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Culture - Page 414

  • Du temps au temps

    On peut compter sur Denis Grozdanovitch (Petit traité de désinvolture, Rêveurs et nageursL’art difficile de ne presque rien faire) pour nous faire humer une atmosphère ou savourer la grâce d’un moment perdu. Son Petit éloge du temps comme il va, dans une collection que vous connaissez, s’ouvre avec Proust – « On dirait que le temps a changé. Ces mots me remplirent de joie (…) » – et les citations, les extraits plutôt ne manquent pas chez ce grand lecteur sous ses airs de dilettante, toujours à propos.  

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    La sagesse d’une vieille Russe – « Il fait mauvais temps et nous attendons qu’il change. Mais il vaut mieux qu’il fasse mauvais temps que rien du tout et que nous attendions au lieu de ne rien attendre » – amorce une réflexion sur ce mot identique en français pour désigner « le temps qu’il fait et le temps qui passe ». 

    Comme beaucoup, il me semble, Grozdanovitch ressent un lien entre météo et humeur : « A vrai dire, il m’a toujours semblé que la météorologie climatique induisait en nous-mêmes, selon les variations de l’atmosphère, une météorologie plus subtile : celle de nos états d’âme. »

     

    N’en déduisez pas qu’il privilégie une saison au détriment d’une autre, sa bienveillance accueille tous les éléments, avec une prédilection pour la pluie qu’il aime depuis l’enfance, reconnaissant à son père de lui avoir fait remarquer, lors d’une séance d’aquarelle sur le motif, « à quel point sous la pluie les couleurs s’approfondissaient alors qu’elles étaient aplanies par le grand soleil. »

     

    Longues lectures des jours de pluie dans lesquelles ils s’embarquaient, sa sœur et lui, « chacun à un bout de la pièce », temps propice au recueillement, plaisir de regarder le ciel se transformer, la lumière changer, d’un endroit bien protégé, parfois en compagnie d’un chat complice « clignant doucement des yeux ». Jours pluvieux à écrire en rythme. Attente des éclaircies pour retourner sur le terrain de tennis, de quoi former « de fins météorologues amateurs, rompus à scruter et à interpréter les moindres variations du ciel. »

     

    Observant les formes des nuages, décelant dans leurs incessantes transformations quelque signe révélateur sur le monde ou sur lui-même, il redécouvre sans le savoir la néphomancie, ancienne forme de divination. Excellent antidote, écrit-il, « à tout excès de rationalité, tant la matière vaporeuse, presque onirique, de ce que nous avons sous les yeux est propre à nous rappeler la consistance essentiellement impondérable de la plupart de nos aspirations, ambitions, prospectives et autres plans tirés sur la comète. »

     

    Grozdanovitch évoque « l’adorable grisaille parisienne », des souvenirs pluvieux de Londres, New York, Venise… Puis viennent le vent et ses sortilèges, « l’heure soyeuse » des jours de neige – le soleil est peu présent, en réaction sans doute au diktat commercial d’éternel été. Quant au vieux rêve de l’humanité, « suspendre le temps », les poètes et les philosophes ne cessent de l’aborder, c’est l’occasion pour l’auteur de revenir à Proust et à d’autres qui ouvrent la voie à la « conquête du temps essentiel, synonyme de libération intérieure ».

     

    Ernst Jünger, dans Le mur du temps (1963) : « L’homme qui n’a pas le temps, et c’est là une de nos caractéristiques, ne saurait guère avoir de bonheur. Nécessairement, de grandes sources se ferment à lui, de grandes forces comme celles du loisir, de la foi, de la beauté dans l’art et la nature. » Grozdanovitch s’exerce à « ralentir certains moments », ce qui requiert « stratégie et tactique » et nous vaut de belles pages sur la danse, le sport, l’écriture, la musique. 

