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  • Tant d'histoires

    Nicole Versailles a ému bien des lecteurs avec L’enfant à l’endroit, l’enfant à l’envers (2008), un récit autobiographique où elle revient sur l’histoire d’un amour manqué, entre sa mère et elle. Animatrice d’ateliers d’écriture, elle sait monter une histoire comme on monte une sauce, doser les ingrédients, accentuer ici ou là une saveur, une couleur, ménager le suspense. Les dessous de tables, un recueil de nouvelles qu’elle a publié l’an dernier, propose une vingtaine de nouvelles. 

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    Quoi de plus révélateur qu’une cuisine, qu’une table dressée, qu’un repas de famille ou entre amis sur les relations que nous nouons avec les autres, sur ce que nous montrons ou cachons de nos sentiments ? En Grèce ou en Palestine, à Bruxelles ou ailleurs, les femmes et les hommes se débrouillent comme ils peuvent avec leurs attentes, leurs craintes, leurs limites.

    La première nouvelle raconte l’histoire de Myrto, « un nom de premier matin du monde » mais « une fille de tous les soirs ». Les femmes du village, les « régulières », fatiguées du ménage et des enfants, ont fini par accepter la présence d’une prostituée « comme un mal nécessaire », à condition qu’elle reste à l’écart et ne reçoive pas leurs hommes en plein jour. Seule la femme de Yanis interdit à son mari de la fréquenter, lui seul parle de Myrto méchamment. Un jour, celle-ci rencontre un inconnu, quelqu’un d’étrange avec un bandana rouge dans ses cheveux noirs et qui « la regarde vraiment » : il est à la recherche de Yanis, mais il plaît tellement à Myrto qu’elle l’invite à passer chez elle avant. Nikos accepte un verre de retsina, elle lui prépare un mezze, ils bavardent tranquillement et l’homme finit par s’assoupir contre le grand coussin doré. A l’aube, quand elle se réveille, il n’est plus là. On découvrira pourquoi le bel étranger avec qui Myrto s’inventait déjà une nouvelle vie ne reviendra plus jamais (Juste un petit verre de retsina). 

    Ce qui lie et sépare les couples est un des thèmes récurrents des Dessous de tables : ici des convives observent le manège d’un homme devenu roi d’un jour grâce à la fève flirtant effrontément sous les yeux de sa femme avec une autre qu’il a couronnée de carton doré, comme au spectacle (Le roi et la reine de la fève). Un vieil homme se prépare une soupe et se rappelle les bons potages frais que sa femme, dont il ne supportait plus les jérémiades, lui préparait quand elle vivait encore. Le silence dont il rêvait alors le plonge dans d’étranges interrogations (Une bonne soupe en sachet).  

    La mère allemande d’un petit garçon français en 1955, la mère anéantie d’une petite fille gravement malade, une épouse enfermée dans la dépression, une mère qui a fleuri sa table d’une rose rouge pour fêter son anniversaire avec son fils qui tarde à arriver… Nicole Versailles décrit la solitude ordinaire, le plus souvent au féminin. Ou dévoile les déchirures masquées sous les apparences lisses de la vie sociale. Tant d’histoires…

    Agressions, viols, meurtres, la face cachée de certaines histoires est très noire. Des familles se déchirent. Le désespoir rend fou. Des retrouvailles anodines autour d’un verre, autour d’une table, se muent en drames profonds. C’est parfois violent, parfois drôle. Ainsi quand Charles-Henri se montre plus brillant et séduisant que jamais en ce soir d’anniversaire : son discours retient l’attention de tous, mais il en est deux qui portent ailleurs le regard. Marie-Solange, son élégante épouse, qui s’ennuie terriblement, remarque l’effet du décolleté subtil de sa robe haute couture sur ses voisins de table et commence à s’amuser (Dilemme).

    Natacha prépare avec soin un osso bucco pour un dîner où Christian et elle ont une grande nouvelle à annoncer. Tout est fin prêt à l’arrivée des invités, mais au moment où elle lève son verre pour prendre la parole, lui se lance tout excité dans l’éloge du dernier bijou technologique annoncé dans la presse, emmène tout le monde dans son bureau pour faire admirer ses dernières photos numériques, repousse constamment l’heure de manger. Jusqu’au coup d’éclat de sa femme qui va tous les planter là (Le jardin de la colère).

