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Culture - Page 414

  • Façons de marcher

    Dix ans après son Eloge de la marche, David Le Breton revient sur le sujet dans Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur (2012). C’est une lecture vivifiante pour tous, et pour ceux qui marchent régulièrement, ces pages réveillent des sensations, des souvenirs, donnent envie de sortir de chez soi, en ville ou à la campagne, ici ou ailleurs.

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    Chemins de Majorque

    Cet essai sociologique manque un peu d’ossature, mais on suit volontiers l’auteur qui cite abondamment les écrivains voyageurs, ses « compagnons de route » (Basho, Nicolas Bouvier, Bernard Ollivier… 9 pages de bibliographie où l’on ne trouve que quelques noms féminins, moins d’une dizaine, j’y reviendrai.) Le Breton constate que la marche a gagné beaucoup d’adeptes en dix ans, sans doute parce que cette « méthode tranquille de réenchantement de l’espace et de la durée dans l’existence » fait sortir le marcheur ou la marcheuse « des ornières où se dissipe parfois le goût de vivre. »

    Bien sûr, il s’agit ici d’une activité choisie, volontaire – « Si elle est imposée, la marche est plutôt signe de misère ou d’épreuve personnelle. » Elle implique une santé suffisante : « La marche coule de source, elle est l’eau qui se mêle à l’eau, mais quand elle n’est plus possible, toute l’existence vacille. » Elle ne se limite pas au mouvement physique. « Elle amène à se défaire du fardeau d’être soi, elle relâche les pressions qui pèsent sur les épaules, les tensions liées aux responsabilités sociales et individuelles. »

    Sur les chemins de randonnée, les sentiers de promenade, on se libère des « impératifs de vitesse, de rendement, d’efficacité » : on ne marche pas pour « gagner du temps », mais pour « le perdre avec élégance » et affirmer tranquillement « que le temps n’appartient qu’à soi ». Tous les sens sont en éveil, dans la marche on se sent « passionnément vivant », et lorsqu’on s’arrête, la halte pour manger « est toujours un moment de félicité ».

    Après avoir évoqué les marcheurs à la belle étoile, ceux qui se déplacent la nuit ou qui trouvent un refuge de fortune en route – l’expérience de l’obscurité est ambivalente, elle peut apaiser le voyageur ou le livrer à l’effroi – David Le Breton soulève « une terrible question de parité entre hommes et femmes », il faudrait plutôt dire d’inégalité. Si les femmes sont moins nombreuses à raconter leurs voyages à pied, c’est lié à l’insécurité pour elles davantage que pour les hommes de certains sentiers, certains quartiers, surtout le soir, une « limitation de leur liberté de mouvement » dénoncée par Rebecca Solnit dans L’art de marcher. C’est pourquoi souvent elles préfèrent marcher en groupe, pour réduire leurs craintes.

    « Paysage », « Méditerranée », « Blessures »,… David Le Breton varie les angles d’approche pour décrire la relation des marcheurs au monde et à eux-mêmes. Sous le titre « Illuminations », il fait remarquer que l’émotion ressentie devant « la sérénité d’un lieu, sa beauté » dépend du regard, de la disponibilité et même « d’une volonté de chance ».

    Loin d’idéaliser, il rappelle que « la marche est une école de patience, en aucun cas de la résignation, au contraire, mais elle apprend à ne pas se précipiter et à s’ajuster aux circonstances, qu’elles soient heureuses ou porteuses de complications. » Il a cette jolie formule : « Le marcheur est un artiste des occasions. »

    Marcher ne parle pas que des grands marcheurs, il y est aussi question de la promenade, et de la marche en ville. Les trottoirs ne sont pas des sentiers, mais il dépend du piéton de ne plus voir son parcours comme un trajet mais comme un cheminement : lever les yeux sur les façades, flâner pour le plaisir, observer les passants, admirer les places laissées au végétal. Flâneurs et flâneuses en ville cheminent dans l’espace mais aussi dans le temps : superposition des époques, aménagements nouveaux, noms des rues. 

    Marcher, Eloge des chemins et de la lenteur se termine par un chapitre très porteur, « La marche comme renaissance ». En voici un passage : « Marcher, c’est retrouver son chemin. Une manière de progresser parfois à pas de géant. La volonté est de prendre congé de soi pour devenir autre au fil de l’avancée en usant la maladie et les tristesses. »

     

  • Can Barceló

    Les places ont souvent un charme particulier. Dans les villes méditerranéennes, les jeux de l’ombre et de la lumière, les arbres, les terrasses incitent les flâneurs à la pause. A Palma de Majorque, c’est chaque fois un plaisir au débouché d’une rue de voir s’ouvrir l’espace et de prendre un peu de recul pour admirer les lieux.

