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Ouvrir les yeux

Empruntés à la bibliothèque de ma mère (je vois encore le volume posé sur le côté de la cheminée du salon, dans la maison où j’ai grandi, avec ce beau regard sur la photo de couverture), Les yeux ouverts de Marguerite Yourcenar accompagnent parfaitement ce temps de Noël. Ces entretiens abordent tant de sujets, littéraires ou non, qu’ils nous rendent proche cette grande dame des lettres françaises qui cultivait l’art de vivre simplement et en harmonie sur l’île des Monts-Déserts, même si elle fut aussi une grande voyageuse.

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Jan Van Kessel (1626-1679), L'arbre aux oiseaux © Musée des Beaux-Arts, Rennes

Elle pour qui tous les êtres humains sont solitaires devant la naissance, devant la mort, devant la maladie, au travail – même entourés – ne considère pas « que l’écrivain soit plus seul qu’un autre. » Elle ajoute : « C’est à chacun de nous de faire le geste qui tend les bras, et en même temps de ne jamais contraindre les êtres. » Les morts, les départs de ceux qui nous sont chers font souffrir, mais cela vaut mieux « que de ne pas avoir connu la présence de ces personnes quand elles existaient. »

Dans la séquence intitulée « Des écrivains et des sages », Yourcenar cite l’Autobiographie de Gandhi comme le livre qu’elle a le plus souvent relu, et Proust, « sept ou huit fois », entre autres grands noms qu’elle commente. Elle se rebiffe lorsqu’on la rapproche du XIXe siècle ou du classicisme. Elle place à l’avant-garde ceux qui, minoritaires en France à l’époque, luttent contre l’explosion démographique, la pollution, les atteintes à la biodiversité.

Aussi ai-je envie de m’attarder avec vous sur les derniers chapitres où Matthieu Galey l’interroge sur ces thèmes qui la préoccupaient fort et continuent à nous préoccuper. « Un écrivain dans le siècle » s’ouvre sur le problème de l’écologie. Marguerite Yourcenar rappelle d’abord que Tchekhov, déjà, dénonçait la destruction de la forêt russe et que Franz Schrader, à la fin de son Atlas de géographie historique, en 1911, constatait les déséquilibres provoqués par l’exploitation effrénée des richesses naturelles dans un monde « grisé de ses puissances nouvelles et occupé à se détruire lui-même. »

Yourcenar fait l’inventaire des désastres sur la terre, dans les mers et dans l’air, des espèces animales exterminées, des « fruits de l’incurie et de l’avidité ». Elle note aussi « quelques signes de changement » encourageants, effets de la protestation et de la contestation, de la persuasion qui amène, par exemple, de jeunes fermiers à renouer avec des pratiques traditionnelles moins néfastes. « Il faudra chauffer moins, diminuer la hauteur des plafonds, la taille des pièces, revenir aux petites maisons modestes d’autrefois. »

« Les Anciens se trompaient comme nous. Ils condamnaient néanmoins ce qu’ils appelaient « la démesure ». Les Indiens d’Amérique la redoutaient aussi, semblables en cela à la plupart des primitifs. » Retraçant l’évolution du monde, elle dénonce « la croissance démesurée des villes », « une culture trop intensive », « l’abus de l’eau » et aussi la surpopulation : « Il n’y a pas seulement pour l’humanité la menace de disparaître sur une planète morte, il faut aussi que chaque homme, pour vivre humainement, ait l’air nécessaire, une surface viable, une éducation, un certain sens de son utilité. »

Quand Galey remarque que l’action individuelle paraît dérisoire, elle répond : « Tout part de l’homme. C’est toujours un homme seul qui fait tout, qui commence tout : Dunant et Florence Nightingale pour la fondation de la Croix-Rouge, Rachel Carson pour la lutte contre les pesticides, Margaret Sangers pour le planning familial. » La place des écrivains ? « Les écrivains véritables sont nécessaires : ils expriment ce que d’autres ressentent sans pouvoir lui donner forme et c’est pourquoi toutes les tyrannies les bâillonnent. » Ils nous aident à ouvrir les yeux.

Yourcenar n’avait pas de télévision et lisait peu les journaux, « trop souvent un miroir faussé », préférant les rapports et les comptes rendus qui éclairent le dessous des cartes. Elle faisait partie d’une association de ménagères, Homemakers Associations, militant contre la fraude alimentaire. Végétarienne « à quatre-vingt-quinze pour cent » (du poisson deux fois par semaine), elle ressentait un « profond sentiment d’attachement et de respect pour l’animal ». Elle avait refusé de manger de la viande dès la petite enfance, changé d’avis vers quinze ans, avant de se raviser à la quarantaine.

