Il n’est pas écrit « roman » sous La forêt des 29 d’Irène Frain, un récit qui se lit comme un roman. Ce n’est pas un roman historique, bien qu’elle se soit très bien documentée sur la légende de Djambo, né en 1451 à Pipisar, dans le nord du Rajasthan, cette région d’Inde appelée alors « le Pays de la Mort », le désert du Thar, à cause des sécheresses à répétition. L’histoire de Djambo le sauveur y est colportée par les Charans, des vagabonds qu’elle appelle aussi « sourciers de la mémoire ». L’eau et la mémoire sont leurs biens les plus précieux.
Une femme Bishnoï arrose un arbre dans sa cour au Punjab. Les murs et le sol sont recouverts de bouse de vache et balayés deux fois par jour. La bouse est renouvelée deux fois par an.
Photo par courtoisie de © Franck Vogel, Les Bishnoïs.
Comment la vie d’un gamin devient-elle une « splendide rivière d’histoires » ? Quand sa mère Hansa avait accouché à presque quarante ans, alors qu’une tempête de sable se rapprochait, les anciens annonçaient la fin du monde en cette troisième année de sécheresse. Son arrivée ne suscite guère l’enthousiasme de sa mère, comblée par les jumeaux qui l’ont précédé, d’autant plus que Djambo naît avec six orteils dont trois palmés. Le bébé se nourrit à un autre sein. Mais son père, un éleveur de chevaux, lui a souri et s’est occupé des rites à accomplir. Peu après, ils ont une averse, quelques orages, les choses se mettent à aller mieux.
A quatre ans, l’enfant qu’on croit mutique se met à parler aux animaux, aux arbres, et même sous l’arbre des anciens. Sa mère, devenue entre-temps la matriarche, le dit fou et monte ses frères contre lui, mais il échappe à tous les pièges, court comme une gazelle. Il cultive l’art de se faire oublier, d’être invisible. Quand on lui confie la garde des vaches, il les emmène dans une pâture éloignée à la lisière de la forêt. Il aime se cacher dans l’arbre des anciens pour apprendre le plus de choses sur le village et sur les gens.
C’est de là qu’il entend son père décréter un jour que cela suffit de tolérer les excès des Bhils, leurs voisins chasseurs insatiables, qui se sont mis aussi à abattre des arbres pour satisfaire les caravaniers avides de bois à vendre ailleurs à ceux qui n’en ont plus, depuis que le village le leur refuse. A treize ans, quand sa nourrice meurt, Djambo ne trouve plus de petit bois pour le bûcher. Il en veut aux Bhils jusqu’à vouloir en tuer un en l’attirant dans un piège où il a planté un pieu sous une trappe. Il en repère un qui a abandonné une antilope blessée, mais le garçon est pris soudain dans un nuage de poussière.
Quand il rouvre les yeux, c’est une scène-clé de sa vie qui se produit : un chef guerrier ne peut ranimer la femme couverte d’or et enceinte qui l’accompagne, mourante. Djambo donne sa gourde, elle n’arrive pas à boire. Désespéré, l’homme l’achève puis lui ôte tous ses bijoux. Il laisse une chaînette d’argent à Djambo pour l’enterrer. Le piège préparé pour le Bhil fera une tombe pour la femme et l’antilope, à l’abri des prédateurs.
Ce guerrier fameux s’appelle Bika, il devient le « Rao », le roi des tribus de la région qui se soumettent à lui pour vivre en paix. Il parle peu, ne se confie à personne à part son masseur. Bika a été chassé par les siens, le clan des Rathores, qui ont rejeté sa femme, Noor, de basse extraction. Sa mort et celle de l’enfant qu’elle portait le hantent. Aussi s’est-il juré de construire un palais fabuleux dans le désert, malgré le désaccord de son oncle qui l’adjure de ne pas devenir l’ennemi de l’eau et de la forêt.
