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Culture - Page 611

  • Cuillères

    « Sans compter les énormes bénéfices réalisés sur le trafic des cuillères.
    Le Lager n’en fournit pas aux nouveaux venus, bien que la soupe semi-liquide qu’on y sert ne puisse être mangée autrement. Les cuillères sont fabriquées à la Buna, en cachette et dans les intervalles de temps libre, par les Häftlinge qui travaillent comme spécialistes dans les Kommandos de forgerons et de ferblantiers : ce sont des ustensiles pesants et mal dégrossis, taillés dans de la tôle travaillée au marteau et souvent munis d’un manche affilé qui sert de couteau pour couper le pain. Les fabricants eux-mêmes les vendent directement aux nouveaux venus : une cuillère simple vaut une demi-ration de pain, une cuillère-couteau, trois quarts de ration. Or, s’il est de règle qu’on entre au K.B. avec sa cuillère, on n’en sort jamais avec. Au moment de partir et avant de recevoir leurs vêtements, les guéris en sont délestés par les infirmiers, qui les remettent en vente à la Bourse. Si on ajoute aux cuillères des guéris celles des morts et des sélectionnés, les infirmiers arrivent à empocher chaque jour le produit de la vente d’une cinquantaine de ces objets. Quant à ceux qui sortent
    de l’infirmerie, ils sont contraints de reprendre le travail avec un handicap
    initial d’une demi-ration de pain à investir dans l’achat d’une nouvelle cuillère. »

    Primo Levi, Si c’est un homme (Chapitre 8 – En deçà du bien et du mal)

    Primo Levi, Le devoir de mémoire.jpg
  • Les rêves impossibles

     

    Promenade (novembre 2009).JPG

     

    Tout est à jamais perdu pour l’homme

    qui sans retour renonce à son passé

    aux jeux à l’enfance des jours ensoleillés

    et ce qu’il n’a pas reçu en partage il l’invente

    Le ciel laissait tracés sur la pierre sèche

    les échelons des marelles de craie blanche

    La tête couronnée de l’odeur des lilas

    cueillis derrière les murs de la cour de l’école

    où je faisais les cent coups sous la pluie d’été

    j’escaladais les remblais des chantiers en détresse

    et dans l’angoisse des veillées les orages épiés

    venaient délirer tout haut leurs rêves impossibles

    Au bord des champs troués de pauvres fleurs de sang

    j'écoutais balbutier les complicités de la terre

    le langage entêté des oiseaux en colère

    je découvrais les feintes les soupçons trompeurs

    dans les souvenirs de jeunesse chassés à grands cris

    Le temps qui a passé et les jours de reste

    n'ont pas arrangé toujours au mieux mon lot

    la mémoire n’a pas eu la peau assez dure

    pour que j’oublie le poids et la brûlure des larmes

     

    Albert Ayguesparse (1900-1996), La traversée des âges (1992)

     

  • Au diable

    « La tourmente sifflait comme une sorcière, hurlait, crachotait, s’esclaffait, tout avait disparu au diable et je ressentais un froid bien connu dans la région du plexus solaire à la pensée que nous perdrions notre chemin dans ces sataniques  ténèbres tourbillonnantes et que nous y passerions tous, Pelagueïa Ivanovna, le cocher, les chevaux et moi. »

    Boulgakov, L’œil volatilisé in Carnets d’un jeune médecin

    Boulgakov en grands caractères.jpg
  • Docteur Boulgakov

    Le volume de La Garde blanche dans La Pléiade permet de découvrir Boulgakov sous de multiples facettes et c’est passionnant. Les Carnets d’un jeune médecin, des récits publiés séparément de 1925 à 1926, s’inspirent de sa propre pratique à
    l’hôpital de Nikolskoïé (au sud-est de Saint-Pétersbourg, alors Petrograd))  pendant un an, de septembre 1916 à septembre 1917. Il ne s’agit pas pour autant d’une autobiographie, mais de récits littéraires nourris de son expérience personnelle, avec des emprunts aux Carnets d’un médecin de Veressaïev (1901).
     

