Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Culture - Page 611

  • Funambule

    « Neige était devenue funambule par souci d’équilibre. Elle, dont la vie se déroulait comme un fil tortueux, entrelacé de nœuds que nouaient et dénouaient la sinuosité du hasard et la platitude de l’existence, excellait dans l’art subtil et périlleux consistant à évoluer sur une corde raide. 

     

    Elle n’était jamais aussi à l’aise que lorsqu’elle marchait à mille pieds au-dessus du sol. Droit devant elle. Sans jamais s’écarter d’un millimètre de sa route.

    C’était son destin.

    Avancer pas à pas.

    D’un bout à l’autre de la vie. »

     

    Maxence Fermine, Neige

  • Sur un fil de soie

    Conte, fable, rêve poétique, récit d’initiation, j’hésite à nommer « roman » Neige, un récit de moins de cent pages publié en 1999 par Maxence Fermine, à l’âge de dix-neuf ans. « Rien que du blanc à songer » (Arthur Rimbaud), a-t-il mis en épigraphe à cette histoire en trois temps du jeune Yoko Akita qui a deux passions : le haïku et la neige. Mots simples, phrases courtes, fréquents retours à la ligne, le style invite à respirer, à rêver. Pour lecteurs de 7 à 77 ans. 

    Hohusai Garçon contemplant le mont Fuji.jpg
    Hokusai, Garçon contemplant le Mont Fuji

     

    « Vent hivernal
    Un prêtre shintô
    Chemine dans la forêt »
    (Issa)
    C’est le premier des haïkus qui scandent la première partie. Dans l’île d’Hokkaido, en avril 1884, le père de Yoko, un prêtre shintoïste, fronce les sourcils quand son fils, le jour de ses dix-sept ans lui annonce qu’il veut devenir poète. « La poésie n’est pas un métier. C’est un passe-temps. Un poème, c’est une eau qui s’écoule. Comme cette rivière. » « C’est ce que je veux faire. Je veux apprendre à regarder passer le temps. »

     

    Durant l’été, le jeune poète compose soixante-dix-sept haïkus, « tous plus beaux les uns que les autres ». En décembre, son père l’emmène au pied des Alpes japonaises, « au centre de Honshu » et lui montre les neiges éternelles. Il lui fait gravir une montagne pour en revenir avec un choix clair : devenir un guerrier ou un prêtre. Quand Yoko redescend après sept jours « aux portes du ciel », interrogé sur la voie qu’il s’est trouvée, il répond : « Mieux que cela, père. J’ai trouvé la neige. »

     

    Dès la nouvelle année, Yoko embrasse la carrière de poète, « pour célébrer la beauté de la neige ». Chaque jour de neige, il sort très tôt et rentre pour la cérémonie du thé. Il promet à son père d’écrire seulement soixante-dix-sept haïkus par hiver, le reste de l’année, il oubliera la neige. Un jour de printemps, un poète renommé à la cour Meiji se rend chez le père d’Akita, celui-ci lui montre les parchemins qui recouvrent les murs de l’atelier de son fils, en son absence. Emerveillé, le visiteur exprime néanmoins un regret, l’absence de couleurs, et interroge : « Pourquoi la neige ? » A son retour, Yoko se fâche en apprenant que son père a montré ses « esquisses ». Il n’ira voir l’empereur que lorsqu’il aura écrit dix mille syllabes – sept ans de travail à fabriquer « une passerelle vers la lumière blanche des anges ».

     

    A son deuxième hiver de poésie, une jeune femme dont il a aperçu le sein blanc comme neige quand elle puisait de l’eau à la fontaine, le dépucelle et lui révèle le goût de sa peau. Le printemps ramène le poète de cour, avec une femme « d’une beauté éblouissante, férue de poésie », qui subjugue Yoko. Interrogé par le Maître sur ses autres talents, le jeune homme prétend n’avoir besoin de rien d’autre pour accomplir son art. « Erreur. La poésie est avant tout la peinture, la chorégraphie, la musique et la calligraphie de l’âme » rétorque le vieil homme. A cause de la jeune fille, si belle, Yoko l’écoute et suit son conseil : se rendre au sud du Japon chez Soseki, un vieillard admirable qui écrit de merveilleux poèmes, des pièces de musique, mais qui est avant tout un peintre.

     

    Yoko Akita quitte son village le lendemain. En traversant les montagnes, il se perd dans une tempête de neige. Il survit au froid, à la faim, à la fatigue, à cause d’une image incroyable, inoubliable : sous un surplomb rocheux où il s’est réfugié, une femme morte, jeune, nue, blonde, dort sous un mètre de glace. Il marque l’endroit d’une croix avant de reprendre son chemin. Après bien des jours et des nuits, il arrive chez Soseki. Surprise : le « maître de la couleur » a les yeux fermés, il est aveugle. Apprendre à être « voyant », écouter l’histoire, racontée par un vieux serviteur, de l’amour de Soseki pour une jeune funambule européenne surnommée Neige, ce sera le sujet de la deuxième partie. La troisième, l’apprentissage de l’écriture sur un fil blanc – « avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d’un poème, d’une œuvre, d’une histoire couchée sur un papier de soie », « devenir un funambule du verbe ».

  • Rien de meilleur

    « Il n’y avait rien de meilleur que de boire un café et fumer à l’arrière du bateau quand, après avoir navigué, il l’amarrait sous l’ombre des arbres, dans un coin silencieux et frais et secret comme celui-ci.

