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Culture - Page 521

  • Glaner

    « Pour garder dans sa mémoire le souvenir de quelques minutes heureuses, il faut chaque jour s’exercer à y penser, chaque jour les glaner, comme ces femmes ramassant pour se chauffer l’hiver un peu de bois mort qu’elles serrent au creux de leur tablier. »


    Françoise Lefèvre, Consigne des minutes heureuses

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    Franz Courtens, Ramasseuse de bois

     

     

  • Minutes heureuses

    « Vous êtes la marchande de la boutique des minutes heureuses ! » Cette parole de l’écrivain André Hardellet à Françoise Lefèvre est à la source d’un recueil de nouvelles intitulé Consigne des minutes heureuses (1998). Des nouvelles ? Plutôt une sorte de puzzle où l’auteur du Petit prince cannibale rassemble les pièces les plus claires de son paysage mental, décidée à écarter pour un temps les zones d’ombre, non pas pour se raconter mais pour dire comment elle aime, elle a aimé la vie.

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    Rodolphe Wytsman, Matinée d’automne 

    En ressuscitant La dernière promenade d’André Hardellet, qui avait le double de son âge quand elle avait trente ans, et qu’obsédait le temps qui lui restait (Donnez-moi le temps), Françoise Lefèvre écrit contre le deuil, le malheur, le chagrin, la ruine. Elle a décidé de recenser les « miracles quotidiens », de dire les joies qui l’habitent encore alors qu’elle est « entre deux âges, ni jeune ni assez âgée pour ne vivre que de (ses) souvenirs ».

     

    Chacune de ses nouvelles est dédiée à l'un de ses proches. Pour ses enfants, ses petits-enfants, ses amis, une femme qui cache sa mélancolie sous un sourire appris depuis longtemps pour ne pas peser, exprime son moi trop souvent masqué. Dans Les tresses d’Hermine, par exemple, elle se souvient de la vieille maison entourée de forêts où, un matin de brouillard, elle réveille sa fille de onze ans. Jeune violoncelliste, celle-ci n’aime pas l’école – « c’est trop long ». Tandis qu’elle tresse lentement les longs cheveux blonds de la fillette, c’est le quart d’heure des rêves, des rires, des souhaits absurdes, avant une longue journée de travail pour Hermine – école et musique – comme le veut ce monde où l’on apprend très tôt à devenir « endurante ».

     

    « Le premier miracle de la journée, le premier bienfait, c’est elle. C’est l’eau du matin. Elle coule sur votre visage, vos épaules. Elle chasse les mauvais rêves. On se sent régénérée par je ne sais quel baptême. Et les mots viennent. » (L’eau du matin) Les instants de solitude, Françoise Lefèvre les préfère depuis toujours. Guère sociable, elle se tient en général à distance du groupe. Silence, solitude, paix – voilà ce qui l’attire loin des conversations à voix haute. « L’écriture naissait du rêve. Et l’écriture c’est du silence. Une autre façon de parler. » Si tout lui semble avoir changé, c’est d’abord parce qu’elle-même a changé, que l’insouciance s’est perdue (Plus rien n’est comme avant).

     

    Sous cette quête des heures lumineuses, on le comprend très tôt, rôde une profonde mélancolie. Françoise Lefèvre chante l’aube, quand « les bruits de la vie éclaircissent enfin l’eau saumâtre des cauchemars. » (Volupté de se rendormir après une nuit d’insomnie) Elle le confie : « Je me demande à quelle source cachée je puise mes forces pour continuer de vivre, rire ou faire semblant ».

     

    Alors elle fait une liste de ce qu’elle a aimé, de ce qu’elle aime encore : l’odeur de la soupe aux poireaux, le camion à pizzas l’hiver, la cueillette des framboises, une lampe allumée, la première neige… « Reconnaître la joie où elle se trouve. » (Un amour invisible) Une panne du téléviseur, provoquant d’abord manque et furie, suscite bientôt un supplément de minutes heureuses, à l’abri de la fureur du monde. Ecouter les nouvelles à la radio s’avère bien suffisant pour en garder le pouls.