Djambo, de son côté, devient à douze, treize ans le responsable des terres familiales. Ses frères jumeaux sont morts, sa mère est dévastée. Heureusement il peut compter sur sa jeune tante Karma dont la famille s’est réfugiée chez eux après avoir été volée et violée par des soldats de Bika. Elle apprend à son neveu tout ce qu’elle connaît du désert : le ciel, les vents, le sable, les arbres, les animaux.
L’harmonie avec la nature sera à jamais, pour Djambo, liée aux femmes : tenir compte de la lumière et de l’ombre pour savoir où semer et quoi, recueillir les gouttes de rosée dans une gourde, respecter les insectes, les reptiles, élever une dune et la fixer par des buissons pour protéger le champ contre les poussiers, attirer les oiseaux avec des graines et un peu d’eau. L’arbre le plus utile à planter dans le désert, c’est le khejri. Par grande sécheresse, ses cosses donnent de quoi manger.
Ce n’est qu’à quinze ans que le dernier fils d’Hansa et Lohat sera appelé Djambo, qui veut dire « Merveille ». Sa mère continue à le maudire et il se décide à partir. Un vieux magicien au turban jaune vif, Sawant (« Soleilleux »), qui appartient au Peuple des Chemins, accepte de l’initier d’abord à son art de vivre, fait de discipline et d’exactitude, de parole aussi, puis à son art qui fascine ceux qui y assistent au crépuscule. Le jeune magicien fera plus tard une autre rencontre décisive, celle de Binji, une danseuse ambulante qui rêve de se produire devant le Rao de Bikaner, la cité fabuleuse de Bika que tout le monde vante sur les chemins.
C’est dans les « Annales du désert » que les Charans content l’histoire de Djambo, entre réalité et légende, riche en rebondissements. En 1485, celui-ci, devenu prophète malgré lui, revient dans sa région natale. Il y ramène l’eau et les arbres, et fonde le mode de vie des Vingt-Neuf, appelés ainsi pour les 29 principes respectés dans ce village de cultivateurs d’un nouveau genre, sans castes, où les hommes sont tous habillés de blanc, les femmes de rouge. Ils plantent et protègent les arbres, ils vivent en bonne entente avec les animaux sauvages.
Irène Frain conclut son récit romanesque en résumant les siècles qui ont suivi l’épopée de Djambo et en racontant l’incroyable « Massacre et Immolation de Khejarli » où 363 hommes, femmes et enfants ont donné leur vie pour protéger une forêt. Elle fait le point sur la situation actuelle des Bishnoïs (« 29 » en hindi), qui sont actuellement près de huit cent mille en Inde, principalement au Rajasthan, entre Jodhpur et Bikaner. Irène Frain s’est appuyée entre autres sur le travail de Franck Vogel qui leur a consacré un reportage photographique en 2009 et a fondé l’association « S’inspirer des Bishnoïs ».
Commentaires
J'ai renoué récemment avec Irène Frain à travers "un crime sans importance", où elle évoque d'ailleurs brièvement son voyage en Inde. Je le lirai volontiers, il est sûrement à la bibliothèque.
J'ai aussi emprunté ce titre plus récent à la bibliothèque.
Ce n'est pas facile de parler de ce livre que j'ai lu l'an dernier; et tu le fais très bien.
Djambo est semi-légendaire; c'est le Maharadjah de Bikaner (une ville où j'ai été très heureuse, 2 fois!) qui a provoqué cette "insurrection" écologique. En tout cas, une fable que j'ai beaucoup aimée. Même si l'épopée et le départ de Bikaner (trop long et vraiment trop "romancé) ne m'ont pas trop plu...
Tu connais l'Inde? Tu connais Bikaner? Et le Rajasthan?
Je suis allée 8 fois en Inde, à chaque fois au moins 3 semaines, parfois comme bénévoles. Et jespère bien repartir en octobre.......Vers l'est, le Kanchenjuga, 3° plus haut sommet du monde...........Tu sens mon enthousiasme? Tu as touché la corde sensible!