    Shishkin Ivan, Hiver (1890).jpg

     

    Un jeune médecin réserviste mis à la disposition du gouvernement de Smolensk débarque à vingt-quatre ans dans un coin perdu dont il va diriger l’hôpital. Epouvanté à l’idée de devoir se lancer dans une opération compliquée, moins de deux mois après la fin de ses études, il doit pourtant s’occuper d’une fillette de trois ans qu’on lui amène, respirant mal depuis cinq jours, chez qui il diagnostique une diphtérie laryngée. Une trachéotomie s’impose, que la mère de la fillette mourante refuse d’abord puis accepte. Le jeune docteur se prépare avec des sueurs froides à pratiquer une intervention jamais réalisée. Il ouvre la gorge au bistouri, écarte les peaux, éponge un flot de sang noir. « De trachée-artère, pas la moindre trace. Ma plaie ne ressemblait à aucune gravure. » Et le voilà qui fourrage dans l’ouverture, taillade profondément, trouve la trachée, écarte, coupe et place la canule d’argent. L’enfant bleue, d’abord sans réaction, expulse « un jet de grumeaux infects » puis se met à respirer. Un an plus tard, la mère lui ramène la petite Lidka pour  le remercier. Entre-temps, la clientèle ne cesse d’augmenter, jusqu’à cent dix personnes par jour. C’est à la trachéotomie qu’il doit ce succès, lui explique la sage-femme infirmière. On raconte qu’il a posé chez la fillette une gorge en acier, les gens viennent exprès dans son village pour la voir. En même temps que la gloire, il a récolté le respect du personnel, subjugué par son sang-froid. (La Gorge en acier)

     

    « A qui n’a jamais parcouru en équipage les chemins de campagne perdus, je n’ai rien à raconter : de toute manière, il ne comprendrait pas. » Vingt-quatre heures pour parcourir quarante verstes (un peu plus de quarante kilomètres) ! « Adieu, et pour longtemps, théâtre Bolchoï tout de rouge et d’ors, Moscou, vitrines… ah ! adieu. » Les jambes raidies par le voyage, le jeune médecin qui songeait à se composer une attitude pour en imposer aux gens n’a plus besoin que d’une seule chose : du feu pour se réchauffer, un bon repas. Inquiet de devoir faire face à des situations difficiles, lui qui aurait préféré un poste de médecin en second, il cherche le sommeil, tempère ses angoisses – l’hôpital de Mourievo est bien équipé et son prédécesseur lui a laissé une bibliothèque bourrée de livres de médecine. Survient un paysan, nu-tête, « le regard dément ». Sa fille « s’est prise dans la teilleuse ». Sous un beau visage, le médecin découvre l’horreur : une jambe broyée à partir du genou, l’autre fracturée au-dessus de la cheville. Une seule chose à faire : l’amputer. « Pourquoi ne meurt-elle pas ?… Etonnant… oh ! ce que l’homme peut s’accrocher à la vie ! » L’os se détache. Poussé par une force inconnue, d’une voix qu’il ne se connaissait pas, il réclame du plâtre pour l’autre jambe. Deux mois et demi plus tard, le père et sa fille sur des béquilles lui rendent visite ; celle-ci lui baise la main, puis lui offre « une longue serviette blanche comme neige brodée d’un coq rouge tout simple ». Cette serviette ne le quittera plus. (La serviette au coq)

     