     

    Lorsqu’on a atteint les deux tiers de sa vie, qu’on apprend la fatigue, le détachement, « être à ce qu’on fait » importe, dans une attention constante à chaque geste, par exemple, pour préparer une tarte aux pommes. Garder un enfant fiévreux à la maison mais pas trop malade. Regarder fleurir une jacinthe bleue l’hiver à la cuisine. Suspendre le linge dehors, « en plein vent, en plein champ », entourée d’enfants avec qui jouer aux fantômes ou à cache-cache derrière les draps,. Les minutes heureuses de Françoise Lefèvre sont celles d’une mère et d’une grand-mère, et d’une femme d’écriture qui laisse affleurer les phrases, attentive à ne pas passer à côté de l’essentiel, à côté de la vie.

     

    Loin de l’allègre Célébration du quotidien de Colette Nys-Mazure, que m’avait rappelée son titre, Consigne des minutes heureuses recueille une joie de vivre le plus souvent évoquée au passé, conjuguée à l’enfance, empreinte de nostalgie. L’auteur reconnaît elle-même le « parfum testamentaire » de son entreprise. Malgré son art d’évoquer les joies simples, son envie d’écrire l’impalpable de la vie intérieure, il me semble que ce titre de Françoise Lefèvre est un trompe-l’œil sous lequel erre, plus puissante que tout, une « vive impression d’être en sursis ».

  • Abeilles noires

    (Pendant une marche forcée, terrassée par une hépatite, Ingrid Betancourt n’arrive plus à avancer avec les autres. On la transporte à dos d’homme, on la laisse à terre de temps à autre.) 

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    La chanson de Renaud
    http://www.dailymotion.com/video/xso5n_clip-dans-la-jungle_music

    « J’étais couchée par terre. Des abeilles noires, attirées par la sueur, prirent d’assaut mes vêtements et me couvrirent tout entière. Je crus mourir de peur. Terrassée de fatigue et d’épouvante, je perdis connaissance. Dans mon inconscience ou dans mon sommeil, j’entendais le bourdonnement de ces milliers d’insectes que je transformai en l’image d’un poids lourd avançant à toute allure pour m’écraser. Je me réveillai en sursaut, et ouvris les yeux sur la nuée d’insectes. Je me levai en hurlant, ce qui les excita davantage. Elles étaient partout : emmêlées dans mes cheveux, à l’intérieur de mes sous-vêtements, accrochées aux chaussettes au fond de mes bottes, cherchant à rentrer par mes narines et mes yeux. J’étais comme folle, essayant de leur échapper, donnant des coups dans le vide, battant des pieds et des mains de toutes mes forces, sans réussir à les faire fuir. J’en tuai un grand nombre, en assommai beaucoup. Le sol en était jonché, et elles ne m’avaient pas piquée. Epuisée, je finis par me résigner à cohabiter avec elles, et m’effondrai à nouveau, abattue par la fièvre et par la chaleur.

     

    Par la suite, la compagnie des abeilles noires devint habituelle. Mon odeur les attirait à des kilomètres à la ronde et, quand Brian me laissait quelque part, elles finissaient toujours par me retrouver. Elles transformaient l’horrible odeur qui m’imprégnait en parfum. En emportant le sel, elles laissaient le miel sur mes vêtements. C’était comme une halte dans une station de nettoyage. J’avais aussi l’espoir que leur présence massive inhiberait d’autres bestioles moins conviviales, et que leur compagnie me permettrait de m’assoupir en attendant que l’on vienne me rechercher. »

     

    Ingrid Betancourt, Même le silence a une fin

  • Ingrid B. raconte

    Même le silence a une fin (2010) : le beau titre qu’Ingrid Betancourt a donné au récit de ses six ans et demi de captivité dans la jungle colombienne, séquestrée par les FARC, elle l’a emprunté à Pablo Neruda. 700 pages qui permettent d’appréhender concrètement la vie, la survie de la célèbre otage délivrée par l’armée colombienne le 2 juillet 2008, mais aussi de ses compagnons de captivité. Et de mieux connaître celle dont le visage est devenu une icône médiatique – son salut et son malheur à la fois.