Elle s’est engagée contre le massacre des phoques nouveau-nés, des animaux tués pour leur fourrure, leurs plumes ou leurs défenses, contre la chasse : « J’appartiens à l’une des sociétés qui achètent des terres pour créer des réserves d’air et d’eau impolluées et de vie tant végétale qu’animale. » – « Il ne sera jamais trop tard pour tenter de bien faire, tant qu’il y aura sur terre un arbre, une bête ou un homme. » J’ai repensé à ces paroles en suivant, dans la superbe série « Histoires d’arbres » diffusée sur Arte, le combat de Julia Butterfly qui a vécu 738 jours dans un sequoia géant de 1500 ans pour préserver cette partie de la forêt californienne de la surexploitation forestière (visible sur le site d’Arte jusqu’au 6 janvier 2018).

Dans « La sympathie par l’intelligence », Marguerite Yourcenar explicite son intérêt pour les animaux, « cet aspect bouleversant de l’animal qui ne possède rien, sauf sa vie, que si souvent nous lui prenons ». La souffrance des animaux la touche, comme la souffrance des enfants : « j’y vois l’horreur toute particulière d’engager dans nos erreurs, dans nos folies, des êtres qui en sont totalement innocents ». Elle refuse qu’on considère cela comme de l’anthropomorphisme, la bonté devant s’exercer envers tout ce qui vit.

Cela rejoint ce qu’elle écrivait dans sa préface de La petite sirène, une pièce inspirée d’Andersen (elle considère les préfaces de ses pièces comme « la part la plus autobiographique de son œuvre », il faudra lire son théâtre un jour) : cette préface « a représenté le partage des eaux entre [sa] vie d’avant 1940, centrée surtout sur l’humain, et celle d’après, où l’être humain est senti comme un objet qui bouge sur l’arrière-plan du tout. »

Education de l’enfant, amitié, voyage, écriture, traduction, solitude, mort, Les yeux ouverts sont riches de son expérience personnelle et de sa quête de la sagesse. Elle se reconnaît inspirée par le bouddhisme mais pas seulement : « J’ai plusieurs religions, comme j’ai plusieurs patries, si bien qu’en un sens je n’appartiens peut-être à aucune. »

Dans une page émouvante, que je vous copierai peut-être un jour, Marguerite Yourcenar énumère en vrac ce qu’elle aimerait revoir s’il est vrai, comme le lui a raconté un ami sauvé de la noyade, qu’on revoit avant de mourir toute sa vie, « de façon fulgurante ». « Tout vient de plus loin et va plus loin que nous. Autrement dit, tout nous dépasse, et on se sent humble et émerveillé d’avoir été ainsi traversé et dépassé. »

Commentaires

  • c'est en effet bien beau tout ça (et quelle belle consolation d'avoir cet argument signé d'elle, quand on vit dans une de ces "petites maisons modestes d’autrefois" :-))

  • Des entretiens avec des personnes comme Yourcenar, D'Ormesson dans mon cas ce Noël, sont sources de bien des envies de partage sur le blog, comme vous faites.
    Une question me vient, ces entretiens sont-ils très préparés, très téléguidés ? Les réponses de Jean d'O à des questions embarrassantes sont parfois si fines, concises, que je soupçonne une belle préparation avec François Sureau. Ceci dit, l'écrivain possède l'art de la conversation, nous l'avons vu brillant en télévision. Sans être très d'accord avec les avis de l'homme, notamment politiquement, je suis séduit par son bon sens désarmant, sa vision riante.

  • Tes billets sur Marguerite Yourcenar sont si intéressants que je vais acheter ces "yeux ouverts" pour le lire entièrement. Et je vise aussi le "journal intégral" de Mathieu Galey qui paraît être une mine ..

  • @ Maïté/Aliénor : Heureuse que tu y trouves l'envie de la lire, Maïté.