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    Sur la plaza de Quadrado, un étonnant immeuble, tout en fenêtres et en loggias, orné de belles céramiques bleues : Can Barceló. En haut de la façade de ce chef-d’oeuvre moderniste (Bartomeu Ferrà1904), de grandes mosaïques attirent le regard, allégories des arts, de l’artisanat et du commerce.

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    Au-dessus d’un rez-de-chaussée qui ne retient guère l’attention, le décor se raffine d’étage en étage : arabesques autour des fenêtres surmontées d’un grand papillon, ferronneries et fresques d’inspiration végétale, chimères de part et d’autre des initiales sous la corniche du toit à balustrade. Toutes les céramiques sont de fabrication locale (Fábrica La Roqueta).

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    Quelle est l'histoire de Can Barceló ? On aimerait en apprendre davantage sur cette construction originale   à qui elle était destinée, pourquoi ce nom, ces choix décoratifs –, en découvrir les espaces intérieurs, derrière ces fenêtres fleuries. Et aussi, de là, laisser plonger le regard vers la place.

  • Mallorquinades

    Mallorca, Majorque, c’est d’abord, pour moi, l’île de l’amitié. De mon séjour au pays de Colo, voici quelques ambiances au fil des balades, que j’ai bien envie cette fois d’appeler mallorquinades, comme me le souffle à l’oreille un bois d’olivier qui a pris place sur mon bureau – sculptural. 

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    L’île a compté des centaines de moulins à vent, quelle surprise d’en trouver en pleine ville ! Les jacarandas commençaient à fleurir dans la très belle capitale des Baléares. Quel plaisir de se promener dans le vieux Palma aux ruelles ombragées, où il y a tant de belles choses à observer, parfois inattendues. Et même des arbres vénérables. 

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    Les calèches font bonne figure sur la place de la Reine, où un étonnant arbre corail (dixit Colo) contraste joliment près d’un jacaranda, et aux alentours de la cathédrale, où je suis allée revoir la chapelle de Barceló. Un concert d’orgue débutait. A cette occasion, le baldaquin de Gaudí au-dessus du maître autel s’est illuminé, baroque, féerique. 

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    En s’éloignant des quartiers les plus touristiques, une agréable surprise : la terrasse du restaurant Es pes de sa palla, sa cuisine simple et délicieuse. Pendant que nous y reprenions des forces avant d’aller visiter le beau cloître du couvent San Francesco, nous avons été intrigués par le va-et-vient devant une maison qui ne compte pas moins de cinq portes. Ses visiteurs montaient un escalier très raide derrière l’une d’entre elles et en sortaient chargés de fruits et de légumes. Amusante aussi, dans un autre genre, cette seconde porte d’un magasin de jouets à la taille des enfants, non ? 

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    Après l’animation de la ville, d’où le regard peut parfois s’échapper vers la mer, quelle douceur de retrouver la campagne mallorquine et de reconnaître la route qui mène à une maison amie. Retrouvailles, émotion, complicité. Sous l’enseigne d’un bistrot à Palma, n’avions-nous pas lu ensemble cette phrase, inscrite en français : « Le bonheur, c’est de ne pas y penser » ? 

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    Une excursion vers les montagnes au nord ouest de l’île – Puig Major, le sommet le plus élevé, se situe à 1445 m d’altitude – nous a permis d’admirer les pentes arborées au-dessus de la mer, où le vert frais des myrtes se mêle aux pierres, et puis de grands lacs de retenue fréquentés par les randonneurs. 

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    Le jour où nous sommes allés au cap Formentor, au bout de la presqu’île – une route sinueuse, des paysages à couper le souffle –, les nuages nous y attendaient et c’était un grand spectacle que cette mer blanche d’où seuls émergeaient les sommets, puis la montée du brouillard vers le phare et, en redescendant, la coulée des nuages dans l’azur.

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    A Cala San Vicente (le site a inspiré bien des peintres, dont Degouve de Nuncques, rappelez-vous cet autre billet de Colo), les eaux turquoises au pied des falaises ont de quoi ensorceler.  

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    Sur la côte est de Majorque très appréciée des vacanciers, nous avons vu les horreurs de la pression immobilière aux dépens du paysage. Tout autre est Porto Colom avec ses criques sauvages, son port paisible et son vieux village où les martinets strient l’air avec fougue. 

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    A peine rentrée, je retourne en rêve sur cette île pleine de charme, aux paysages si variés qui ont inspiré bien des artistes. Sans parler de l’hospitalité mallorquine, de la savoureuse cuisine de la tenancière – Colo en offre de beaux aperçus sur son blog bilingue franco-espagnol. Je vous reparlerai de Mallorca, Majorque, et cette fois, il sera question de peinture. 

