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Culture - Page 578

  • Dans la crise

    Florence Aubenas, dans son avant-propos au Quai de Ouistreham (2010) – un titre qui rappelle Le Quai de Wigan d’Orwell (1937) sur les conditions de vie des mineurs anglais et l’exploitation sociale dans les années 1930 –, explique dans quel contexte elle a décidé de se rendre à Caen pour chercher anonymement du travail : « La crise. On ne parlait que de ça, mais sans savoir réellement qu’en dire, ni comment en prendre la mesure. » La journaliste française y va sous son vrai nom, mais sous une autre apparence, blonde avec des lunettes, pour éviter d’être reconnue (sa détention en Irak a fait d’elle une figure médiatique). Une quête clandestine qu’elle arrêtera le jour où elle décrochera un CDI (contrat à durée indéterminée). De février à juillet 2009, elle a vécu dans une chambre meublée à Caen, où elle est retournée pour écrire ce livre.

     

     

    Cela commence avec un entretien d’embauche pour un poste de gouvernante, mais elle ne veut pas entrer au service de particuliers ni vivre dans leur intimité. Les agences d’intérims la repoussent : elle n’a aucune expérience, on considère comme « le fond de la casserole » cette femme de quarante-huit ans qui n’a jamais travaillé, avec juste un baccalauréat, séparée d’un homme qui a subvenu à ses besoins pendant vingt ans. « C’est Pôle Emploi qui m’a proposé de devenir femme de ménage. » Dans le hall impersonnel de l’agence de Caen où elle s’est inscrite, il y a des jours calmes et d’autres où quelqu’un explose – « J’ai be-soin de tra-vailler » – avant qu’on l’emmène à l’écart. Un film passe en boucle et  répète : « Vous avez des droits, mais aussi des devoirs. Vous pouvez être radié. » Les travailleurs sociaux sont priés de faire du chiffre, il faut réduire la durée des entretiens, bientôt on les remplacera par des commerciaux. Depuis l’hiver 2008, la France compte trois mille chômeurs de plus chaque jour.

     

    Au Salon pour l’emploi de Bayeux, elle fait la connaissance de Philippe, un divorcé, qui l’invite à déjeuner. Il est en quête d’un emploi, et aussi d’une femme. Elle s’invente un mari, ils sympathisent. Au centre de formation professionnelle, certains se sont inscrits au stage propreté simplement pour éviter d’être radiés, une dizaine de personnes attendent. « La qualité principale consiste à travailler vite », commente une formatrice en leur montrant des diapositives. Suivent des conseils sur l’attitude à adopter sur le lieu de travail, puis un stage pratique, en particulier sur l’utilisation de « la Bête », la monobrosse qui fait peur à tout le monde et qu’il faut savoir maîtriser.

     

    Partout, la journaliste écoute, regarde : Karine, 25 ans, mise à la porte d’une boîte « grand style » pour avoir dit à la patronne de sortir son chien, qui faisait ses besoins partout, après avoir nettoyé plusieurs fois la moquette sur son passage ; Victoria, 70 ans, syndiquée, rencontrée à une grande manifestation contre la crise en mars 2009, fille de fermiers, « placée » chez sa tante à 15 ans. Tout le monde met Florence Aubenas en garde au sujet de l’annonce offrant du travail sur le ferry-boat à Ouistreham, un boulot pire que tout, « le bagne et la galère réunis ». Elle va se présenter Quai Charcot. Il lui faut une voiture, elle en déniche une vieille grâce à Victoria, qu’elle baptise « le Tracteur ». A la formation, elle apprend à « faire les sanis » à la manière de Mauricette – moins de trois minutes à coups de pulvérisateur et de chiffons, un rythme effrayant : « L’heure de travail dure une seconde et une éternité. »

     

    Le Quai de Ouistreham raconte la vie au jour le jour d’une candidate au travail, les horaires impossibles, les rendez-vous au Pôle Emploi, les expériences, les rencontres, les mille et une façons de vivre ou survivre en dépensant le moins possible. Florence Aubenas témoigne pour celles et ceux qu’elle a vus travailler, se rebeller ou s’écrouler, elle décrit aussi l’attitude des employeurs, les respectueux et les arrogants. L’énergie physique, la résistance morale, où les trouver quand on a l’impression de passer son temps « à rouler, en pensant sans penser, la tête traversée par des combinaisons compliquées d’horaires, de trajets, de consignes » ? – « Dormir est devenu une obsession. » Au lieu d’un emploi, elle a trouvé « des heures ». Et tout cela pour quel résultat ? Moins de 700 euros par mois. « On travaille tout le temps, sans avoir vraiment de travail, on gagne de l’argent sans vraiment gagner notre vie. »