    @ Adrienne : Un cadeau de Noël pour toi, tant mieux ;-)

    @ Christw : Pour répondre à cette question, voici la note que Matthieu Galey ajoute à sa préface : "Ces entretiens, poursuivis au cours des années, et ici rassemblés, organisés, ne veulent être que le plus exact portrait d'un écrivain pour qui je nourris depuis longtemps une admiration particulière ; je suis heureux de la partager enfin avec de nombreux lecteurs. Mais j'ai trop lu de prétendus "dialogues" verbeux et déséquilibrés, pour tomber dans le travers du "questionneur" qui s'efforce d'occuper le devant de la scène, en cabotin camelot. On me saura gré, j'espère, de la brièveté de mes interventions ; je les ai volontairement réduites à la relance, au rebond, avec le constant souci de conduire cette conversation de façon qu'on y entende la voix de Marguerite Yourcenar, et elle seule."
    Pour Jean d'O, je l'ai déjà dit, je l'ai très peu lu, alors peut-être irai-je à ces entretiens dont vous parlez. Le sens de la repartie, il le possédait comme nul autre.

    @ Aifelle : Je te souhaite déjà du bonheur à cette lecture. Le Journal intégral de Matthieu Galey réédité récemment me tente aussi.

  • Merci, merci de partager tout cela avec nous!
    J'ai commencé à écouter Yourcenar Musiq 3, un vrai plaisir. Peut-être Yeux ouverts après, qui sait?

    (Être végétarien est presque banal de nos jours, mais de son temps...respect de la vie.)

  • Merci pour tous tes articles qui me découvre véritablement Marguerite Yourcenar, pas seulement quelques livres. Aujourd'hui, tu me rends curieuse de son théâtre.

  • Elle s'était insurgée aussi, en évoquant Dresden et sa destruction, en pensant au sacrifice des animaux du zoo. Bon, on pense aux humains aussi (et, quand même, avant ceux de Dresde, aux autres, à tous les autres, qui n'avaient rien demandé), c'est un fait particulier... En somme y a-t-il un troisième tome de La Pléiade avec ce qui peut être publié de sa correspondance? Du théâtre? Etc. Je vais vérifier. Parce qu'elle est à découvrir aussi à travers les préfaces de ce qu'elle traduit (et qui est parfois repris dans les Essais - comme la préface du roman Les vagues (pas le plus accessible). Et les nombreuses lettres qu'elle écrivait à des amis et des amies auteurs - auteures.

  • Merci Tania, je découvre que notre grande académicienne était aussi une écologiste d'avant garde. Lire ce livre donc et peut-être relire Yourcenar que j'ai lue dans ma tendre jeunesse. Tous mes voeux pour cette année toute nouvelle

  • @ Pivoine : Son théâtre a été édité dans la collection Blanche chez Gallimard en 1971, j'ignore s'il est encore disponible. (On peut en principe feuilleter le tome II en ligne, mais je n'arrive pas à charger ces pages.) Pas de table des matières sur le site de l'éditeur pour le coffret récent des "Œuvres romanesques - Essais et mémoires" dans La Pléiade, mais j'imagine comme toi que tout n'y est pas.

    @ Zoë Lucider : Elle l'était ! Oui, relire Yourcenar avec un peu plus d'expérience de la vie vaut certainement le coup. Meilleurs vœux, Zoë.

  • « Tout vient de plus loin et va plus loin que nous. Autrement dit, tout nous dépasse, et on se sent humble et émerveillé d’avoir été ainsi traversé et dépassé. »

    C'est vrai, cela m'est arrivé cette année, une panne dans un réacteur d'avion, un atterrissage forcé à Paro...J'ai revu en quelques secondes des images de ma vie en particulier ceux de mes enfants et surtout petits enfants!

  • Oh ! heureusement que cela s'est bien terminé. Bonne Saint Sylvestre, Marie.

  • Merci Tania, pour ce bel article, dont je ne renierai aucune ligne. Je vais noter ce titre.
    J'ai eu la chance d'aller sur l'île des Monts-deserts. Les cendres de Marguerite Yourcenar ont été déposées dans le cimetière de l'île : une forêt de feuillus, parcourue par une petite rivière. La petite plaque, portant son nom était recouverte par les feuilles d'automne. J'en garde un merveilleux souvenir de paix, conforme me semble-t-il à tous les propos que tu nous rapportent. Merci.

  • Merci, Annie, pour cette description du cimetière. C'est si émouvant de se rendre sur la tombe d'un écrivain ou d'un artiste qui nous est cher, et particulièrement quand le lieu où il repose lui correspond si justement (comme la tombe de Tolstoï couverte d'herbe à Yasnaya Polyana.)

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