    Les nouvelles de Nicole Versailles dépassent rarement une dizaine de pages. Le style y est le plus souvent parlé, contemporain, et elle recourt de temps à autre aux italiques pour intercaler dans le récit des pensées intimes. Certaines phrases sont d’une précision sans faille : « Elle claque la porte d’un coup sec et tranchant comme sa vie coupée en deux par l’annonce guillotine. » (Cuisine intérieure) Les dessous de tables : un titre parfait pour ces tranches de vie déshabillées.

    A Coumarine, fort éprouvée en ce moment, un salut amical et mes souhaits de prompt rétablissement.

     

  • Blanc ou noir

    « Dans les faits de langue, il n’existe pratiquement plus de place pour les variables, les subtilités, les restrictions, les exceptions ou les hésitations. Le doute n’est plus un outil de pensée ; le flair n’est plus un instrument de recherche (de fait, comment faire entrer le flair dans le sacro-saint ordinateur ?) Le relativisme culturel est devenu scientifiquement incorrect et politiquement suspect. C’est oui ou c’est non, jamais peut-être ; c’est blanc ou c’est noir, pas gris, et encore moins gris perle ou gris tourterelle. Mots de liaison, adverbes de nuance, propositions subordonnées concessives sont désormais des éléments grammaticaux obscurs ou inutiles. Des mots tels qu’éventuellement et probablement sont considérés comme synonymes, et les subtilités qui les accompagnent sont aujourd’hui indéchiffrables par bon nombre de nos contemporains. En revanche, l’emploi d’adverbes comme absolument ou totalement est devenu envahissant, de même que toutes les formes superlatives. Dans les langues occidentales, le mot très est de nos jours l’un des plus employés et des plus galvaudés. Il n’existe plus de place pour la nuance, le relatif, l’ambivalence. »

    Michel Pastoureau, Les couleurs de nos souvenirs 

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  • Couleur souvenir

    Bleu, vert, rouge, blanc ou noir, jaune, c’est dans cet ordre que se manifestent les préférences des Occidentaux quand on leur demande leur couleur favorite. Premier historien à se spécialiser dans ce domaine, Michel Pastoureau, quand il convoque ses souvenirs, les voit en couleurs. C’est le sujet de son dernier essai au titre emprunté à Nerval, Les couleurs de nos souvenirs (2010). Un livre sans images, par choix délibéré. 

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    Klee, Fire in the Evening (Moma)

    Couleurs réelles, couleurs rêvées, comment se souvenir ? « Ce journal chromatique s’appuie non seulement sur des impressions fugitives, des expériences vécues, mais aussi sur des notations prises sur le vif, des digressions savantes, des remarques propres au philosophe, au sociologue, au journaliste. » Le gilet jaune d’André Breton en visite chez ses parents sur la Butte Montmartre, les rayures détestées depuis qu’un gardien au Luxembourg l’a confondu avec un autre garçon en maillot rayé et accusé à tort d’avoir marché sur une pelouse interdite, le premier blazer que sa mère lui achète et qui n’est pas de la bonne nuance de bleu marine, ce qui le rend « vulgaire » aux yeux d’un garçon de treize ans doté d’une « hypersensibilité chromatique », la mémoire de Michel Pastoureau, né en 1947, est pleine d’observations sur le vêtement – et tout le reste. 

    Au lycée, deux filles de sa classe sont exclues un jour pour leurs pantalons jugés subversifs : ils étaient d’un rouge « trop dense, trop fort, trop séducteur ». On y interdisait alors le port du jean. C’était l’époque des sous-vêtements blancs ou d’une couleur « neutre de bon ton ». Pastoureau s’étonne que Bourdieu, dans La Distinction, ne dise rien des couleurs portées ni des prénoms, autre terrain si culturellement marqué.

     

    La vie quotidienne offre une multitude de signes à qui s’y intéresse : croix verte des pharmacies, noir et blanc longtemps imposé sur la photo d’identité, couleurs des voitures – un jour, comme aucun père de famille ne voulait d’une occasion à la carrosserie rouge vif, le vendeur lui a consenti « un rabais alléchant » auquel il n’a pas résisté. Pourquoi les feux de circulation sont-ils rouges et verts ? L’essayiste en a trouvé l’origine dans la signalisation du rail, héritière de la signalisation maritime. Complémentaire du rouge, le vert a perdu sa symbolique de désordre, voire de transgression, pour devenir ainsi couleur de liberté, grâce au « feu vert ».