    Après avoir partagé six mois ces conditions de vie, gênée de sa maladresse par rapport à ses collègues de travail, Florence Aubenas se voit proposer un CDI. Elle ne veut pas bloquer un poste réel, y renonce. Elle a un livre à écrire, sur la crise, c’est-à-dire sur les gens dans la crise, des hommes et ici surtout des femmes, des jeunes et
    des vieilles, broyées par le travail précaire, des êtres humains trop souvent invisibles dans notre société. Comme le précise son éditeur dans un entretien, « Ce n'est pas un livre de journaliste, ce n'est pas seulement une enquête. C'est un livre sur les gens, avec des portraits pleins d'empathie. Florence Aubenas a un talent pour capter la vie des gens, qui est pour beaucoup dans le succès du livre. »

  • A chaque moment

    « A chaque moment du temps, à côté de ce que les gens considèrent comme naturel de faire et de dire, à côté de ce qu’il est prescrit de penser, autant par les livres, les affiches dans le métro que par les histoires drôles, il y a toutes les choses sur lesquelles la société fait silence et ne sait pas qu’elle le fait, vouant au mal-être solitaire ceux et celles qui ressentent ces choses sans pouvoir les nommer. Silence qui est brisé un jour brusquement, ou petit à petit, et des mots jaillissent sur les choses, enfin reconnues, tandis que se reforment, au-dessous, d’autres silences. »

    Annie Ernaux, Les années

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  • Les années d'Annie

    « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais », ce sont les derniers mots d’une autobiographie qui se veut impersonnelle et collective,
    Les années d’Annie Ernaux (2008 – Folio n° 5000). La première phrase : « Toutes les images disparaîtront. » Les images réelles ou imaginaires, et aussi les mots, les tournures, les paroles, notre prénom même, voués à « disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération ». Annie Ernaux a choisi comme fil conducteur des photos (non montrées, mais décrites), puis des films, treize moments à partir desquels reconstituer le passage des années, de 1941 à 2006. Un ancrage autobiographique donc, contrairement à la fiction romanesque des Années de Virginia Woolf, avec le même souci pourtant de recréer un contexte global, ici celui de la société française et des changements de civilisation dans la seconde moitié du vingtième siècle, et de rendre le glissement d’un temps à l’autre.
     

     

    Raconter l’enfance, c’est rappeler d’abord une famille, les récits de guerre des parents, les repas de fête, « un héritage de pauvreté et de privation antérieur à la guerre et aux restrictions, plongeant dans une nuit immémoriale, « dans le temps » … » Les enfants écoutent, mais voient les années devant eux comme « des classes, chacune superposée au-dessus de l’autre, espaces-temps ouverts en octobre et fermés en juillet » où l’on apprend le bon français, mais en
    retrouvant à la maison « sans y penser la langue originelle, qui n’obligeait pas à réfléchir aux mots, seulement aux choses à dire ou à ne pas dire ».
    Etonnement des parents quand on rêve de Paris ou d’une excursion : « Où veux-tu aller, tu n’es pas bien là où tu es ? »

     

    L’histoire familiale est inséparable de l’histoire sociale – « La prise de conscience de la déchirure sociale qui est au centre de mon œuvre a été déterminante », reconnaît Annie Ernaux dans un entretien. Après la guerre, vie séparée partout des garçons et des filles, arrivée des nouveautés, de la réclame – « Le progrès était l’horizon des existences ». Mais « l’époque, disaient les gens, n’était pas la même pour tout le monde. » La religion donnait alors le cadre et le rythme de vie, l’habillement distinguait les âges et les catégories sociales, les programmes scolaires « ne changeaient pas ». Une femme se regarde sur une photographie de 1955 au pensionnat : « Et c’est avec les perceptions et les sensations reçues par l’adolescente brune à lunettes de quatorze ans et demi que l’écriture ici peut retrouver quelque chose qui glissait dans les années cinquante, capter le reflet projeté sur l’écran de la mémoire individuelle par l’histoire collective. »

     

    Les garçons auxquels on pense, les interdits bravés ou compensés par la lecture des feuilletons dans le journal et le cinéma, les ambiances de classe, les désirs d’électrophones ou de chaussures, les limites sans cesse rappelées : « tu demandes trop à la vie ». Dans le journal intime qu’elle a commencé vers seize ans, elle a noté son ennui et son attente de l’amour, rien de ce qui fait l’histoire de l’année 57 en France et ailleurs. Il fallait « avoir ses deux bacs » – le premier en fin de première, le second l’année d’après – « le signe incontestable de la supériorité intellectuelle et de la certitude d’une future réussite sociale. » Les vingt-six filles sur la photo de groupe du lycée (classe de philosophie 1958-59) ne sont plus, quarante ans après, « qu’une triple rangée de fantômes aux yeux brillants et fixes. »

     

    A l’université, les filles « vivaient dans deux temps différents, celui de tout le monde, des exposés à faire, des vacances, et celui, capricieux, menaçant, toujours susceptible de s’arrêter, le temps mortel de leur sang. » Expériences érotiques. Souvenirs de lectures – « Elle est passée de l’autre côté mais ne saurait dire de quoi, derrière elle sa vie est constituée d’images sans lien. Elle ne se sent nulle part, seulement dans le savoir et la littérature. » Elle redoute la folie, commence un roman, est sûre de manquer de « personnalité ».