    Petit éloge du temps comme il va distille mine de rien un appel à résister aux injonctions hyperactives de notre époque et à s’éloigner des lieux communs du bonheur médiatique. La lecture de cet essai porte à siffloter, quel que soit le temps qu’il fait, et ouvre des fenêtres dans le temps qui passe. C’est une question d’attitude, donc un choix, et si l’auteur explore des manières inédites de prendre le temps « comme il va », nous pouvons aussi y reconnaître certaines des nôtres – « Une intense décélération se produit invariablement lorsque je franchis la porte d’un musée. »

  • Indigo

    usset,catherine,indigo,roman,littérature française,inde,culture« Derrière eux apparut le personnage préféré de Charlotte, en jean et mocassins au lieu de ses santiags. Il portait une chemise bleu-violet qui enserrait parfaitement ses épaules et moulait sa taille. Dans son genre décontracté, Raphaël était aussi coquet que Roland. Renata, qui le suivait avec ce dernier, le complimenta sur la couleur.
    « Indigo, c’est ça ?
    – Je crois.
    – C’est son adieu à l’Inde, dit Roland. Inde, I go ! »
    Charlotte sourit. Renata leva les yeux au ciel. Raphaël rit. »

    Catherine Cusset, Indigo

  • La couleur de l'Inde

    Indigo, le dernier roman de Catherine Cusset, commence à Roissy où Charlotte Greene, en transit entre New York et Delhi, risque de rater son avion à cause d’une alerte à la bombe, le 5 décembre 2009. Elle a laissé ses filles et son mari aux Etats-Unis pour se rendre à Trivandrum, dans le Kerala, à l’invitation de l’Alliance française – l’occasion de voir l’Inde, le pays de Debarati, son amie Deb, qui s’est suicidée six mois plus tôt. 

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    Hôtel Vivanda Taj Trivandrum

    Dans l’avion, elle reconnaît Roland Weinberg qui va retrouver l’Inde après dix-sept ans, « un passé mort et enterré », pense-t-il, et pourtant ce qui l’intéresse en premier dans ce voyage, c’est de revoir Srikala, un amour d’antan, ce qu’ignore Renata, sa jeune compagne qui vient le rejoindre. A l’aéroport de Delhi où il l’attend, il observe les femmes à son aise, et c’est un choc quand sa « Reine » débarque, les cheveux ras, sans sa belle chevelure noire.

    Géraldine Legac, responsable de l’Alliance française à Trivandrum, doit accueillir l’écrivain Roland Weinberg et Charlotte Greene, cinéaste et professeur de littérature, mais c’est surtout l’autre écrivain qu’elle attend personnellement – elle a été folle amoureuse en secret de Raphaël Eleuthère quand elle était adolescente, un Breton comme elle – la reconnaîtra-t-il ? De quoi perdre le sommeil, pendant que dorment son mari indien et leur fils.

    Raphaël accepte de se promener au hasard avec Charlotte dans le vieux Delhi, mais après s’être fait agresser par des gamins voleurs (un vieil homme les chasse in extremis), il n’a plus qu’une envie : fuir le bruit, la poussière et la pollution, se reposer à l’hôtel. Charlotte arrête un rickshaw pour lui et continue seule, se laisse aborder par un jeune homme, et finit par tomber dans le piège – seul son argent l’intéresse et pas « une bonne femme de quarante-sept ans ».

    Avec Jagdish Kapoor, le jeune Indien chargé d’accompagner les invités du festival culturel dans leurs déplacements, ce sont les personnages principaux du roman. Catherine Cusset passe de l’un à l’autre pour raconter leur séjour d’une dizaine de jours en Inde et ses péripéties, les conférences, les problèmes personnels, les incidents, les imprévus. La menace d’attentats terroristes et la chaleur pèsent, mais « une surprise attend chacun d’eux et bouleverse leur vie » (quatrième de couverture).

    La romancière a repris sur son site les critiques généralement élogieuses de son dixième roman, une « comédie humaine ». Comme Nicole Volle (Enfin livre !) ou Etienne Dumont (Tribune de Genève), je ne suis pas totalement convaincue. Pourquoi ? Peut-être à cause du morcellement du récit, de l’égocentrisme des personnages, de leur approche « touristique » de l’Inde, si différente de la quête de Meaghan Delahunt dans Le livre rouge, par exemple. Comme le dit la narratrice à propos de Charlotte Greene, « elle avait beau convoquer l’émotion de toutes ses forces, celle-ci restait absente. »