     

    Le neveu de trois peintres surréalistes dont Marcel Jean, qu’il aimait voir préparer ses « papiers flottés » à l’aide de pigments colorés répandus à la surface de l’eau, décrit le plaisir qu’il ressentait alors à classer les couleurs, plaisir récurrent à distinguer les six couleurs de base (noir, blanc, rouge, bleu, jaune, vert) et les cinq de second rang (gris, brun, rose, violet, orangé), toutes les autres n’étant que des nuances ou « des nuances de nuances ».

     

    Examinant la querelle entre partisans du noir et blanc ou des couleurs (cinéma, photographie), Michel Pastoureau évoque Ivanhoé (en couleurs) vu et revu à l’âge de huit ans, puis, quand il est devenu jeune conservateur à la Bibliothèque Nationale, son travail de conseiller auprès de Rohmer pour le tournage de Perceval (l’utilisation du violet dans le film transgressant délibérément les codes du Moyen Age, à son grand étonnement) puis, avec d’autres historiens, pour le tournage du Nom de la Rose où surgit une difficulté imprévue : des cochons roses, alors qu’à l’époque ils étaient tous noirs ou gris bruns !

     

    La bibliothèque de son père comptait environ quinze mille ouvrages, dont de nombreux livres d’art. C’est dans l’histoire de la peinture qu’on s’attendrait à une documentation précise sur les couleurs, or elles y sont peu étudiées, pour des raisons sur lesquelles l’auteur s’attarde. De tout temps, la couleur a été jugée moins noble que le dessin, l’intellect opposé aux sens. Le langage qui la désigne reste incertain – la couleur est « une rebelle ». De plus, les couleurs peintes changent avec le temps, sont perçues différemment selon l’éclairage. Sur les écrans d’ordinateur, la distinction entre couleurs mates et brillantes n’est plus décelable. L’éclairage électrique est statique, alors que dans le passé, les peintures étaient éclairées par des flammes, ce qui mettait les couleurs toujours en mouvement. « L’arrivée de l’électricité a totalement modifié le rapport du spectateur à l’objet, à l’œuvre d’art, à l’image et, peut-être plus encore, à la couleur. » 

     

    Tous les domaines sont touchés par la couleur, comme le sport : maillot différent du gardien de but, tenue des arbitres (les priver du noir, symbole d’autorité, ne serait pas sans conséquence), revalorisation du jaune par le Tour de France (ce qui n’a pas empêché Pastoureau de refuser un vélo jaune, n’ayant jamais eu que des vélos de sa couleur préférée, le vert), symbolisme des anneaux olympiques, ceintures des judokas... Incongru, le changement récent des couleurs portées par le club de rugby parisien (rose, bleu, noir, avec l’inscription « Orange » !)

     

    En 1957, quand Michel Pastoureau entre en sixième latine, il reçoit un carton bleu à son nom, ce qui le conduit dans d’autres cours et locaux que les porteurs de cartons rouges (sixième moderne). Un professeur de dessin, en quatrième, donne à reproduire à la gouache un vitrail du XVe ou du XVIe siècle, et c’est l’éveil de son intérêt pour l’héraldique : il achète un Manuel du Blason, prépare un exposé sur ce sujet, qui contient tout son avenir.

     

    Repas monochromes, couleurs du Petit Chaperon rouge ou de Blanche-Neige, superstitions (le chat noir, le vert), tout intéresse ce spécialiste des couleurs qui a appris au service militaire à plier correctement le drapeau français (de manière à ce que seul le bleu soit visible et en aucun cas le rouge) mais se méfie des drapeaux : l’histoire de leurs couleurs (la vexillologie) reste à écrire, mais c’est un sujet dangereux, chargé de symbolisme et d’idéologie.

     

    « Pour penser la couleur, nous sommes prisonniers des mots ». Des pages passionnantes abordent le lexique des couleurs, leurs codes. Quelle est la couleur du cirage « incolore » ? Le gris est-il devenu une sorte de « neutre chromatique » ? » Michel Pastoureau insiste sur le relativisme culturel des couleurs dans l’espace, dans le temps, et aussi sur l’écart considérable, à toute époque, entre la couleur réelle, la couleur perçue et la couleur nommée. « Qu’est-ce que la couleur ? » Le dernier chapitre répond à cette question : elle est matière, lumière, sensation. 

