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Culture - Page 627

  • Un livre, du thé

    A l’heure du thé, le Guide des comptoirs et salons de thé de France, Suisse, Belgique et Québec (L'Archipel, 2002) m’a fait découvrir, il y a quelques années, certains hauts lieux du thé à Bruxelles : le Comptoir Florian, Le Palais des thés, The Tea House. J’y avais coché aussi des adresses parisiennes, sans doute à vérifier aujourd’hui. Le thé dans l’encrier du même auteur, Gilles Brochard, signale dans une réédition récente quelques disparitions. Mais le propos diffère ici : ce livre propose
    une promenade littéraire autour du thé. « Je ne suis qu’un passeur, un ambassadeur sans lettres de créance de ces auteurs qui ont déroulé leurs phrases en d’indicibles infusions, sur l’arc-en-ciel des familles de thé. »

     

    Amoureux du thé, Brochard aime les moments où il le prépare, entre impatience et désir. « La jouissance du thé, à la fois chaude et tendre, gracieuse et violente, me remplit de félicité. » Quel amateur de thé ne se reconnaîtrait dans cet aveu ? Le Président du Club des Buveurs de thé rappelle que dans les années 1990, proclamer sa passion pour ce que certains croyaient réservé « aux vieillards, aux femmes et aux malades » comportait des risques. Aujourd’hui, les blogs de théomanes fleurissent sur la Toile et permettent de comparer ou de découvrir mille et une saveurs. Bu en solitaire, le thé est davantage encore apprécié en bonne compagnie, une des cinq conditions d’un bonne réunion de  thé pour les Chinois, comme expliqué dans
    son Petit traité du thé (La Table Ronde, 1997), avec un cadre agréable, une eau très pure, des feuilles bien choisies, et un service à thé sobre et joli.

     

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    Le Thé dans l’encrier abonde en citations d’écrivains, bien sûr. Madame de Sévigné, déjà, jugeait cette boisson la meilleure et la plus salutaire pour l’esprit comme pour le corps. Brochard conte des lectures, et aussi des rencontres, rêvées ou réelles, avec ces plumes qui ont changé en encre le séduisant breuvage. « Un peu de thé, un peu de conversation » écrivait Jeanne de Caillavet sur ses cartes de visite en guise d’invitation. Belle formule. Comme celle de Yasunari Kawabata : « Une « réunion de thé » est une communion de sentiments, quand de bons amis se retrouvent au meilleur moment, dans les meilleures conditions. »

     

    Balzac, à la célèbre cafetière, conservait un thé de Chine blond, qu’il se faisait envoyer via Moscou, dans une boite kamtschakale qu’il n’ouvrait que pour ses amis connaisseurs. Moins connue que Proust, passage obligé, la romancière irlandaise Molly Keane voyait dans le thé « le compagnon et le réconfort de toutes les personnes seules ». Pour ceux qui l’aiment, « Le thé est une respiration essentielle, un point de repère ou un point d’ancrage dans l’habitude des jours ». Katherine Mansfield confiait avoir envie de thé « comme les hommes ont envie de vin ».

     

    Dans les années 1920, Sylvia Beach avait invité Joyce dans sa célèbre libraire parisienne Shakespeare and Company. Frédéric Prokosch, mis dans la confidence et convié avec un ami à se joindre à eux pour le thé, écoutait attentivement le fameux auteur d’Ulysse. « Je ne devrais pas boire de thé : Nora dit que c’est constipant. (…) Ces éclairs sont excellents. Mais je ne devrais pas en manger. Nora dit
    qu’ils donnent des flatulences. »
    Commentaire de Prokosch : « Son œil unique me scruta de biais avec une soudaine perspicacité comme si l’amusait la profondeur de mon désenchantement. » (En note, Brochard rassure – le thé ne présente pas cet inconvénient.)