     

    Sans jamais dire « je », plutôt « on » et « nous », parfois « elle » – en évitant l’introspection, Annie Ernaux convoque au concert des années les faits et les rêves, les magasins et la télévision, les tâches ménagères et les conversations de « jeunes ménages ». Mère d’un petit garçon, la voilà devenue « petite-bourgeoise arrivée » ? Un tableau de Dorothea Tanning, Anniversaire, lui semble représenter sa vie – « à chaque livre qu’elle lit, La Promenade au phare, Les Années-Lumière, elle se pose la question de savoir si elle pourrait dire sa vie ainsi. » Mai 68 : « Le discours du plaisir gagnait tout. » « Un sentiment de femme était en train de disparaître, celui d’une infériorité naturelle. »

     

    Ensuite la « société de consommation » convertit en objets et en divertissement les idéaux de mai. Sur un bout de film (Vie familiale 72-73), elle se voit rentrer des courses avec les enfants après l’école. Son métier d’enseignante la « déchire », elle le ressent « comme une imperfection continuelle et une imposture ». « Serais-je plus heureuse dans une autre vie ? », la question l’obsède. « Elle a commencé de se penser en dehors du couple et de la famille. »

     

    Annie Ernaux quitte la province pour la région parisienne. Films, chansons, livres, restaurants, et voilà la quarantaine, les photos en couleurs, les voyages. « L’espérance, l’attente se déplaçait des choses vers la conservation du corps, une jeunesse inaltérable. La santé était un droit, la maladie une injustice à réparer le plus vivement possible. » L’idée lui vient alors d’écrire « une sorte de destin de femme » entre 1940 et 1985, « quelque chose comme Une vie de Maupassant, qui ferait ressentir le passage du temps en elle et hors d’elle, dans l’Histoire, un « roman total » qui s’achèverait dans la dépossession des êtres et des choses, parents, mari, enfants qui partent de la maison, meubles vendus. »

     

    Années Mitterand. La pilule. Les magazines. Les insomnies. « Le monde des marchandises, des spots publicitaires, et celui des discours politiques ». Un homme jeune entre dans sa vie. A l’approche des années 2000, « les lieux où s’exposait la marchandise étaient de plus en plus grands, beaux, colorés, méticuleusement nettoyées, contrastant avec la désolation des stations de métro, la Poste et les lycées publics, renaissant chaque matin dans la splendeur et l’abondance du premier jour de l’Eden. » Passage à l’euro. Et enfin Internet, « l’éblouissante transformation du monde en discours. »

    « Dans la vivacité des échanges, il n’y avait pas assez de patience pour les récits. » Sans complaisance ni nostalgie, dans un souci de fidélité au ressenti des événements ou non-événements vécus, Annie Ernaux permet à ses contemporains de reconnaître dans le miroir qu’elle leur tend des expériences partagées ou non. Pour les lecteurs plus jeunes, elle déroule un vingtième siècle absent des livres d’histoire mais riche de ce qui fait la vie, la vie ordinaire d’une femme, une vie.

  • Days / Jours

    What are days for?

    Days are where we live.

    They come, they wake us

    Time and time over.

    They are to be happy in:

    Where can we live but days?


    Ah, solving that question

    Brings the priest and the doctor

    In their long coats

    Running over the fields.

     

     

     

    A quoi servent les jours ?

    Les jours sont là où nous vivons.

    Ils viennent, ils nous réveillent

    Sans cesse renouvelés,

    Ils sont faits pour être heureux :

    Où vivre ailleurs sinon des jours ?

     

    Ah, résoudre cette question

    Fait venir le prêtre et le médecin

    Dans leurs longs manteaux

    En toute hâte à travers champs. »

     

     

    Philip Larkin (1922-1985)


    in
    David Lodge, La vie en sourdine
     

  • En sourdine

    Pour traduire Deaf sentence, le titre du dernier roman de David Lodge (2008), Maurice et Yvonne Couturier ont opté pour La vie en sourdine, ce qui convient très bien à la situation de Desmond Bates, professeur de linguistique à la retraite, devenu dur d’oreille. S’appuyant sur sa propre expérience, Lodge décrit avec humour et précision les difficultés que sa mauvaise audition provoque dans la vie sociale de son narrateur – en réunion, les prothèses auditives ne sont jamais à la hauteur – et dans sa vie de couple.