     

    Les Couleurs de nos souvenirs révèlent des préférences et des aversions. Si l’auteur a horreur de l’or et encore plus du doré, c’est sans doute le résultat d’une éducation familiale, d’une vision protestante opposée au « paraître vestimentaire », bien que l’or soit « lumière autant que matière ». En revisitant avec cet ouvrage la seconde moitié du XXe siècle et le début du XXIe, impossible de ne pas nous souvenir, à notre tour, des couleurs de notre vie. Une prédilection pour le rouge, l’encre noire, un intérêt soutenu pour tout ce qui touche aux couleurs, matières et mots, il y aurait beaucoup à dire, mais ce billet est déjà trop long. 

  • Notre mémoire

    « Je sais bien que ce sont les événements de Jeanne, pas les miens. Je n’ai ni tout su, ni tout compris. Mais je doute que ce soit là l’explication : mes événements à moi se déplacent aussi. Ou plutôt, ils sont sans place : images toutes vives, conservées, éternelles. Et parfois je me demande si la mémoire n’a pas raison contre nous. Tout n’est-il pas, au vrai, éternel, donc contemporain ? Ces séquences chronologiques nous aident à comprendre, parce que nous avons l’esprit ainsi fait ; mais le désordre de notre mémoire nous aide, lui, à deviner ce que peut être une survie où le temps se trouve aboli et où tout se rejoint, sans début ni fin. »

    Jacqueline de Romilly, Jeanne

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    Frédéric Leighton (1830-1896), Mnemosyne, la mère des Muses

     

     

     

     

     

  • Jeanne, son charme

    Qui a croisé la route de Jacqueline de Romilly sait avoir rencontré une grande dame, remarquable helléniste, professeur inoubliable. Jeanne, le portrait de sa mère qu’elle a écrit en 1977, après sa mort, a été publié à titre posthume en 2011, selon sa volonté. 

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    « Jeanne au bracelet d’argent »,  bracelet reçu à seize ans d’un oncle revenu d’Indochine, c’est le père d’une amie qui la surnomme ainsi. Jacqueline de Romilly le retient pour ce qu’il évoque de l’élégance de Jeanne, qui aimait se déguiser, rire, une femme pour qui « l’ironie a toujours été son arme, en même temps que son charme. » Qu’a ressenti sa mère, se demande-t-elle, à la mort de sa propre mère ? Elle se reproche de n’avoir pas été assez curieuse de la vie d’une femme qui mettait « son courage, qui était grand » à lui « éviter toute pensée triste ».
     

    Jeune, Jeanne avait des amies avec qui converser, partager ses lectures, noter « de belles pensées » dans un carnet. Pour le plaisir, avec Marie Rod, dont le père, écrivain, recevait beaucoup et correspondait avec Zola, Rodin, Proust, Verhaeren…, elle assistait au cours de Bergson et c’est là qu’elle a fait la connaissance d’un philosophe brillant et musicien fervent, quelqu’un de gai, aux belles manières mais sans le sou, socialiste, juif. Jacqueline de Romilly a retrouvé les lettres « d’une époque révolue » – les fiançailles de ses parents avaient fait scandale des deux côtés.
     

    « Joie de vivre pour un autre ». Mariée, Jeanne écrit des contes pour gagner un peu d’argent, puis c’est la naissance de Jacqueline, leur Jacquinot, leur « grenouille », un « gros bébé heureux ». Sa mère n’aime pas les gens « comme il faut » ni faire « comme tout le monde ». Son mari part à la guerre de 1914, il est tué le soir même dans la Somme, le frère de Jeanne quelques mois après. Sa mère fait tout pour préserver Jacqueline de la tristesse et met tout son art à élever son enfant sans souci visible.
     

    A Paris, dans une rue tranquille du XVIe, Jeanne leur trouve un appartement « selon son cœur », à la fois sage et original, bourgeois et fantaisiste. Des fenêtres « en plein midi », une vue sur des jardins et un acacia. Elle en arrange les pièces « pour le loisir et l’élégance », sans salle à manger, une table roulante faisant l’affaire pour leurs repas à deux. Dans la chambre de sa fille, rose et verte, elle place un tapis ancien en soie « du bon rose », lui confère comme à leur séjour « un charme incroyable ». Ingénieuse, sa mère aménage tout cela sans argent, coud, peint, garnit elle-même des sièges.
     