J'ai pensé à toi en lisant ce récit, trop romancé à mon goût aussi. As-tu rencontré des Bishnoïs là-bas ? Je n'ai jamais mis les pieds en Inde, le pays que tu aimes tant, je ne suis pas une grande voyageuse. Et j'avoue que j'en sais trop peu sur le pays de Gandhi et de Tagore. Pourvu que tu puisses y retourner comme prévu.
Ce livre m'avait impressionnée !
Ses préceptes humanistes et leur conscience écologique d'avant garde sont stupéfiants. Je n'avais pu m’empêcher d'en faire un article.
Irène Frain est une conteuse talentueuse. "Les naufragés de l'ile Tromelin " tiré d'une histoire vraie est passionnant aussi.
Belle journée Tania !
C'est donc chez toi que je l'avais noté, probablement. Peux-tu rappeler le lien vers ton billet ? Oui, l'histoire est impressionnante et cette communauté écologiste du XVe siècle, exemplaire. Bonne journée, Claudie, jour de grand vent ici, tout est secoué sur la terrasse.
Ils avaient compris qu'ils faisaient partie d'un tout, puissions nous retrouver cette même sagesse...
Grand vent ici aujourd'hui...et il parait que la neige n'est pas loin.
Lien: http://www.lapetiteverriere.com/2020/03/la-foret-des-29.html
Merci, Claudie, je vais ajouter le lien dans mon billet.
J'ai lu ta réponse (je le fais toujours!) et j'avoue ne plus fréquenter celles qui ne répondent pas aux commentaires; j'aime les échanges vrais. Non, pas de bishnoïs, ou si j'en ai rencontré c'est sans le savoir; mais j'ai pris ma carte d'Inde pour chercher les noms indiqués dans le livre. Exactement: la 2° partie est chargée, trop de fictions inutiles.
Enfin, j'ai remis 3 voyages encore (prévus l'an dernier!)Mais l'automne , l'Inde, j'ai un petit espoir, puisque une amie qui avait un visa d'un an vient d'y arriver.......
Merci une fois encore pour ton article; je connais une jeune femme qui met ce livre et la "rencontre des Bishnoîs" par son biais a eu sa vie changée...une histoire longue- Elle le met sur un piédestal!
La carte de l'Inde placée au début du livre permet de situer les lieux principaux, des noms qui parlent évidemment beaucoup plus à qui s'est rendu dans ce pays.
Il me semble comprendre à quel point peut attirer le mode de vie des "29", loin du poids des castes et aussi du sexisme dont les excès font l'actualité de temps à autre dans ce pays.
Ton billet complète celui de Claudie, lu il y a un temps.
Du coup il me semble (presque) lavoir lu le livre !
Merci!
Je viens d'ajouter un lien vers son billet à la fin du mien, son approche est différente et m'avait beaucoup plu.
Le récit d'Irène Frain est si riche (450 pages) qu'il reste bien d'autres aspects à découvrir, tu t'en doutes. Bonne après-midi, Colo.
ça me décourage totalement quand je vois le nombre impressionnant de lieux que je ne verrai pas, de livres que je ne lirai pas, de choses que je ne ferai pas...
Oh, ne te décourage pas, chère Adrienne. Vivre pleinement ce qu'il est possible de vivre (et pas seulement en ce moment) est le meilleur moyen de faire face. C'est si difficile quand on vit seule, je l'imagine bien. Courage.
J'ai lu ce livre magnifique grâce à Claudie, c'est une lecture qui laisse de belles traces, c'est lumineux et tragique en même temps, mais la lumière triomphe. Merci Tania de raviver ce très beau souvenir, douce soirée. brigitte
Ce livre est un voyage vers la lumière, tu as raison. Belle journée à toi, Brigitte.
"Un miroir tendu aux angoisses de notre temps.", sur le site de Michel Lafon.
Comme Colo, grâce à toi, j'ai l'impression d'avoir lu le livre. Merci Tania
J'en ai donc trop dit ? Merci pour ton passage, Fifi.
Les récits légendaires séduisent et Irène Frain sait fort bien les réactualiser à sa manière.
C'est la première fois que je la lis, pas la dernière, sans doute. Bonne soirée, Armelle.