    Ingrid B. Libre.jpg
    Le Monde.fr

    Enchaînée mais libre : la formule semble excessive. Pourtant, la force de caractère d’Ingrid Betancourt force le respect. Elle puise dans tout ce qu’elle a reçu de son éducation, de sa famille franco-colombienne, pour se reconstruire sans cesse malgré la saleté, la violence, la fatigue, les pièges, la maladie. Même le silence a une fin est un récit et un autoportrait où elle tâche d’éviter l’autocomplaisance, consciente de ses défauts, de ses erreurs, mais aussi de sa volonté d’apprendre de la situation dans laquelle elle se trouve. Soucieuse de garder sa dignité, même si elle connaît le prix à payer pour ceux qui ne se soumettent pas au bon vouloir des « commandants ».

     

    Le livre s’ouvre sur une tentative d’évasion. Ingrid B. ne cesse d’essayer d’échapper à ses gardiens, avec la complicité de l’un ou l’autre de ses compagnons prisonniers des FARC. Observer les gardes, leurs habitudes, préparer un petit bagage de survie, planifier sa fuite, cela occupe les heures, les journées, les nuits. Au moment propice, la peur sera si forte que seules les consignes mémorisées lui permettront d’agir à bon escient. Malgré les échecs, les brimades, quand elle en a la force, l’occasion, elle recommence.

     

    Se laver, faire ses besoins, tout oblige à demander l’autorisation. Les gardes ne se privent pas d’humilier leurs prisonniers, violent leur intimité. Il lui faut demander humblement au commandant qu’on lui retire sa chaîne. « Tout était contrôlé et surveillé. Personne ne pouvait avoir une initiative quelconque, donner un cadeau à quelqu’un ou le recevoir sans demander la permission. On pouvait vous refuser le droit de vous lever ou de vous asseoir, de manger ou de boire, de dormir ou d’aller aux chontos (trous dans le sol faisant office de toilettes collectives). »

     

    Vivre avec la menace de mort. Les FARC avaient dit qu’ils la tueraient si, un an jour pour jour après sa capture, on n’avait pas libéré les guérilleros détenus dans les prisons colombiennes. A chaque survol d’hélicoptères militaires, il faut vite quitter le campement, s’enfoncer dans la jungle, marcher coûte que coûte. Sans compter les tarentules, les serpents, les caïmans, les frelons et autres insectes mordeurs et piqueurs. A chaque déplacement, elle s’efforce de prendre des repères pour une fuite éventuelle.

     

    Survivre, c’est se méfier. Les gardes trop gentils sont ceux dont les coups bas font le plus souffrir. Un arrivage soudain de fruits, de fromage, de shampooing,  signifie la plupart du temps une mise en scène : les guerilleros améliorent l’ordinaire pour fabriquer « une preuve de survie ». Même entre captifs, la promiscuité exposant « au regard incessant d’autrui », la confiance est dangereuse, toute confidence peut être utilisée, la jalousie rend méchant. « Chaque jour apportait sa dose de douleur, d’aigreur, de dessèchement. Je nous voyais partir à la dérive. Il fallait être très fort pour ne pas se soulager des constantes humiliations des gardes en humiliant à son tour celle qui partageait votre sort. » Au début, Ingrid n’hésite pas à exprimer sa révolte devant des comportements indignes. Puis elle apprend la prudence : se taire, ne pas réagir aux insultes.

     

    Pour tenir, toute activité est bonne : la broderie, si l’on obtient du tissu et du fil ; le tissage de ceintures avec des fils de nylon, que lui enseigne un garçon d’une grande dextérité – un répit grâce à « la possibilité d’être active, de créer, d’inventer ». Et, bien sûr la lecture : de la Bible, quand elle en dispose, ou d’un dictionnaire encyclopédique, une des requêtes constantes d’Ingrid B., même si le poids d’un livre dans le sac à dos est toujours en surplus.

     

    C’est par un journal vieux de plus d’un mois qu’Ingrid B. apprend la mort de son père, un coup terrible. Les dates anniversaires sont difficiles à affronter, surtout les jours de naissance de ses enfants, Mélanie et Lorenzo, qui grandissent sans elle. Les prisonniers captent tant bien que mal, à la radio, les messages de leur famille. Elle y entend sa mère, quasi chaque jour. Les voix familières émeuvent parfois à tel point les otages qu’ils demandent à un autre de répéter les mots qu’ils n’ont pas retenus, happés par les intonations, la présence.

