En poursuivant la lecture des entretiens de Marguerite Yourcenar avec Matthieu Galey, Les yeux ouverts, je suis frappée par un petit détail d’édition judicieux (Le Centurion, 1980) : si le haut de la page de gauche reprend le titre du chapitre, chaque page de droite présente en guise de titre ou de repère un extrait du texte de la page même.
Marguerite Yourcenar (1903-1987)
photo De Grendel Bernhard en 1982 à Bailleul
Ainsi page 57, « J’aurais vécu parmi d’autres êtres » : Yourcenar insiste sur le rôle du hasard dans une vie. Elle aurait pu, dans sa jeunesse, répondre à l’invitation de Rabindranath Tagore qu’elle admirait et à qui elle avait envoyé ses poèmes Jardin des chimères et Icare. « Et Tagore m’a écrit une belle lettre amicale qui me proposait de venir à son université de Santiniketan, aux Indes. Mais à cette époque-là, quand on avait dix-sept ans, on ne quittait pas sa famille pour les Indes. Ce n’était pas encore le temps des autobus de hippies roulant vers le Népal. Seulement je suis très sensible au fait que chaque action, même la plus petite, ouvre et ferme une porte, si bien que je l’ai parfois regretté. Il se serait passé autre chose ; j’aurais vécu parmi d’autres êtres. Serais-je ou ne serais-je pas arrivée au même point ? C’est à voir… »
Des entretiens sont souvent propices à des remarques inattendues. Par exemple, à propos des différentes façons d’aimer, Marguerite Yourcenar se refère à « un personnage de Flaubert très dédaigné, et à sa façon très émouvant : Monsieur Bovary. » Un peu plus loin, elle relate un échange de lettres avec Mme Servan-Schreiber : F Magazine avait republié une de ses Nouvelles orientales, « Le dernier amour du prince Genghi », ce qui l’avait étonnée (trouvant son héroïne peu féministe). Interrogée sur ses rêves, Yourcenar confie qu’ils sont rarement angoissés : « Ce sont surtout des paysages d’une beauté extraordinaire » qu’elle rêve dans des couleurs « extrêmement intenses ».
Elle a toujours aimé les îles – l’Eubée, Egine, Capri – avant de s’installer sur une île du Maine, l’île des Monts-Déserts. Là encore, le hasard a joué. En 1942, à New York, elle attendait « le moment de repartir pour l’Europe » quand un ami américain les a invitées, Grace Frick et elle, à passer quelques semaines d’été sur cette île qu’elle ne connaissait pas. Ce qui l’a séduite ? La nature très belle. « Et puis la vie. On la voit ici à son plus dépouillé, sous la forme la plus dénuée de littérature. » Un pays « très vieux, dans ses opinions et dans ses coutumes », parfois hostile aux « gens de l’été » mais qui a fini par l’adopter.
Dans la création littéraire aussi, le hasard joue son rôle. Pour L’œuvre au noir, elle n’avait au début « aucun schéma précis ». « En général, je ne sais que très peu de chose, quand je commence un livre. J’ai tout le temps vérifié ce qui était possible, ce qui était impossible à Zénon, ce qu’on pouvait dire, et ce qu’on ne pouvait pas dire. Mais quant à la manière dont le hasard prendra forme, pour cela il fallait laisser le hasard jouer, et le hasard est considérable, s’il s’agit d’une assez longue vie. »
« Je l’ai dit, et je l’ai redit dans Archives du Nord, je vous l’ai répété : les gens n’aiment pas découvrir combien leur vie dépend du hasard ; cela les embarrasse. Ils aiment avoir une vie plus ou moins contrôlée par eux, ou sinon par eux, par leurs passions, par leurs amours, même par leurs erreurs. Ils trouvent cela plus beau et plus intéressant. Mais que cela ait dépendu simplement de l’autobus qu’on a pris… »
Commentaires
La question du hasard est pour moi une des questions essentielles.
"Tout est fortuit sauf le hasard" (Eric Rohmer)
Belle citation, merci !
c'est même effrayant de voir à quel point notre vie est une succession de hasards :-)
(moi aussi dès ma première lecture j'ai trouvé Charles Bovary émouvant, dans ce livre c'est lui qui a ma sympathie, avec ces efforts qu'il fait pour être à la hauteur des rêves et ambitions des autres, sa mère, sa femme))
Je ne suis pas certaine que ce soit toujours des effets du hasard. Comme elle l'écrit, chaque acte, même le plus petit, ouvre une porte. Ou alors hasard comme jeu des circonstances. Il me semble que c'est Paul Eluard qui a écrit " il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous ".
Eh bien ça me donne très envie de le lire, ce livre... Ce qu'elle dit, du moins. Je suis souvent étonnée quand les gens me demandent comment j'ai fait pour "rencontrer ces personnages" ou "pour que ça m'arrive"... Or je n'ai rien fait, j'ai laissé venir, je n'ai pas bloqué. Je n'ai pas été chercher. C'est tellement déconcertant justement de constater que ceux qui bloquent ne s'en rendent pas compte...
@ Adrienne : A propos de Charles Bovary, je me suis souvent fait la réflexion qu'il était en quelque sorte, excepté l'apparence, le langage et les manières, l'amoureux idéal dont rêvait Emma. Il ne lui survit pas longtemps, comme dans "Tristan & Iseut".
@ Marilyne : Comme l'écrit Edmée après toi, il y faut sans doute une disponibilité à l'imprévu, à l'occasionnel, dont nous ne faisons pas toujours preuve.