     

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    Le studio de David Lodge, une photo de Eamonn McCabe Ó The Guardian

     

    Dans la galerie où il s’est rendu avec Winifred, sa femme qu’il appelle Fred, pour le vernissage d’une exposition, une jeune femme blonde s’est adressée à lui, et au bout d’un quart d’heure, il ne sait plus comment lui dire qu’il ne comprend rien dans ce vacarme et se contente d’acquiescer poliment. Lorsque sa femme l’interroge, sur le chemin du retour, il avoue n’avoir même pas compris son nom. Fred, épousée après
    la mort de sa première épouse, est de huit ans plus jeune que lui ; elle tient un magasin de décoration et l’emmène à toutes sortes d’événements mondains. La terreur de rester seul fait que son époux s’accroche à ce « carrousel socioculturel » malgré son audition dégradée. Sinon, il lui reste la télévision, « le salut des sourds » avec le télétexte et les oreillettes.

     

    Quand la communication orale devient ardue, « le contrôle absolu que l’on a sur le discours écrit devient de plus en plus appréciable », note le professeur en rédigeant son histoire, ou plutôt l’histoire de sa surdité, apparue vingt ans plus tôt, quand il s’est rendu compte qu’il avait du mal à entendre ses étudiants. Sa surdité précoce aux hautes fréquences, plus ou moins compensée par un appareillage, l’ont poussé à prendre sa retraite quatre ans avant l’âge habituel. « La surdité est comique, alors que la cécité est tragique », écrit-il, quelle inégalité entre ces « fenêtres de l’âme » si expressives que sont les yeux et ces drôles de choses charnues voire poilues que sont les oreilles ! « La surdité est une sorte d’avant-goût de la mort, une très
    lente introduction au long silence dans lequel nous finirons tous par sombrer. »

     

    Etre sourd permet, c’est le seul avantage, de s’isoler d’un tas de bruits irritants et désagréables, c’est pourquoi Bates enlève son appareil dans le train, « avec l’impression magique d’être promu instantanément de la seconde à la première classe », quand il se rend dans la banlieue de Londres chez son père, un vieil homme presque aussi sourd que lui, que Fred et sa famille n’apprécient guère, dont l’avenir le tourmente, car il pressent qu’il ne pourra plus vivre seul très longtemps.

     

    Mais La vie en sourdine, en fait le journal du professeur, est tout sauf lugubre. Une certaine Alex lui téléphone un matin : la jeune femme rencontrée à la galerie s’étonne de ne pas l’avoir vu au rendez-vous qu’il lui avait accordé. Elle tient à lui parler de sa recherche universitaire et, une fois qu’il lui a avoué son handicap, l’invite à passer chez elle, pour plus de facilité, ce qu’il n’ose refuser. Après « une espèce de congé sabbatique prolongé », le rythme de l’année universitaire manque au vieux professeur, avec sa succession de tâches qui lui évitaient d’avoir à répondre à la question qu’il se pose à présent chaque matin : « Que vais-je faire de moi aujourd’hui ? » Que quelqu’un s’adresse à lui pour ses compétences redonne un peu d’intérêt à sa vie.

     

    Alex Loom, chez qui il se rend sans en parler à sa femme, consacre sa thèse à « une étude stylistique des lettres de suicidés », un sujet hors du commun. Comme elle ne s’entend pas avec le Prof. Butterwoth, elle aimerait que ce soit lui qui le remplace. Il ne peut pas, parce qu’il est à la retraite et par égard pour son confrère, mais accepte d’en parler avec elle et de replonger dans sa spécialité, l’analyse du discours. Quand il découvre chez lui, dans la poche de son manteau, une petite culotte de femme, il regrette aussitôt d’avoir pris contact avec cette effrontée et la lui renvoie par la poste en mettant les points sur les i. Et voilà qu’Alex le relance chez lui, heureusement en l’absence de Fred : elle a senti que le sujet de sa recherche l’intéressait, s’excuse, promet de ne plus téléphoner chez lui s’il consent à l’aider.

    Comment le professeur va donc s’intéresser au langage des candidats au suicide, comment Alex Loom, une manipulatrice, va se comporter de plus en plus étrangement, comment vont se dérouler en famille les fêtes de Noël et de fin d’année qu’adore Fred, et que Desmond déteste, comment se font et se défont les tensions dans un couple, entre parents et enfants, c’est le sujet de La vie en sourdine, où David Lodge aborde avec un détachement très anglais et une grande franchise les malentendus d’un homme avec la vie.