     

    Dans l’enfer de la jungle, dans un univers rétréci à l’extrême, une véritable amitié est une ressource incroyable. Luis Eladio Pérez, un ancien collègue au sénat, devient pour elle un frère, « Lucho », « mon Lucho ». Se parler, avoir des attentions l’un pour l’autre, se remonter le moral, échafauder un plan d’évasion ensemble – ils deviennent inséparables. Ils s’exposent ainsi à une nouvelle forme de torture : on leur interdit de se parler, on les sépare.

     

    Une telle confiance mutuelle permet de mieux supporter les tensions entre prisonniers – certains lui reprochent son attitude trop personnelle, ses insoumissions, ses appuis haut placés en France. Mais lorsque elle va mal, n’arrive plus à marcher, tombe en dépression, il y a toujours quelqu’un pour faire un geste, porter son sac, lui remonter le moral, être solidaire. Jour après jour, mois après mois, Ingrid Betancourt s’exerce à « ne rien demander, ne rien désirer ». Une chaîne au cou, attachée à un arbre ou à un pieu, humiliée, malade, elle couve en elle la plus précieuse des libertés, que jamais personne ne pourra lui ôter : « celle de décider qui je voulais être. »

     

    Si cette femme a résisté physiquement à ses abominables conditions de détention et a gardé l’espoir, c’est grâce à sa force mentale, à son intelligence, au soutien de ses proches et à la prière. L’expérience lui tient lieu d’apprentissage : « Des années auparavant, j’aurais tenu tête, j’aurais cherché à démonter ses arguments. Je me sentais comme un vieux chien. Je n’aboyais plus, ni assise, ni debout. J’observais. »

     

    Ingrid Betancourt a pris dix-huit mois pour écrire ce livre : « Pendant toutes ces années, j'ai éprouvé les plus grandes difficultés à supporter ce que je vivais. La seule façon d'y arriver était de donner un sens à tout cela. Je pensais qu'il fallait que je m'en sorte pour pouvoir témoigner. Je voudrais que mes réflexions servent à tous ceux qui vivent des moments difficiles, à ceux qui se posent des questions sur eux-mêmes. » (Document BibliObs)

     

    Dès son arrivée en France, cette femme a été l’objet d’une polémique sur tous les plans : sa vie privée, son engagement politique, sa foi, son caractère. On a reproché à son récit des indiscrétions, des règlements de compte, un manque de remise en question. Qui en jugera ? Cela n’ôte rien à la valeur de son témoignage, exceptionnel, celui d’une femme debout qui ose parler en son nom et a trouvé les mots pour dire l’humain et l’inhumain.

  • Parler d'orage

    Ensor Après l'orage.jpgEnsor, Après l’orage

     

    « Parler d’orage et d’herbage d’avant l’orage
    A quelqu’un au secret des prisons, qui le peut
    Sinon celle qui sans irais-je et sans qu’y peux-je
    Sait traverser, moderne aux pieds nus, le blindage,
    Sait dissiper de paumes d’ange le blindage
    De cette chambre forte où quelqu’un est captif ?
    C’est la porteuse d’eau des mots, la narrative,
    La conteuse du vert urgent quand vient l’orage,
    Dit-elle, « et tout, la haie et l’ortie, a changé,
    Et sache que le bleu au revers des ombrages
    Devient de bronze de cloche immobile avant
    Que tonne grave un premier tonnerre. Et le vent,
    Le voici, je te l’ai apporté, comme il passe
    Sur la figure, en linge, ou en parole, ou en
    Avant-vague marine et faible et s’échouant…
    Que veux-tu, si j’apporte l’Eau, que cela fasse,
    L’édit de soif perpétuelle et le mur vain ? »
     

    Vous êtes dans les murs, et moi. Mais elle vient

     

    (On dit qu’il vaut mieux que je vous le dise,
    Ma moderne aux pieds nus, c’est Poésie.
    Je ne veux plus qu’on bâille que c’est difficile
    A comprendre, et j’expliquerai docilement
    Qu’elle est moderne étant chaque jour inventée,
    Qu’elle est pieds nus parce que simplement
    Ses pieds vont clairs dans la ville surhabitée,
    Qu’elle rend bien, comme nous le disions à l’école,
    L’odeur de l’herbe avant l’orage, ou les sonnailles
    D’un troupeau invisible ; et pour nous visiter
    Là où vous savez trop, comme moi, que nous sommes,
    Qu’elle est seule à savoir traverser les murailles. »

     

    Marcel Thiry, Le Festin d’attente, 1963