  • Compliquée

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    « Ma vie, qui paraît si simple, si monotone, est en réalité une affaire compliquée de cafés où l’on m’aime bien et de cafés où l’on ne m’aime pas, de rues bienveillantes et de rues qui ne le sont pas, de chambres où je pourrais être heureuse et de chambres où je ne le serai jamais, de glaces dans lesquelles j’ai l’air en beauté et de glaces dans lesquelles j’ai mauvaise mine, de robes qui vont me porter bonheur et de robes qui ne me porteront pas bonheur, et ainsi de suite. »

    Jean Rhys, Bonjour minuit

  • Jean Rhys à Paris

    Le nom de Jean Rhys (1890-1979) vous dit-il quelque chose ? Née aux Antilles, elle a écrit quelques romans – La prisonnière des Sargasses ou l’enfance et l’adolescence d’une jeune créole à la Jamaïque – et des nouvelles. Bonjour minuit (1939, traduit de l’anglais par Jacqueline Bernard) vient d’être réédité, voici le début de la préface signée Fanny Ardant. 

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    « Vous la rencontrerez peut-être un après-midi dans le jardin du Luxembourg. Elle est blonde, elle a un manteau de fourrure, elle marche les mains dans les poches, le regard par terre, elle sait que les yeux des hommes sont cruels. Elle s’arrête et parle toute seule. Si elle dit : « Curieux comme cela peut être triste, le soleil de l’après-midi. » C’est elle. »

    Le titre est emprunté à un poème d’Emily Dickinson : « Bonjour, Minuit ! / Je rentre chez moi, / Le Jour s’est lassé de moi – / Comment pouvais-je me lasser de lui ? » Dans une chambre d’hôtel bon marché, une femme arrange son existence entre « un endroit pour manger à midi, un endroit pour manger le soir, un endroit pour boire après le dîner ».

    C’est une amie qui ne supportait pas de la voir « avec un air comme ça » qui lui a suggéré de se changer les idées, de retourner un peu à Paris, en lui prêtant de l’argent si nécessaire, pour s’acheter de nouvelles robes. A Paris, elle a partout des souvenirs. Dans les années vingt, elle avait choisi de s’y faire appeler « Sasha » – « J’ai pensé que mon sort changerait peut-être si je changeais de nom. » 

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    Du Gardénal pour dormir. Le matin, croiser sur le palier « ce foutu type » squelettique en robe de chambre qui occupe la chambre d’à côté. Son programme du jour ? « Ne pas trop boire, éviter certains cafés, certaines rues et certains endroits, et tout ira très bien. Ce qu’il faut c’est avoir un programme, ne rien laisser au hasard – pas de trous. »

    Un dimanche après-midi dans un cinéma des Champs-Elysées, et quand elle en sort, « il fait nuit et les réverbères sont allumés », Paris a un air pimpant. La voici à l’endroit d’où elle a vu passer le cortège funèbre d’Anatole France. Elle a travaillé autrefois dans ce quartier, elle accueillait les clientes d’une maison de couture. Elle raconte ses débuts, son renvoi, ses autres emplois.

    A l’hôtel, au restaurant, dans les bars, elle écoute les conversations, surveille les regards posés sur elle : elle tient à avoir l’air respectable, même s’il ne s’agit plus à présent d’être « aimée, belle, heureuse ou capable ». La tranquillité, avant tout. Elle a bien essayé de se tuer à force de boire, mais elle est toujours là, à lire les menus et observer les autres clients. Un soir, elle se laisse approcher par deux Russes, elle trouve le plus jeune « assez beau dans un genre doux et mélancolique ».

     « Jean Rhys disait de son roman : "Les gens le trouvent trop triste, je ne sais pas pourquoi. Je ne voulais pas montrer les choses sous un jour particulièrement noir. Il me faut reconnaître que mon livre en a vu de toutes les couleurs. On me conseille d'être moins sinistre alors que je veux simplement raconter quelques-unes des choses qui me sont arrivées, telles quelles". » (Au bonheur de lire)

    Chaque journée, pour Sasha, est une traversée périlleuse, mais elle s’accroche, entre souvenirs, résolutions et rencontres de hasard. Bonsoir minuit est le roman d’une errance au féminin, lucide et parfois drôle. « Champagne pour les perdants », titre Marie-Noël Rio dans Le Monde diplomatique. Un méli-mélo de désespoir et d’élégance dans le Paris bohême.