     

    « Le thé-amitié de Nathalie Barney », qui recevait chaque vendredi dans son salon de la rue Jacob, à Saint-Germain-des-Prés, est évoqué grâce aux souvenirs de Jean Chalon converti par elle au Lapsang Souchong, un thé fumé de Chine. « Pour plaire
    à
    l’Amazone, écrit-il dans Portrait d’une séductrice, il faut savoir parler à voix basse, savoir se taire aussi, servir le thé, et, en ces années de tumultes et de folies, garder une fragilité de vierge 1898. » Les thés de Miss Barney étaient un rite recherché. Ses invités, Gertrude Stein et sa compagne, Alice B. Toklas, Colette, « les dames aimées par Rilke et les messieurs aimés par Gide ». Paris des années trente.

     

    Brochard évoque un salon de thé disparu, place Dauphine, Fanny Tea, un repaire où les amateurs de thé pouvaient accompagner leur dégustation d’un livre emprunté à la bibliothèque de leur hôtesse. Thé et pâtisseries maison excellents, lieu chaleureux et harmonieux. « Je ne suis qu’une goutte de thé sur une place historique », disait la modeste Fanny. « Sa collection de théières était unique. Chacune d’entre elles était associée à un thé particulier. » Avec la hausse des loyers, le salon a dû fermer ses portes, mais depuis 2003, Place Numéro Thé, avec terrasse, a pris le relais.

    Dans les endroits préférés de Gilles Brochard, on sert un thé de qualité – de bonnes feuilles – préparé dans les règles. Rien à voir avec le sachet de thé broyé d’une marque courante trempée dans l’eau bouillante (si tout va bien) qu’on sert un peu partout. Dans un « Je me souviens » à la façon de Perec, ce passionné évoque la théière en argent Sheffield de sa grand-mère ; Thé et sympathie, un film de Minelli ; son premier baiser d’amour chez Angelina ; la fermeture d’un autre salon de la rue de Rivoli, W. H. Smith, dont il a acheté tables et chaises en souvenir de « ce lieu unique à Paris, sous les arcades des Tuileries ». S’il prenait le thé avec Frédéric Vitoux, conclut-il, ce serait « un thé stendhalien, en rouge et noir, à boire en compagnie de son chat, thé feutré, malicieux et chaleureux. (…) Accord souhaité avec un bonbon de chocolat ou une tarte au chocolat noir. » A quand un Dictionnaire amoureux du thé ?

  • Un exemple

    « Que le lecteur me permette ici un exemple éclairant : dans les années 1930, une petite ville des rives du Danube fut le théâtre d’un événement que les journaux de l’époque ne manquèrent pas de relater. Un jeune aspirant au suicide s’était jeté dans le fleuve du haut d’un pont, les cris des témoins firent accourir un gendarme, lequel, au lieu de se précipiter à l’eau, saisit son fusil, mit en joue le jeune homme et hurla : « Sors immédiatement ou je tire ! » L’homme obéit et sortit de l’eau. »

     

    Giorgio Nardone, Chevaucher son tigre ou comment résoudre des problèmes compliqués avec des solutions simples

     

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  • Stratagèmes

    Si vis pacem para bellum. Si tu veux la paix, prépare la guerre. La stratégie fait
    partie de notre vie, dès qu’il s’agit d’atteindre un but ou de résoudre un conflit, d’argumenter. Chevaucher son tigre ou comment résoudre des problèmes compliqués avec des solutions simples est un bref essai du professeur italien Giorgio Nardone, psychothérapeute et psychologue – une bonne centaine de pages où il recourt souvent à l’image pour décrire l’art de la persuasion et guider le lecteur vers des tactiques paradoxales mais efficaces.

     

    Nardone résume la tradition en trois temps. D’abord « l’art de la Métis », du nom de la déesse grecque de l’astuce, de l’audace et de l’habileté. Ensuite « l’art de la guerre », où il s’agit de vaincre avec le minimum d’effort. L’auteur illustre son propos de nombreuses anecdotes empruntées à la Grèce antique ou à la Chine – « L’art du stratagème fut pendant des siècles le pivot de la culture chinoise. » « Savoir combattre rend à tel point sûr de soi et capable de gérer le rapport avec l’adversaire que l’on réussit la plupart du temps à atteindre son but sans en arriver à l’affrontement physique ou armé. Pour le sage, combattre n’est jamais une bonne chose, on ne le fait que lorsqu’il ne reste aucune autre solution. » Enfin « l’art de la persuasion » qui cherche à induire le changement. Quoique
    souvent condamné ou perçu comme une dangereuse manipulation, utilisé à bon escient, selon Nardone, il permet de mieux affronter les difficultés de la vie.