@ Edmée De Xhavée : C'est si important d'accueillir ceux ou ce qui nous arrive sans qu'on l'ait prévu et qui peut être d'une richesse insoupçonnée. Sans nécessairement le vouloir, nous nous replions parfois trop vite dans notre "bulle de sécurité".
Le hasard joue dans nos vies, mais il peut jouer aussi une forme d'intuition qui nous pousse plus vers ici que vers là, d'une manière assez inconsciente. Ce sont des questions passionnantes.
Sans compter la part de notre vie plus déterminée que nous ne le pensions, héritée de notre entourage ou de notre milieu. Ces hasards de l'existence, quand nous les accueillons, importent dans l'invention de notre liberté personnelle.
Rêver principalement de "paysages d'une beauté extraordinaire" dans des couleurs très intenses...Quelle chance!..ou est-ce aussi un effet du hasard ?
La lecture de votre blog m'inspire de violentes et furieuses envie de lire ces femmes. Cela rencontre une volonté (récente, je le confesse) de me diriger vers la littérature féminine.
Avec Szabo, Yourcenar et Elena Ferrante, je suis comblée.
Merci pour ces analyses critiques brillantes et qui ouvrent sur nos désirs de lecture. Merci de chroniquer les femmes, donc, et de choisir aussi bien vos promues.
Je me permets de signaler au passage un livre pris en bibli cette année, qui m'a donné un coup au plexus : Le ministère de la douleur, de Dubravka Ugresic, Albin Michel 2008, qui m'a inspiré une de mes "notes de lecture" en janvier dernier. Ugresic prendrait place sans rougir au milieu de "vos" écrivaines. Petite coïncidence amusante, le personnage central de ce livre, narratrice, s'appelle... Tania :)
"On la voit ici à son plus dépouillé"... Aaahhh... Que c'est beau de lire Marguerite Yourcenar.
Bonne journée.
Merci de consacrer cette page à une Marguerite Yourcenar, chère Tania. Elle reste unique. Bonne fin d'année !
@ Colo : Figure-toi que j'ai rêvé une de ces dernières nuits dans des couleurs intenses - pas du hasard, sans doute.
@ Marie Hélène : Bonnes lectures, Marie Hélène (je n'ai jamais considéré ces romancières comme de la littérature "féminine" pour ma part, mais comme de la littérature tout court).
Merci pour "Le ministère de la douleur", c'est noté ; j'irai vous lire.
@ Bonheur du Jour : Oui, c'est très beau - aujourd'hui la suite. Belle journée, Marie.
@ Danièle : Avec plaisir, Danièle. Merci pour ton passage et bon passage à l'année nouvelle.
À propos de nos déterminations par ce que nous n'avons pas fait – votre lien en échos (d'Alamedine à Marías) – me remet en tête Jérôme Ferrari dans "Aleph zéro" où il écrivait, sur un autre plan mais pertinemment :
"... dans le monde des particules, c'est l'enchevêtrement inextricable des possibles qui est cohérent et c'est cette cohérence que notre monde indulgent et binaire ne cesse de perdre à chaque instant, dans un appauvrissement perpétuel."
Merci pour ce point de vue, c'est une réflexion intéressante à mettre en lien dans cette perspective.
Je ne sais pas si dans les années 70... Cela aurait été si facile que cela de partir en autocar en Inde (avec des hippies qui, d'ailleurs, n'existaient plus, ou étaient en train de se "ranger"). Aujourd'hui, on croiserait Rabindranath Tagore sur les réseaux sociaux, mais il faudrait beaucoup chercher, et rien ne dit qu'on l'intéresserait beaucoup. Yourcenar peut-être, mais une personne lambda absolument pas (même en écrivant des poèmes - que d'ailleurs, on n'arrive pas à publier, sauf à compte d'auteur).
Oui, c'est curieux, les enchaînements, le hasard, l'intervention des autres, ou ce à quoi on peut pousser quelqu'un (pour le distraire d'un chagrin par exemple), sans penser aux conséquences...
Cette histoire de hasard me fait penser aux deux films d'Alain Resnais, Smoking, No smoking dont tous les personnages masculins sont interprêtés par Pierre Arditi et tous les féminins par Sabine Azéma. les deux films sont constitués de sketchs dont la conclusion est immédiatement suivie d'en encart "et si" et le suivant réinterprête un élément en faisant bouger le hasard. Un délice!
@ Pivoine : Tu m'as fait sourire avec Tagore sur les réseaux sociaux - comme je n'y suis pas, j'ignore si les écrivains actuels y sont nombreux.
@ Zoë Lucider : J'ai vu ce film, Zoë, merci de me le rappeler, je n'y pensais plus. Bon week-end de nouvel an.
Il y en a Tania, et parfois déguisés sous un pseudo... Cela donne un joli hasard parfois o;))) - sur les blogues aussi... En publiant quelques articles sur la Guerre et la paix, dans un blogue précédent, j'avais correspondu quelque temps avec un spécialiste de Tolstoï et de la littérature russe. Echange d'e-mails précieux que j'ai perdus malheureusement. Ici, c'est en entrant dans un groupe d'amis de l'écrivaine Jeanne Galzy (Prix Fémina les Allongés - Yourcenar lui a écrit une très belle lettre sur "les vieilles dames indignes") ... Que j'ai croisé des personnalités qu'il me plaît de suivre...
Je note le nom de Jeanne Galzy qui m'était inconnu, et pourtant sa bibliographie est bien fournie. Bonne après-midi, Pivoine. (J'ai reçu un assortiment de thés pour Noël, dont "Pivoine blanche" qui m'a fait penser à toi, pas encore goûté.)