  • Injouable

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    « Peu avant Irkoutsk, Hélène se réveille. Voyant Aliocha les yeux dans le vague, avachi, et occupant semble-t-il un volume d’espace accru, elle s’agace. Se dit qu’il est temps qu’il dégage. Maintenant elle en a marre : il prend de la place. Grands pieds, grandes mains, grandes jambes, le torse épais comme une carte à jouer mais l’impression qu’il se déplie comme un double mètre dès qu’il fait un geste. Eux deux jusqu’à Vladivostok, autrement dit trois jours et trois nuits de train, c’est injouable. »

    Maylis de Kerangal, Tangente vers l’est

  • Vers l'est

    Si vous avez lu la quatrième de couverture, un article, un billet, vous savez déjà tout de l’action dans Tangente vers l’est, signé Maylis de Kerangal, un roman né de son voyage avec d'autres écrivains français dans le Transsibérien – c’était en 2010, l’année France-Russie – d’abord sous la forme d’une fiction radiophonique, « Lignes de fuite », dont ce récit, signale l’auteure, est la « reprise infidèle ». 

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    Le Transsibérien des écrivains

    On lit donc le roman pour les détails de cette rencontre entre une Française, Hélène, et un soldat russe, Aliocha, dans ce train mythique. Et surtout pour l’atmosphère, l’observation des passagers, du paysage, pendant cette traversée de la Russie. D’emblée, le texte impose un rythme, les phrases un mouvement : « Après quoi les rails irréversibles qui déplient le pays déballent, déballent, déballent la Russie, progressent entre les latitudes 50°N et 60°N (…) ».

    A bord du Transsibérien, une centaine de gars « jeunes, blancs, pâles même », « les conscrits », incertains de leur destination finale, et parmi eux Aliocha, qui a tout essayé pour éviter le service militaire et, « une pierre au ventre », redoute la Sibérie où rien « n’est à la mesure de l’homme », où rien ne l’attend sinon « le bizutage des appelés ».

    C’est son regard que l’on suit pour commencer, celui d’un garçon de vingt ans « encore puceau » qui s’efforce de se fondre parmi les autres, et dont toutes les pensées concourent vers ce mot, « fuir »« et pile à cet instant, le Transsibérien s’engouffre dans un tunnel, fuir, dégager au plus vite, s’arracher, sauter en route. »

    Comment échapper à la vigilance du sergent Letchov ? Comment tromper « la provodnitsa, l’hôtesse en charge du wagon, sanglée martiale dans une jupe droite » ? A la gare de Krasnoïarsk, où le train s’est arrêté dans la nuit, une première tentative de s’éloigner échoue. C’est là que monte Hélène, une étrangère qu’il remarque à son allure, ses vêtements, son écharpe violette.

    « Le jeune homme s’approche de la vitre, son regard passe outre son visage reflété : dehors, compacte et ténébreuse, océanique, la forêt sibérienne est là, et s’y enfoncer serait comme pénétrer l’eau noire avec des pierres au fond des poches, et Aliocha veut vivre. »

    L’étrangère est soudain tout près, elle s’est déplacée pour fumer « le long d’une ouverture latérale » et c’est là qu’ils font connaissance. Aliocha l’aborde, ils échangent leurs prénoms, des cigarettes. Hélène s’attarde et pense à Anton, son amant russe, qu’elle a suivi jusqu’en Sibérie, et qui lui dirait s’il la voyait qu’elle cherche des histoires.

    Quand la Française fait mine de retourner à son compartiment de première, réservé pour elle seule, Aliocha la retient, lui fait comprendre ce qu’il veut : échapper à l’armée, se cacher, s’enfuir. Hélène se décide, l’invite à la suivre. A partir de là, nous partageons les pensées d’Hélène, elle aussi en fuite à sa manière – elle a décidé de quitter Anton –, tandis qu’elle regarde en face d’elle le jeune soldat qui s’endort.

    Mais on n’échappe pas aussi simplement au sergent Letchov, aux hôtesses du train, au regard des autres voyageurs. On recherche Aliocha. La tension du récit croît avec la traque du jeune déserteur et par cette intimité clandestine entre celle qui cache et celui qui se cache. Tangente vers l’est est un beau titre pour cette rencontre, sans doute folle et improbable, sur la ligne de Moscou à Vladivostok, entre deux personnages qui s’efforcent d’échapper à leur situation, ensemble et pourtant si seuls, si différents et pourtant proches.

    Pour le récit du voyage France-Russie, il vaut sans doute mieux se tourner vers Dominique Fernandez ou Danièle Sallenave. Ici, sans trop d’effets, Maylis de Kerangal a écrit un huis clos dramatique. Peu de choses sont dites entre les protagonistes, mais les gestes, les corps parlent. C’est une réussite que ce roman court pour un si long voyage à travers la Russie : les détails concrets, les villes où on s’arrête, quelques mots russes – et nous ressentons tout de même son immense présence.