser entrer au parloir. Emilia, après la première visite à leur fils qui justifiait tous ses actes par « la révolution », avait commencé à mourir.

    Des circonstances inattendues (un accident, la météo) vont obliger les deux visiteurs à passer la nuit sur l’île. On les confie au gardien Nitti Pierfrancesco qui est censé les loger, leur apporter le minimum de confort nécessaire et garder l’œil sur eux – c’est la procédure contre les évasions. C’est ainsi que Luisa et Paolo, la campagnarde et le professeur de philosophie, vont se parler et faire connaissance, chacun prenant grand soin de ne pas gêner l’autre.

    Plus haut que la mer est le roman d’une rencontre, dans un contexte très inhabituel, entre un homme et une femme habitués à porter seuls leur souffrance, leurs souvenirs, leur solitude. Avec beaucoup de sensibilité, de délicatesse, Francesca Melandri fait leur portrait « à hauteur d’homme », comme l’écrit Geneviève Simon dans La Libre, et décrit un univers carcéral inattendu. Inspirée par les « années de plomb » du terrorisme en Italie, cette fiction (prix Stresa 2012) s’est nourrie des témoignages qu’elle a récoltés auprès de nombreuses personnes qui en portent encore « des traces douloureuses et indélébiles ».

    En ces nouvelles années noires – j’écris ce billet au lendemain des attentats à l’aéroport d’Istanbul, qui réveillent une fois de plus la douleur des victimes du terrorisme, à Bruxelles, à Orlando et ailleurs dans le monde –, ce roman qui cherche une voie vers l’apaisement trouve une tragique actualité.

  • Bistrots

    meganck,marc,bruxelles disparu,patrimoine,urbanisation,ville,démolitions,transformations,culture,photos anciennes,histoire« Combien de bars fermés seulement au cours du vingtième siècle ? Le Repos de la Montagne, A la Jambe de Bois, Au coin du diable, Chez Jeannine, Le Bossu, Au vieux Château d’Or… Ou, plus récemment, The Bank, Blues Corner, PP Café, Le Mont Chauve, L’Epsom, Chez Marcel, Le Klashkop, L’Aqueduc… Quand un bistrot ferme définitivement ses portes, les habitués sont jetés à la rue, à nouveau livrés à eux-mêmes. Ils évoluent hagards dans une ville qui leur paraît très agressive comparée à la chaleur qui régnait autour du zinc. Ces hommes et ces femmes sont souvent des gens du quartier, parfois des voisins. Un microcosme gentiment imbibé. Un club très fermé. Car on en est ou on n’en est pas. Le bistrot de quartier a toujours été le lieu de rassemblement d’une famille recomposée, une fratrie forgée dans le liquide et l’immobilisme. Alors, quand tout s’arrête, c’est un petit monde qui s’effondre, un groupe qui se disloque à jamais. »

    Marc Meganck, Bruxelles disparu

    (Source de l'illustration)