     

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    L’apport le plus original de l’essai réside dans sa seconde partie, consacrée aux stratagèmes essentiels. A chacun correspond une formule imagée, de « Sillonner la mer à l’insu du ciel » à « Vaincre sans combattre ». On comprend vite que pour Nardone, l’affrontement direct est souvent voué à l’échec. Qui de nous n’a jamais éprouvé l’inanité d’une attitude frontale, armée de logique ou de franchise, qui s’avère désastreuse dans ses effets ? Le sage-guerrier-persuasif cultive l’approche indirecte, tourne autour du problème pour le résoudre. « Les suggestions indirectes fonctionnent mieux que les suggestions directes. » (Milton Erickson)

     

    « Mentir en disant la vérité », « Partir plus tard pour arriver plus tôt », les formules de Nardone jouent sur le paradoxe. « Troubler l’eau pour faire remonter le poisson » raconte comment un mari sorteur indifférent aux récriminations de son épouse est plongé dans le doute une fois qu’elle se met à commenter ses départs ou ses retours d’un « Amuse-toi bien, mon chéri ! » ou d’un « Si tôt ? Tu ne t’es pas amusé ? »

     

    « Circulaire et linéaire, linéaire et circulaire » rappelle qu’avec peu, on peut obtenir beaucoup. On peut déplacer de gros blocs de pierre en les faisant rouler sur des troncs, un simple coin peut bloquer un roulement. Nardone cite Gorgias : « Il faut désarmer le sérieux de l’adversaire par le rire, et le rire par le sérieux. » Il s’agit donc de créer une dynamique relationnelle.

     

    L’eau donne bien l’exemple de la force issue du « Changer constamment tout en restant le même ». Lao-Tseu : « L’eau vient à bout de tout parce qu’elle s’adapte à tout. » « La capacité à changer, en s’adaptant soi-même à ce que les circonstances exigent, est l’essence de l’art du stratagème. » Nardone rappelle que les sophistes s’exerçaient à changer de point de vue, clé du processus de persuasion, mais aussi de la « capacité d’inventer des solutions nouvelles et créatives ». Les arts martiaux apprennent à capturer et transformer l’énergie de l’adversaire en énergie de défense. « Changer de tactique et de manœuvre jusqu’à trouver celle qui fonctionne, sans se troubler mais en passant avec fluidité de l’une à l’autre » est ici le principe fondamental.

     

    « Chacun de nous va se coucher chaque nuit auprès d’un tigre. On ne peut savoir si ce dernier, au réveil, voudra nous lécher ou nous dévorer », dit un proverbe chinois. Nardone, dans cet essai, cherche à nous faire prendre conscience de nos propres capacités, à développer notre habileté à interagir avec les autres, mais aussi avec « la pire et la plus dangereuse des compagnies : soi-même. »

     

  • Bourdonnement

    « Où trouver le temps et la liberté d’esprit pour lire des classiques, quand nous sommes submergés par l’avalanche de l’actualité ? (…) L’idéal serait peut-être de percevoir l’actualité comme le bourdonnement de la rue – qui nous avertit, à travers la fenêtre, du trafic automobile et des changements météorologiques – tout en suivant le discours des classiques, qui résonne, clair et structuré, dans la pièce. »

    Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques

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  • Lire les classiques

    Pourquoi lire les classiques ? La question semble a priori scolaire, mais La Grande Librairie du 12 mars dernier lui a consacré un débat si fertile que j’ai envie d’y revenir. Dans le cadre du Salon du Livre, François Busnel avait prié ses invités d’apporter leurs classiques préférés – dont la lecture est, selon eux,  indispensable – et aussi ceux qui n’ont pas de place dans leur bibliothèque idéale. Débat assuré, ambiance joyeuse et insolente. Les écrivains présents ont joué le jeu à fond.