    Jeanne travaille huit heures par jour, du secrétariat, puis écrit un premier roman, La victoire des dieux lares (Grasset, 1923). « Femme de lettres », elle a besoin de reconnaissance, mais reste fière, conjugue liberté de l’artiste et vertus : sagesse, droiture, honnêteté. Sa famille la juge trop libre, alors qu’aujourd’hui elle paraîtrait trop bourgeoise. Lorsqu’elle entame une liaison véritable, dix ans après la mort de son mari, l’homme qu’elle aime est tué à la chasse.
     

    Jacqueline de Romilly raconte la passion de sa mère pour le théâtre, où elle a connu quelques succès sans lendemain. Elle avait beaucoup d’attaches dans ce milieu et sera déçue de ne pas voir monter ses pièces, qui passeront pour la plupart à la radio. En même temps, elle s’occupe bien de sa fille, lui achète un collier en or aux perles pleines, plus beau encore que celui, admiré, d’une petite amie riche. « Telle était, pour Jeanne, la joie de la richesse : pouvoir me donner tout ce dont j’avais un instant envie. » Avec des amis, elles voyagent, mènent une vie variée et chaleureuse. Puis Jeanne rencontre Bob qui devient son ami permanent, « officiel ». 

     

    Jacqueline connaît une adolescence aisée et brillante, grâce à sa mère très active, qui en plus d’écrire devient journaliste à la Chambre des Députés, se forme à la reliure, coud, crochète, toujours avec le goût du travail bien fait. Toutes ces occupations ne l’empêchent pas d’être gaie – « Je recevais tout. Je ne m’en étonnais pas. » Excellente élève, Jacqueline réussit bien à l’Ecole normale, se passionne pour Thucydide (dans une belle édition en sept volumes que sa mère lui a achetée chez un bouquiniste). Jeanne signe alors de son double nom, Jeanne Maxime-David, Amélie, une œuvre encensée par la critique. 

     

    C’est à cette époque qu’elle se lie avec un musicien célèbre, mari depuis peu d’une amie d’enfance, futur grand chef d’orchestre et idole de Paris, qui lui écrit de très belles lettres et qu’elles appellent le brigand : « le brigand changea nos vies ». Il leur apporte « lumière et spontanéité », Jeanne l’aide pour son courrier, puis Jacqueline aussi. Dans ses papiers, sa mère a mis à part un paquet : « A garder : Clinou et le Brigand ».

     

    La deuxième guerre mondiale vient tout bouleverser. Jacqueline est nommée professeur à Bordeaux, emmène sa mère avec elle, les rôles s’inversent. Elle se marie avec un homme d’une grande famille, avec terres et maisons. Sa belle-famille ne s’intéresse guère à Jeanne. Il leur faut déménager à Toulouse, puis à Aix-en-Provence, et se débrouiller avec le statut des juifs : son mari l’est aux trois quarts, Jacqueline le devient par son mariage. Pas de retour possible à Paris, elle perd son poste.

     

    Et pourtant sa mère prend ces années d’exil, de guerre et de peur avec allant, écrit, noue des amitiés nouvelles. Jacqueline en garde l’image d’une Jeanne encore jeune, heureuse. Le retour à Paris en octobre 1944 change la donne, les sépare. La fille de Jeanne enseigne, accompagne son mari éditeur en week-end, voyage. L’époque, les goûts ont changé, Jeanne n’arrive plus à faire accepter ses textes, même si elle travaille dans un comité de lecture des manuscrits de pièces radiophoniques, alors elle les signe d’un pseudonyme, et ses pièces diverses, étonnantes de naturel, aux dialogues excellents, connaissent le succès. 

     

    « A force d’attendre et de se battre, on vieillit et la vie passe. » Jacqueline de Romilly rend hommage à l’énergie magnifique de sa mère, que des problèmes d’audition finissent par obliger à habiter chez sa fille. Elles ne savent pas encore que leur vie à deux, à cause de circonstances inattendues, reprendra un jour, dans un autre appartement. Avec pudeur, Jacqueline de Romilly rend compte des dernières années d’une vie. Jeanne retrace le destin d’une mère et dévoile, avec ses pleins et ses manques, l’amour d’une fille éperdue de reconnaissance. Jacqueline de Romilly s’y montre sans complaisance, dans le désordre de sa mémoire. Elle a reçu de Jeanne cette grande « élégance morale » qu’elle admirait tant, le courage, et aussi quelque chose qui ne définit pas aisément, un charme fou.