    Non, il n’y avait rien de meilleur. Chaque fois qu’il le faisait, il en avait une conscience aiguë, et ensuite il s’en étonnait, comme s’il le découvrait soudain.
    Et il se souvenait maintenant que c’était le même sentiment, la même chose surprenante qui les saisissait, Vassili et lui, lorsqu’ils avaient descendu le sentier jusqu’à l’anse, que derrière eux tout en haut du sentier, l’école avait disparu, et qu’à la place il y avait le ciel. »

     

    Hubert Mingarelli, La promesse 

    Ciel.jpg
  • Emotion contenue

    Mingarelli ? Un nom déjà aperçu dans la presse ou dans la blogosphère, que je lis pour la première fois avec ce roman, La Promesse (2009), une centaine de pages à l’émotion contenue. « Le ciel et l’eau du lac de retenue », premiers mots du récit, sont les éléments essentiels du paysage où Fedia, seul sur son bateau, entame une longue remontée des eaux à l’écoute des bruissements secrets sur les berges, sans que l’on sache d’abord pourquoi – même à Sachs, son fils, triste de ne pas pouvoir l’accompagner, il a refusé de le dire tout en lui jurant que ce n’est pas un secret, mais une de ces choses « qu’on doit faire tout seul ». 

     

    En passant au large des barques de pêcheurs, rameur discret pour ne pas s’attirer leurs insultes, il est étonné que l’un d’entre eux lui fasse signe d’approcher, craint l’algarade, mais l’homme ne veut que du feu pour allumer un réchaud et lui offre du café. Fedia repart, le jour se lève. « Le soleil était encore bas sur l’horizon lorsqu’il aperçut une anse bordée d’arbres. Il mit le cap dessus. » Après avoir amarré le bateau à une branche de saule, il passe sous les arbres et cherche un sentier. Du sommet, le lac paraît immense. C’est là-haut, assis dans l’herbe, qu’il sort de sa poche une petite boite en carton contenant des cendres, mais qui a gardé l’odeur des petits cônes d’encens qu’elle renfermait avant. Une cigarette. « J’aimerais avoir du chagrin, mais je n’en ai pas. »

     

    Où verser le contenu de la petite boite ? Retirer le couvercle et laisser le vent s’en charger ? Le verser dans l’eau claire près des iris ? Il lui semble qu’un endroit s’imposera de lui-même, remet la chose à plus tard. En quittant la berge lui revient le temps de l’école des mécaniciens de la flotte où le premier-maître Goussegov réveillait les internes en ouvrant tout grand la fenêtre : « De la Baltique arrivaient les nuages couleur de fer, ou la brume et l’air froid. » Fedia s’y était lié d’amitié avec Vassili, son voisin de chambre.

     

    Deux femmes l’appellent, pour qu’il dépose un vieil homme plus loin au bord du lac, ce sera plus rapide que d’attendre l’autobus. Son passager, après quelques mots échangés, le fait s’arrêter bien avant l’endroit prévu. Souvenirs de haschich fumé avec Vassili, de feux nourris d’algues sèches, de conversations sur l’avenir, de visites ruineuses « chez les Polonaises », d’une maquette d’avion construite ensemble. A l’aube, Fedia espérait voir un martin-pêcheur, mais le jour lui offre une autre rencontre inespérée : « Une biche le regardait. Elle était là tout près à la lisière des taillis, si près qu’il pouvait voir ses flancs se soulever à chaque respiration. » Fedia décide de s’arrêter là pour déjeuner. Soudain il s’adresse à Vassili en pensée, malgré lui : « Regarde, je suis en train de manger, et il fait bon » et en sourit un peu.

     

    Hubert Mingarelli tire sur ces deux fils tour à tour, la remontée du lac vers la rivière, avec toutes les sensations qu’elle éveille, les détails du parcours, et la remontée de la mémoire vers les rêves et les sentiments de deux apprentis matelots qui n’arrivaient plus à s’imaginer la vie l’un sans l’autre. Etrange, l’envoi par la femme de Vassili de ses cendres dans un sachet – « Elle ne disait pas pour quelle raison Vassili s’était tué ni comment il l’avait fait, mais de toute façon, comment le dire ? » Roman
    du non-dit, La promesse allie le chant de la nature aux eaux souterraines de l’être.

  • Un silence

    « Sa phrase à peine achevée, un silence de plomb s’abattit dans le salon de coiffure.
    Il fallait pour cela qu’un grand nombre d’événements, en eux-mêmes déjà totalement improbables, coïncident miraculeusement. Il fallait par exemple que cessent les klaxons assourdissants des voitures qui s’engageaient à la queue leu leu dans la rue Jurnal pour éviter la circulation de l’axe principal, et provoquaient un chaos indescriptible ; que s’arrêtent les cris du marchand de pastèques qui avait installé son étal au coin de la rue et les haut-parleurs de son concurrent qui, à bord de son antique camionnette, sillonnait sans répit le quartier, repassant au même endroit toutes les vingt minutes ; et il y avait bien sûr les enfants, qui emplissaient à dix mètres de là le parc de jeux coincé entre les immeubles, équipé de deux balançoires, d’une planche à bascule et d’un pauvre toboggan dont le métal chauffait si vite sous le soleil qu’on s’y brûlait le derrière ; il fallait que tous ces bruits, comme s’ils se passaient le mot, cessent d’un seul coup et en même temps. »

     

    Elif Shafak, Bonbon Palace 

    Enfants stambouliotes.JPG

     

    Un lien vers "A tantôt." A jamais. par Francis Matthys (La Libre Belgique, 16/2/2010)