    Songeant à la belle définition d’Italo Calvino, « Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire », j’ai repris Pourquoi lire les classiques (1993), un volume d’essais et d’articles de l’écrivain italien sur « ses » classiques, où il propose cette définition (la sixième sur quatorze). Mais « Si l’étincelle ne jaillit pas, rien à faire : on ne lit pas les classiques par devoir ou par respect, mais seulement par amour. Du moins hors de l’école (…). L’école est tenue de nous donner des instruments pour opérer un choix ; mais les choix qui comptent sont ceux qui se font après et en dehors d’elle. »

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    Philippe Besson, en ouverture, a réjoui tous les proustiens en choisissant A la recherche du temps perdu – et contrarié ceux qui ne s’y sont jamais sentis chez eux. A ces derniers, moi qui emporterais la Recherche sur une île si je ne pouvais y emporter qu’un seul livre, je conseille deux entrées qui pourraient faire jaillir l’étincelle : Un amour de Swann, que Proust lui-même considérait comme le récit le plus accessible et comme une « maquette » de l’œuvre entière, ou Comment Proust peut changer votre vie (1997), le réjouissant essai d’Alain de Botton. Dessins à l’appui, il explique comment aimer la vie aujourd’hui, prendre son temps, exprimer ses émotions, être un véritable ami, et ainsi de suite, en puisant dans la Recherche les situations et les passages les plus parlants – c’est souvent drôle.

    Amélie Nothomb a soulevé ma curiosité pour Eloge de l’ombre de Tanizaki, un essai sur la spécificité japonaise. Son interprétation de L’homme et son chien, un poème de Maurice Carême, son anti-classique, est désopilante. L’éloge du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire par Alain Mabanckou a pris vie dans une lecture vibrante. Roman trop « fabriqué », Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier lui semble trop faible pour figurer parmi les plus grands.

    C’était bien sûr intéressant d’entendre l’un défendre ce qu’un autre avait rejeté, et vice-versa. Ainsi pour Voyage au bout de la nuit de Céline, très discuté, ou pour Sade. Plusieurs fois, il est apparu qu’un classique qui avait plu au premier abord, relu plus tard, avait perdu de son charme, ou l’inverse. Retour à Calvino : « C’est pourquoi l’on devrait consacrer, à l’âge adulte, un temps à la redécouverte des plus importantes lectures de sa jeunesse. Car, si les livres ne changent pas (mais en réalité ils changent à la lumière d’une perspective historique différente), nous-mêmes avons changé, et nos retrouvailles avec eux sont des événements nouveaux. »

    Rousseau a passé un mauvais quart d’heure, aussi bien pour ses Confessions que pour La nouvelle Héloïse, de même que Joyce avec Ulysse. Régis Jauffret, dégoûté par La mare au diable, a joliment plaidé pour Histoire de ma vie, l’autobiographie de George Sand. Quant à Flaubert, il a emporté la palme avec Douglas Kennedy, admirateur inconditionnel de Madame Bovary – j’ai noté la version américaine, selon lui, de ce roman : La fenêtre panoramique de Richard Yates, qui a inspiré au cinéma Les noces rebelles.

    On ne parle plus de La princesse de Clèves aujourd’hui en France sans se moquer du président actuel qui a eu le mauvais goût de critiquer la lecture obligatoire de cette œuvre au concours d’attaché d’administration. Madame de La Fayette a-t-elle suscité pour autant de nouveaux adeptes ? En tout cas pas Charles Dantzig, réputé pour son Dictionnaire égoïste de la littérature française. En revanche, il adore Gatsby le Magnifique de Fitzgerald, dont la construction imparfaite est justement le propre de l’art, jamais convenu. « La lecture d’un classique doit toujours nous réserver quelque surprise par rapport à l’image que nous en avions », écrit Calvino.