    Voilà le ton des Carnets d’un jeune médecin, où l’on découvre aussi des premières interventions obstétricales compliquées (Baptême de la version), l’ignorance dangereuse des patients qui ne respectent pas les doses prescrites (Ténèbres sur le pays d’Egypte), le fléau des maladies vénériennes (L’éruption étoilée), les erreurs de diagnostic (L’œil volatilisé) et le travail d’équipe. Les malades affluent à l’hôpital. Plus de temps pour soi. Miracle, un jour, on vient lui dire de ne pas se presser : il y a une tempête de neige, un vrai spectacle au-dehors : « Pas de ciel, de terre non plus. Cela virait et tourbillonnait en masses blanches, en biais, en travers, en long, en large, comme si le diable faisait des gamineries avec de la poudre dentifrice. » Tout le temps de prendre un bain, pour la première fois depuis un mois. Mais des coups à la porte l’obligent à en sortir : un jeune confrère l’appelle à l’aide pour soigner une jeune femme jetée hors d’un traîneau et gravement blessée. Deux heures et demie de route, une injection vaine, la fiancée du commis meurt. Malgré la tempête, le médecin veut alors rentrer coûte que coûte, ce qui leur prendra des heures à se perdre, à chercher le chemin, à tirer sur des loups qui s’approchent. Enfin rentré :
    « Et plus rien. Silence. Sommeil. » (La Tourmente de neige)

    Sans faire partie de ces récits d’une médecine de campagne héroïque et humaine, la nouvelle Morphine revient aux mêmes sources. Dernière œuvre de Boulgakov publiée de son vivant en U.R.S.S. (1927), elle met en scène deux médecins, le Dr Bomgard, heureux après une année à la campagne de revenir en ville – « Bref, c’était la civilisation, Babylone, la perspective Nevski » et le Dr Poliakov, son remplaçant à son poste précédent, dont il reçoit un jour une lettre. « Les bons esprits l’ont relevé de longue date, le bonheur est comme la santé : lorsqu’il est là, on ne le remarque pas. Mais que passent les années, il vous revient en mémoire, et de quelle façon ! » Tandis que lui se réjouit de ne plus sentir sur ses épaules « la responsabilité fatale de tout ce qui pouvait se produire dans le monde », il ne
    peut être insensible au ton désespéré de cette lettre rédigée au dos d’une ordonnance de morphine. Son confrère lui demande de l’aide, il décide d’y aller le lendemain.

    Trop tard. L’homme s’est tiré une balle dans la poitrine, on vient de l’amener, il a juste le temps de dire au Dr Bomgard que son cahier est pour lui, son « anamnèse ». Vient alors le journal du morphinomane, qu’une première injection faite par une infirmière pour calmer des douleurs insupportables a plongé dans l’euphorie, puis la dépendance. Ce sont les notes précises d’une déchéance terrifiante, en à peine un an entre la première prise et le suicide. « Je ne suis pas psychiatre, écrit leur destinataire, et ne puis dire avec certitude si elles sont édifiantes, utiles. Je les crois utiles. » Boulgakov a failli tomber lui-même dans ce piège, en est sorti grâce à sa femme. En 1920, après avoir subi « une crise morale », Boulgakov abandonne définitivement la médecine pour s’adonner à la littérature. Comme les Carnets, Morphine est de la littérature empreinte d’une vie et d’une véracité époustouflantes.

  • Ces hommes-là

    « J’écris une histoire de guerre. Je ne l’avais pas prévu. Au début, c’était une histoire d’amour, l’histoire d’un mariage, mais la guerre s’y est incrustée partout, tel du verre brisé en mille éclats. Non pas une histoire ordinaire de combattants mais de ceux qui ne partirent pas à la guerre. Les lâches et les planqués ; ceux qui laissèrent une erreur leur épargner de faire leur devoir, ceux qui se cachèrent à la vue de ce devoir, ceux qui face à lui le refusèrent ; et même ceux qui étaient trop jeunes pour savoir qu’un jour ils se rebelleraient et fuiraient leur pays, comme mon fils quand son heure est venue de partir à la guerre. L’histoire de ces hommes-là, et d’une femme à la fenêtre, incapable de faire autre chose qu’observer. »

    Andrew Sean Greer, L’histoire d’un mariage

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